Quand on a cessé toute activité prenante, quand on n’est plus absorbé momentanément par une occupation ou une autre (travail, communication, distraction), on peut ou pourrait parfois reconnaître en soi comme une ambiance plus ou moins pesante, désagréable, une humeur chagrine. On l’endure ordinairement sans la reconnaître pour ce qu’elle est vraiment et surgissent plutôt des pensées qui l’intensifient bien entendu. On pense à ceci, on se dit cela…

Par les pensées, cette humeur habituelle est ravivée, éprouvée de façon plus intense, mais on va juste la subir bien longtemps avant de percevoir de façon claire ce qui se passe en réalité. On l’éprouve, on ne perçoit rien directement, ni l’attention absorbée, ni l’intérêt accordé, ni l’aspect familier et répétitif du revécu. Ne faire que la subir, c’est être pris, pris dans sa tête. C’est penser encore là où l’on pourrait juste percevoir.

Ouf, on finit tout de même par « revenir », de plus en plus vite, et l’on voit qu’on était effectivement reparti ! C’est au moins ce qui se produit pour quiconque a commencé à prêter attention à ses fonctionnements habituels. On voit alors le vieux revécu familier, l’attachement incroyable à ce dernier, le conditionnement fou. Ce n’est pas tant qu’on y soit attaché ; on l’a incarné complètement. C’est vraiment comme si l’on était ça et on le voit alors, c’est tout ! À ce moment-là, on peut lâcher l’histoire utilisée ponctuellement par le mental et reconnaître comme jamais l’ambiance générale et plus profonde qui sous-tend cette histoire (ainsi que tant d’autres). Or, si la possibilité de percevoir ainsi les choses n’est pas encore vôtre, ce seul texte pourra peut-être vous aider un peu dans ce sens.

En général, il y a d’une part une vieille humeur permanente et il y a sans cesse, de l’autre, une nouvelle histoire utilisée qui est comme censée justifier cette humeur. L’histoire devient la cause apparente de l’humeur alors que celle-ci la précède toujours ! N’avez-vous jamais remarqué (bien sûr après coup) que certains jours, des circonstances extérieures pouvaient vous mettre dans tous vos états alors que, la veille, vous ne les auriez pas relevées, ni même remarquées ? En fait, telle circonstance incriminée n’est en rien en cause ; seule l’est votre disposition du moment, plutôt maussade en l’occurrence et probablement juste un peu moins étouffée qu’à l’ordinaire.

Et le mot « histoire » est magnifiquement bien choisi. L’un de ses synonymes est « souci, problème » : « Vous n’allez pas en faire une histoire ! ». Une autre acception courante de ce même mot est « mensonge ». On dit par exemple : « Je ne te crois pas, tu racontes des histoires (donc des balivernes) ! ». Son sens propre ou premier n’est pas sans intérêt non plus. Le Petit Robert nous dit d’entrée que l’histoire est « la connaissance et le récit des faits du passé ». Ce qui tourne dans notre tête est toujours passé. À bien des égards, ce sont donc des mensonges, des balivernes, à l’évidence des soucis, des problèmes, mais quoi qu’il en soit, c’est toujours du passé. Et c’est ce qui consomme tant d’attention ! Oui, on accorde un crédit incroyable à ce qui n’est que « mensonge », « problème » et surtout incontestablement passé.

Personne ne devrait avoir du mal à reconnaître les aspects « passé » et « problème » des histoires qu’on se raconte. En revanche, leur aspect « mensonge » (croyance, projection, imagination) est nécessairement moins évident. D’ailleurs, il ne faut surtout pas le voir, sans quoi l’histoire ne peut plus jouer son rôle (demeurer attractive). Il peut y avoir du mensonge concernant les faits, surtout quand certains de ceux-ci ont été rapportés. Il y a au moins du mensonge à travers ce qu’on en pense, ce qu’on s’en dit. Imaginez que votre histoire du moment mette en scène un proche qui, une fois de plus, n’a pas respecté son engagement. Cela peut être tout à fait vrai (non pas garanti), mais vous risquez fort d’en tirer des conclusions qui elles s’avéreront fausses la plupart du temps…

Ce n’est pas inutile d’évoquer ce contenu mental, une histoire ou une autre, et ce dont elle est faite, de mensonges, de problèmes et de passé, même si c’est encore autre chose qui va nous montrer son insignifiance. On peut vraiment s’amuser de percevoir cette première réalité et déjà faciliter ainsi un lâcher-prise. Si c’est là tout ce qu’il est profitable de lâcher et que l’on s’en rende compte, va-t-il rester autant de résistance ?

Or, il y a autre chose, dis-je, qui peut affaiblir le crédit accordé à l’histoire du moment. Elle n’est en définitive qu’un prétexte et elle s’engouffre dans cette vieille ambiance intérieure, toujours la même, qui n’a jamais été considérée en tant que telle. Aujourd’hui, c’est donc cette histoire ; hier, c’en était une autre ; demain, au besoin, le mental en trouvera sans peine une énième quand celle du jour aura perdu sa « crédibilité ».

Si l’on savait vraiment tout cela, si on le percevait de façon très claire et directe, se laisserait-on pareillement piéger par telle ou telle histoire, mensongère ou non ? La vieille ambiance émotionnelle est la structure, le truc piégeant, tel le nectar qui attire les abeilles. Les abeilles, ce sont les pensées qui bourdonnent, qui tourbillonnent, qui forment un bien gros essaim. L’apiculteur aux aguets n’est jamais très loin. L’apiculteur, c’est la personne, le « quelqu’un », l’ego.

Non seulement le conditionnement s’empare de la première circonstance qu’il adaptera aisément à ce qu’il veut éprouver, mais il convient d’ajouter qu’il est aussi à même de créer ou d’attirer les circonstances appropriées. L’ambiance émotionnelle sous-jacente ira même jusqu’à tourner en négatif un événement heureux inattendu. On est si peu habitué au meilleur qu’on ne sait pas l’accueillir davantage quand il se présente. Parfois, on y résiste même encore davantage qu’au « pire ».

Or, le plus difficile à percevoir et même à définir, c’est cette ambiance sous-jacente. C’est un vieux schéma, une tendance, tout un conditionnement fait de vécu, de douleur, de croyances. Il peut aussi engager des intrications transgénérationnelles insoupçonnées. On n’entrevoit pas toutes les influences que l’on a subies. C’est là ce qui constitue la personne et l’identification à celle-ci est si parfaite, si bien incarnée, établie depuis tellement longtemps, qu’il est logiquement impossible de la voir. On ne peut pas voir ce en quoi l’on est enfermé.

Ainsi, on commence à voir la chose quand on a commencé justement à en sortir, à prendre du recul, à s’en dissocier, ce qui est peu à peu l’effet de l’acceptation ou de la considération bienveillante du seul fait que l’histoire du moment incriminée n’est en rien en cause. Tout ce qui précède devrait pouvoir encourager ce regard-là. L’histoire une fois laissée de côté, pour peu que l’on n’embarque pas trop vite dans une nouvelle activité prenante, on va enfin pouvoir sentir en conscience l’ambiance plus ou moins pesante, désagréable évoquée dès le début du texte. On va pouvoir la sentir, la percevoir en direct, donc s’y arrêter enfin.

C’est globalement un ressenti. Ce n’est qu’un ressenti, mais un ressenti douloureux, toujours présent, parfois en sommeil, parfois plus ou moins réveillé, toujours remué avec une facilité déconcertante. C’est autour de cette douleur que le mental a fabriqué le quelqu’un auquel nous sommes identifiés, un quelqu’un blessé. Chacun devrait pouvoir s’approcher davantage de ce que c’est pour lui. Les énoncés qui suivent représentent simplement des pistes à explorer :

Pour l’abandonné, c’est principalement l’ennui ;
Pour le dévalorisé, c’est principalement l’insatisfaction ;
Pour le maltraité, c’est principalement le manque ;
Pour le rejeté, c’est principalement la frustration ;
Pour le trahi, c’est principalement le mécontentement.

L’abandonné s’ennuie bien sûr du fait de se croire seul au monde et le maltraité éprouve le manque en rappel inconscient de ses besoins vitaux méprisés. Le dévalorisé demeure insatisfait en ce sens qu’il croit mal de se laisser aller au plaisir et qu’il s’efforce donc de le vivre tout de même à travers des choses qui lui plaisent seulement de façon fugitive. Or, il demeure surtout insatisfait de lui-même. Le rejeté reste frustré, parce qu’il croit qu’il lui faut obtenir mille choses qu’il n’a pas et parce qu’en réalité, il ignore ses vrais besoins. Lui se sent spécifiquement frustré par son entourage (par le monde). Le trahi est mécontent (essentiellement de lui-même) du fait de laisser sa place ou de tenter de l’occuper en se croyant illégitime ou redevable.

Pour fuir l’ennui, l’abandonné utilisera ses talents de bricoleur de sorte à demeurer occupé. Il pourra aussi rechercher la compagnie en se montrant très utile et très serviable.
Pour fuir l’insatisfaction, le dévalorisé cherchera à satisfaire toutes ses envies et tant pis s’il en change en permanence.
Pour fuir le manque, le maltraité exigera qu’on le comble. Il accumulera divers biens et thésaurisera.
Pour fuir la frustration, le rejeté fera tout pour occuper la première place, voire toute la place. Il pourra faire du forcing pour tenter d’obtenir ce qu’il veut.
Pour fuir le mécontentement, le trahi se trouvera des occupations solitaires. Il évitera de nombreuses situations sans se rendre compte que c’est ainsi qu’il se prive.

Dans chacun de ces cas de figure, on a un « quelqu’un » et un quelqu’un bien spécifique. On est l’un d’eux, se prend pour l’un d’eux, voire plusieurs d’entre eux ou un amalgame. On est complètement porté à évoluer, à s’exprimer de la sorte, à s’y conformer de multiples manières, et non pas à l’observer, à le voir, à le conscientiser. Obscurément, on s’attend même à ce que tout le monde fonctionne comme soi-même et comme ce n’est évidemment pas le cas (chacun ayant sa propre blessure), on reste mal : dans l’ennui, l’insatisfaction, le manque, la frustration et/ou le mécontentement.

L’ambiance pesante ou désagréable utilise le passé, avons-nous dit, et c’est encore le cas quand on envisage un avenir proche de façon négative, hostile. Ce qu’on imagine, qu’on appréhende, qu’on projette est toujours dicté par les expériences passées. « Je vais encore me faire avoir ». C’est la pensée d’une personne qui n’a jamais rien éprouvé d’autre en quelque sorte. On a peur de revivre ce qu’on a toujours vécu, ce qu’on a éprouvé en tant qu’enfant, ce qu’on a même pu prendre d’un ancêtre. Les choses sont donc appréhendées à partir de ce conditionnement, du passé.

Indéniablement, l’histoire est passée, mais quelque chose ne l’est pas et c’est l’inconfort moral, ce ressenti douloureux qui s’empare d’une histoire ou d’une autre ou qui pousse à fixer son attention sur des intérêts compensateurs. On retrouve là l’aspect mensonge, pour ainsi dire, en ce sens qu’on est en réalité faussement intéressé par ce qui nous anime tant de façon compensatoire. Quand le besoin de compenser disparaît, l’intérêt expire lui aussi. Bref, le douloureux en cause est lui bien présent. C’est ici et maintenant qu’il est éprouvé, qu’il est encore éprouvé.

Il est intéressant d’observer que nous laissons toute notre attention absorbée par le passé et par ce qu’on imagine, donc par ce qui n’existe pas (ici et maintenant) et que nous résistons à l’accorder au présent, à ce qui est réel, qui est vrai. C’est un peu comme si l’on recherchait des solutions pour des problèmes passés et imaginaires. La tâche n’est pas ardue, elle est tout bonnement impossible ! Peu importe, le problème passé ou imaginaire n’est pas là et à cet égard, il n’y a donc pas de solution à rechercher ! Précisons que ce qui est éprouvé n’est jamais une condition physique ou relationnelle « en rade », mais la façon dont on la mentalise (ce que l’on s’en dit). Et ce que l’on pense reste sous-tendu par le douloureux jamais considéré en tant que tel.

Ajoutons également que le ressenti douloureux refoulé finit encore par produire des sensations corporelles. Le corps parle aussi et de quoi parlerait-il si ce n’était pas des douleurs en soi non considérées ? Il y a des tensions dans le corps, des maladies potentielles ou déjà déclarées. Elles n’auront pas droit davantage à notre attention pure. On y résiste, y réagit. Si le symptôme vous ennuie, vous fait retrouver l’insatisfaction, le manque, la frustration ou le mécontentement, il serait peut-être grand temps de juste reconnaître cela plutôt que de fuir toujours ou de réagir de quelque manière que ce soit. C’est ce que nous faisons tous !

En attendant que soit absorbé ce qui ne demande qu’à l’être, à savoir les vieilles douleurs en nous dont la culpabilité n’est pas la moindre, sachons et rappelons-nous au moins le préjudice incontestable à se rendre malade pour des choses passées, mensongères et problématiques. En l’occurrence, c’est telle situation (une que vous pouvez avoir à l’esprit). De toute façon, elle est passée, elle parle de choses passées. Puisque je ne la lâche pas, que je sache au moins que je ne vais en rien l’améliorer. J’en pense ce que j’en pense, c’est plus fort que moi, mais je peux aussi et au moins savoir que cela ne sert à rien d’autre qu’à empirer mon état. Voyez-vous cela ? Pouvez-vous l’envisager ?

En moi, en vous aussi, ça dit : « Oui, mais… ». Suivent des pensées et explications censées justifier la réaction : « Oui, mais c’est normal de… », « Oui, mais ça ne change rien ! », « Oui, mais il faut bien… », « Oui, mais en attendant, je me sens vraiment mal ! »… Comment se fait-il alors que les réactions causées par tant d’autres histoires encore plus anciennes ont été abandonnées bien que les mêmes « oui, mais… » pourraient toujours s’appliquer pareillement si le mental le voulait ? Avant toute évolution de la situation, on a abandonné les pensées qui étaient supposées justifier la réaction à celle-ci. N’est-ce pas étrange ?

« Je ne suis jamais contrarié pour la raison à laquelle je pense », nous dit « Un cours en miracles ». Il continue avec « Je suis contrarié, parce que je vois quelque chose qui n’est pas là ». Cela ne rappelle-t-il pas le mensonge évoqué ? Et la suite : « Je ne vois que le passé. Mon esprit est préoccupé de pensées passées ». À chaque fois que nous sommes plus ou moins mal, c’est juste que le passé s’impose, en quelque sorte, qu’il prend beaucoup de place ou toute la place, qu’il ne permet pas de voir ce qui est en réalité. Le malaise est constitué, non seulement du seul douloureux qui n’a pas été absorbé, mais aussi du conflit causé par la tentative de colorer le présent avec le passé. Ça ne va pas, ça ne colle pas, ça ne marche pas ! On est ainsi enfermé dans un labyrinthe sans issue.

Plutôt que de se laisser complètement embarquer dans l’histoire qu’on se raconte ou qui se raconte, plutôt que de juste se laisser affecter et d’y réagir comme on y réagit, autrement dit plutôt que d’en faire son problème, son vrai problème, pourquoi ne pas considérer désormais que le seul problème est cette tendance incontrôlable à fonctionner de la sorte ? On pourrait se dire par exemple : « Ce qui me désole, au bout du compte, c’est de penser ce que je pense, de réagir comme je réagis, de me laisser prendre comme je me laisse prendre. N’étant pas contrarié pour la raison à laquelle je pense, je peux en effet être désolé de continuer d’y croire cependant ». En percevant les choses ainsi, il se pourrait bien que le passé perde de son emprise.

Ce qui est passé est passé quoi qu’il en soit. La nostalgie, les regrets, les remords, la culpabilité et les ressentiments n’y changeront rien et témoignent donc de l’inutilité de la souffrance. Quand nous avons mal, nous avons mal pour rien ! Alors, embrassons l’instant présent. Vivons l’instant présent. Soyons-le en conscience. Percevons que c’est bien ce que nous sommes. Acceptons même de ne pas le percevoir encore, si tel est le cas, et revenons sans cesse ici et maintenant. Au moins de temps en temps, voyons si nous pouvons goûter à ce qui survient, au nouveau, au présent, à la vie, à ce que nous sommes…


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