188 Le dire, une épreuve ou une bénédiction
• « Je ne puis rien acheter avec de l’argent qui vaille plus cher que le plaisir d’avoir dit ce que je voulais dire » (Antoine de Saint-Exupéry)
• Ce que tu n’exprimes pas te blesse et ce que tu exprimes te blesse davantage (quand parler n’est pas dire).
Outre la conscience de l’autre réalité, essentielle et toute différente de celle que nous vivons au quotidien, il nous faut reconnaître notre état réactionnel chronique, dès lors que nous envisageons une libération émotionnelle ou, mieux encore, que nous aspirons à nous éveiller spirituellement. Les effets de nos réactions sont multiples, contraires à nos préférences réelles et surtout paradoxales. Nous déplorons notamment la façon dont nous sommes traités, dont nous nous sentons traités, et nous faisons fi de la façon dont nous nous traitons nous-mêmes. Certains peuvent bien hausser le ton, parler cru, accuser, dénoncer…, tous autant que nous sommes, nous conservons en nous du non-dit, du « jamais-dit », du non-exprimé qui nous détruit à petit feu.
« Mais qu’ont donc les gens à dire pour parler tant, sans répit ? » C’est une question que l’on pourrait se poser de temps en temps puisque partout, tout le temps, ça parle, ça parle, pour des discours sans fin, sans conclusion. Bien sûr délibérément choisie, la question suggère qu’il y a effectivement « parler » et qu’il y a « dire ». Quand on ne fait que « parler », on ne « dit » rien. Ne nous est-il jamais arrivé de dire, sinon d’avoir envie de dire, à un « parleur » : « Alors où veux-tu en venir ? Accouche, dis-le ! » La formulation « parler pour ne rien dire » suggère en elle-même la différence entre « parler et dire ». Parfois, dans un groupe, alors que tout le monde parle, a parlé, quand il se trouve que quelqu’un dit enfin (un propos sorti de l’ordinaire), peut se produire soudainement un silence respectueux, un silence inhabituel.
Parler, ce n’est pas dire. Pour ne surtout pas dire, on peut garder le silence, mais on peut aussi parler, parler beaucoup, parler encore quand quelqu’un se met à dire. Si le dire peut susciter une écoute, en effet, il peut aussi déranger, d’où l’urgence de faire du bruit, pardon de parler, de raconter une bonne blague, et qu’importe alors qu’elle arrive comme un cheveu sur la soupe ! Sauf les muets, tout le monde peut parler, mais peu peuvent dire, se dire. Parler, la belle affaire, même les perroquets parlent ! Plus les gens parlent, moins ils disent, moins ils peuvent dire. De nos jours, on utilise même l’art de faire parler pour que rien ne soit dit (médias) ! La vérité est dite et offerte, les mensonges sont imposés, en palabres interminables.
Le parler est volubile quand le dire est laconique. Pour mentir ou défendre le faux, on parle beaucoup, quand peu de mots disent le vrai, le juste. À l’évidence, nous parlons plus que nous disons. Quand le parler n’est pas mensonge, il reste inutile et le dire sert toujours l’orateur ou l’auditeur, sinon les deux. Et le mensonge n’est pas toujours direct ni grossier, mais souvent, les paroles superflues, abondantes, noient le poisson. Il est intéressant, de temps en temps, d’observer que l’on ouvre la bouche, non pas pour « dire », mais juste pour parler. Ce que l’on dit est plutôt clair ; quand on parle, les phrases ne sont pas complètes ou se contredisent. J’aime beaucoup la définition de mon ami Thierry qui dit : « Parler, c’est survoler et dire, c’est atterrir ». Souvent, parler, c’est aussi voler du temps.
Ces premiers paragraphes devraient suffire à montrer la différence énorme entre le « parler » et le « dire », tels que nous pouvons ici les envisager, et à suggérer l’importance primordiale du « dire » (nous allons y venir). Qu’aucune allusion ne nous offense, nous avons TOUS un problème avec le « dire », que nous soyons en général bavards ou taciturnes. Nous avons appris à parler, plus ou moins bien, mais nous n’avons certainement pas appris à dire. Notre difficulté particulière à dire témoigne aussi, forcément, de notre blessure principale.
• L’abandonné ne saurait que dire, ne sachant d’abord à qui s’adresser, d’autant moins qu’il s’est résigné depuis bien longtemps.
• Le dévalorisé parle beaucoup, professe à partir de rien, et pour dire vraiment, il lui faudrait s’arrêter (atterrir).
• Le maltraité ne fait que parler, si on lui laisse la parole, mais quant à dire et se dire, cela ne lui vient pas, ne lui vient plus.
• Le rejeté invente et accuse ou parle à la place d’autrui, ignorant totalement ce qu’il pourrait pourtant avoir à dire.
• Le trahi ni ne parle, ni ne dit, étant conditionné à ne pas occuper sa place, à ne rien dire, ni surtout à être compris.
Avant de nous arrêter plus spécifiquement sur le « dire », le « non-dire » et encore sur le « mal-dit », précisons que le parler inutile n’est qu’un écho du penser inutile. Pour s’en rendre compte, il n’est pas nécessaire d’être un lecteur assidu de mes écrits. Les pensées qui surgissent et retiennent notre attention ne sont pas toujours (pas souvent) pratiques, créatives, inspirées. Ne sont-elles pas même délirantes « la plupart du temps » ? En fait, moins on dit, plus on pense. En d’autres termes, quand l’essentiel ne domine plus, le superficiel prend le dessus.
Et parler, c’est pour beaucoup penser tout haut. Quand certains font de leurs pensées du verbiage bruyant, d’autres en font des rêves ou des fantasmes. Chacun fuit comme il peut. À partir de pensées incongrues, on ne peut pas prétendre prononcer des paroles invariablement sages, judicieuses. Or, ce n’est là qu’un effet parmi tant d’autres de notre conditionnement, de nos blessures, même de mémoires ataviques et collectives. Alors, pour nous-mêmes, ayons de la compassion, de la compréhension !Et pour commencer, nous pourrions nous poser diverses questions sur ce thème du « dire » :
• N’y aurait-il pas des choses que je ne dis pas, que je n’ai jamais dites ?
• Cela m’arrive-t-il d’éprouver un certain malaise quand je dis ou tente de dire quelque chose de vraiment essentiel pour moi ?
• N’aurais-je jamais retenu une demande, peut-être un avis qui aurait pu être apprécié ?
• Est-ce à une personne en particulier à qui je ne peux pas dire (préférences, malaise, sentiments, sollicitation…) ?
• Est-ce à la personne avec qui je partage ma vie que j’en dis le moins ?
• Et s’il s’agissait de quelque chose que je ne veux surtout pas me dire, à moi-même ? Qu’est-ce que je ne voudrais pas me dire ?
• Ai-je un souvenir douloureux associé à une confidence faite ou reçue ?
• Suis-je hanté par l’impression d’un non-dit, de non-dits ?
• Est-ce que j’éviterais méticuleusement que l’on me dise des choses ?…
J’ai écrit d’une traite ces questions, ne pensant à me les poser et y répondre qu’après coup. J’en remarque seulement deux ou trois qui ne sont pas suivies d’un gros « oui ». Qu’en sera-t-il pour vous, si vous ne faites pas que les lire, comme je n’ai d’abord fait que les écrire, si vous vous les posez vraiment ? Pour peu que nous soyons disposés à voir, il nous faut regarder, et certaines questions dirigent parfois notre regard au bon endroit. Cela n’engage que nous-mêmes, nous-mêmes et notre bénéfice…
Autre confidence, voici des choses qu’enfant et jeune adolescent, je n’ai JAMAIS dites (peut-être vous encourageront-elles à reconnaître les vôtres : je ne veux pas aller à l’école (j’y étais méprisé d’heure en heure – pendant trois longues années) ; je ne veux pas aller en pension (l’éloignement m’était insupportable, inenvisageable) ; je suis pressé de revoir (cécité après accident et opération) ; je veux revoir ; vivre en restant aveugle ne sert à rien ; sans amour, je préfère mourir…
Vous avez pu être l’un de ces enfants très expressifs, très exubérants, mais cela ne signifie pas pour autant que vous avez toujours pu dire ce que vous aviez sur le cœur et surtout dans le cœur. Une communication quelque peu excessive indique du non-dit. Par exemple, reconnaissez-vous vraiment vos sentiments profonds et pouvez-vous aisément en témoigner (les dire) ? Parfois, quand on ne peut pas dire, quand on ne peut pas se dire, la communication va bon train, les mots coulent à flot. « En disant beaucoup il est permis d’exprimer peu, en disant peu il faut exprimer beaucoup » (Adolphe d’Houdetot).
L’intérêt ou même la nécessité du « dire » ne dépend pas de la façon dont il est accueilli extérieurement, même si l’accueil peut s’avérer très gratifiant. Dans un même contexte, un enfant qui peut dire et pleurer « je ne veux pas aller à l’école », tout en continuant d’y aller, est moins malheureux qu’un autre qui y va sans rien pouvoir exprimer. Permettre à quiconque de dire ce dont il est porteur est un cadeau inestimable qui lui est fait. Même quand la réponse est négative, une demande enfin dite est vécue au minimum comme un désencombrement. Il arrive donc aussi, évidemment, que le « dire », qu’une confidence faite soit suivie d’un retour heureux. Quoi qu’il en soit, tout effet libérateur du dire dépend directement de ce dire, libre, auto-permis, auto-octroyé.
Selon leur propre conditionnement, certains peuvent avoir fait l’expérience d’un dire vrai, comme d’un élan spontané suivi, dont le prix à payer fut extrême. Quand cette jeune cliente a dit à sa famille qu’elle n’aimait que les filles, elle fut traitée comme une « moins que rien », chahutée parfois de façon inconcevable. C’est dire aussi, au passage, que sa famille la prenait pour sa propriété. Telle était son histoire : sa première compagne la traita de même. Ce ne fut pas simple non plus quand cette amie religieuse a dit qu’elle rompait ses vœux, quittait le couvent. Les familles représentent parfois des entités très dangereuses (fonction de ce que l’on a à vivre).
C’est parce que nous ne pouvons pas dire que nous nous taisons, que nous disons peu ou que nous parlons, que nous parlons beaucoup. Parfois, après que nous ayons parlé, voire parlé longtemps, nous pouvons nous entendre dire : « Je ne vois pas ce que tu veux dire ! » Parler, c’est aussi tenter de dire… S’il est important de dire, de dire vraiment, ce n’est pas juste pour être vrai, mais c’est parce que le dire est guérisseur, transformateur, libérateur. Dire est un besoin fondamental. En ce sens, effectivement, « qu’est-ce que je n’ai pas dit, à qui, qu’est-ce que je ne me suis pas dit » reste un bon questionnement d’introspection.
Et si nous avons du mal à dire, tant de « MAL A DIre » (comme à se dire), il est insuffisant de proclamer que nous n’avons pas appris. Au passage, relevons que le jeu de mot dit le lien entre le non-dit et la maladie. Les Dialogues avec l’Ange de Gitta Mallasz nous indiquent que la maladie résulte du non-exprimé, de l’exprimé faux ou mauvais. Retenons l’importance de dire et de ne dire que vrai. Donc, ce n’est pas pour rien que nous ne disons pas, que nous nous taisons, que nous racontons autre chose… Outre ce qui a déjà été suggéré, pour l’abandonné, le dire est vécu comme impossible, pour le dévalorisé comme interdit, pour le maltraité comme trop risqué, pour le rejeté comme ne servant à rien, pour le trahi comme n’en ayant pas le droit.
Si vous luttez contre une certaine forme de timidité, comprenez que vous ne soyez pas a priori enclin à dire, que vous pouvez par exemple retenir même une demande d’informations dans un magasin ou dans la rue pour trouver une adresse. Vraisemblablement, comme vous vous croyez en même temps insignifiant, vous n’allez pas davantage vous dire ce qui serait bon et très utile pour vous.
Si vous avez à composer, de façon très marquée, avec des notions de bien et de mal, aboutissant pour vous à la croyance en l’interdit, c’est ce qui vous tient le plus à cœur, ce qui vous ferait le plus plaisir ou le plus de bien que vous n’allez pas vous permettre. Certes, vous braverez l’interdit, pour des intérêts compensateurs, vous parlerez beaucoup, mais vous ne direz rien de profond !
Enfant, plus vous avez connu des choses atroces, sinon durablement éprouvantes, plus vous êtes enclin à vous plaindre, comprenez-le ! Et quand vous avez tenté de DIRE votre douleur, peut-être receviez-vous des coups, parfois d’autres coups, ce qui est le vécu de beaucoup d’enfants : « Tiens, tu sauras pourquoi tu pleures ! » Pour vous, dire est inenvisageable, bien trop risqué.
Si vous avez un petit côté capricieux, fantasque, insistant, sachez qu’enfant, vos tentatives d’expression vraie ont probablement été repoussées de manière habituelle et parfois même violente. Vous n’avez pas été entendu. A priori, le dire est au minimum censé être entendu. Vous en avez ainsi déduit qu’il ne servait à rien, vous débrouillant alors comme vous pouvez (en faisant du rentre-dedans).
Une profonde honte peut vous empêcher de dire. Dire, dire vraiment, c’est se montrer, s’exposer, tel que l’éprouve au moins la personne qui se vit comme un problème. Sur le point de dire, si elle arrive jusque-là, une confusion l’envahit, et celle-ci est la honte qu’elle s’évertue chroniquement à se cacher à elle-même. Pour elle, que de dire retenu (refus, demandes, sentiments…).
À juste raison, on attire l’attention sur les effets de non-dits familiaux, sans évoquer autant les effets parfois pires des « mal-dits », des histoires mensongères. Enfant de huit ans, paralysé de peur, étouffé par la honte, incapable de dire et de faire quoi que ce soit, j’ai été présenté un jour par mon institutrice maltraitante à sa remplaçante d’un après-midi comme un fou dangereux. Tel est le vécu possible de qui se sent maudit, qui éprouve la malédiction. Si vous vous sentez maudit, vos « mots dits » seront exceptionnels !
Dans des conflits ou relations triangulaires, du mal-dit et du non-dit pourraient souvent être soupçonnés. A. déclare à B que C a dit que…, qu’il n’est pas d’accord ou qu’il va poser un problème d’une manière ou d’une autre. A dit à B que C n’est pas fréquentable ou pire… Voilà du mal-dit potentiel ! Il est sans nul doute bien des cas où B gagnerait beaucoup à aller vérifier auprès de C de quoi il retourne, au lieu de rester mal ou de s’arranger avec le seul premier son de cloche. Qu’il ne reste pas avec du non-dit ! Mais en général, il est beaucoup plus sage de ne rien faire des rumeurs ou propos diffamatoires. Dans notre exemple, B ne devrait pas évaluer sa relation avec C à partir des « confidences » de A.
Le penser inopportun fait parler beaucoup, disions-nous, précisons qu’il est aussi alimenté par ce que l’on se dit, à tort ! Cesser de penser peut signifier renoncer à se dire ce que l’on se dit, ce que l’on se raconte, ce qui est la façon principale dont les pensées sont produites. Du fait de ne jamais nous dire la réalité, la vérité, nous nous disons tout ce que nous nous disons, de façon répétitive, accusatrice et auto-culpabilisante. Ce que nous nous disons et qui fait mal est dicté par notre conditionnement, s’appuie donc sur du passé, de l’imaginaire et de la fausseté. Alors pour ne rien dire, on peut dire que l’on dit et se dit beaucoup pour avoir éprouvé des non-dits ou des interdits, pour s’être senti maudit, autrement dit mal dit.
Outre notre blessure principale qui, en elle-même directement, ne nous incite pas à dire, il y a un point, plutôt délicat, à considérer et qui pourrait être le plus inattendu. On ne dit pas, on se retient, aussi parfois parce que l’on risque d’être entendu ! Et l’on « risque » d’être entendu de façon qui dissiperait joyeusement notre vieille peur, démentirait notre croyance, contredirait notre position. À quel degré sommes-nous disposés à cela ? Nous ne le sommes pas toujours, pas autant que nous pourrions nous le laisser croire. La chronique de mai 2021 est intitulée « La résistance au bonheur ».
Pour exprimer les choses de manière plus générale, disons que le « dire vrai » est empêché par la peur, par la honte et/ou par la culpabilité. Par exemple, on craint des conséquences, on a peur de faire du mal ; on a honte de révéler ce dont on est porteur (quoi que ce soit) ; on s’en veut d’une manière ou d’une autre d’être dans le besoin, même d’être mal, de se sentir mal… On aurait de quoi dire, on aimerait dire, mais… on n’ose pas dire ! On se laissera d’autant moins aller à dire si l’on se vit comme inutile, incapable, mauvais, idiot ou dérangeant… indigne, non méritant, honteux, coupable… N’est-ce pas évident ? Or, n’est-ce pas aussi l’occasion, une occasion supplémentaire de reconnaître ce que nous avons à libérer ?
Et si nous ne disons pas, si nous n’osons pas dire, il est en proportion bien des choses que nous ne faisons pas, que nous n’osons pas faire. C’est notamment dire que nous nous privons, que nous nous frustrons, que nous cultivons de la contrariété, des contrariétés. Il y a aussi ce que nous regrettons un jour de ne pas avoir dit à une personne maintenant décédée. « Ah, si j’avais su ! », nous disons-nous alors. Nous ne soupçonnons pas combien notre existence serait d’une autre couleur si nous nous mettions en situation de dire et de faire ce qui nous tient à cœur, sachant bien sûr que tout n’est pas à dire, que tout n’est pas bon à dire !
Pour des raisons diverses, du dire entendu peut causer un malaise, mais parfois, le souci inapproprié d’éviter la chose, lequel n’évite jamais rien, revient à ne pas se respecter, à laisser encore la place ou même à priver quelqu’un d’une expérience indispensable à sa propre croissance. Le dire spontané, véritablement spontané et donc inspiré, est juste, indépendamment de ses effets éventuels. Il est vrai cependant que tout n’est pas à dire, que toute vérité n’est pas forcément bonne à dire. Vous ne faites pas à vos enfants, d’autant moins en bas âge, des confidences réservées à votre partenaire ou à d’autres amis. Il n’est pas exclu que nous disions parfois ce qui n’est pas à dire, tout en continuant de taire ce qui le serait. Ne vous reprochez pas ce que vous dites peut-être à tort, demandez-vous plutôt ce que vous taisez.
D’autant plus dans cette période pour le moins étrange, nous pouvons déplorer le manque de liberté, de vérité, de considération, alors que depuis fort longtemps, nous nous censurons, nous nous limitons, nous ne nous respectons pas. Nous accuserons toujours le monde, « à tort ou à raison », de nous traiter comme nous nous traitons nous-mêmes. Puisqu’il est un reflet de nous-mêmes, si nous « voulons changer » le monde, changeons-nous d’abord nous-mêmes. Et « changer le monde » sera d’abord changer notre regard sur le monde, quand le regard sur nous-mêmes aura changé…
Dire, c’est s’ouvrir, et c’est seulement quand on est ouvert que l’on peut recevoir. Dire, c’est donc aussi se montrer, comme nous l’avons déjà indiqué, et certains ont à composer avec une pudeur plus ou moins extrême. Elle « muselle le dire », tout en disant un vieux vécu rétractif. Khalil Gibran a écrit : « La pudeur est un bouclier contre le regard impur ». D’une certaine manière, le non-dit ou la retenue pourrait être un bouclier contre des oreilles impures et des mauvaises langues. Le dire soufflé par le cœur est sain, indispensable. Il doit donc être libéré et c’est la reconnaissance pure et simple de sa retenue qui le libère.
Je l’ai dit, nous conservons tous du non-dit, du non-exprimé, ce qui implique forcément du non-vécu. Le non-dit va de pair avec le non-laisser-aller. Si vous ne pouvez pas vraiment reconnaître ce que vous ne dites pas, essayez de repérer les moments ou circonstances où vous vous retenez, où vous ne vous laissez pas aller. Par exemple, quand il vous est donné de vivre ce que vous avez voulu, ce que vous avez tant attendu, l’appréciez-vous totalement, en profitez-vous sans retenue ? La difficulté à se laisser aller n’est pas synonyme du non-dit, elle en est un effet. Le non-dit conditionne toute l’existence. Reconnaissez les « impossible, peux pas, faut pas, c’est mal, pas bien, ne dois pas, n’ai pas le droit,) ne sera/seront pas d’accord, la honte ou la culpabilité… » qui causent, et le non-dit, et le non-laisser-aller.
La lecture de ce texte vous permet-elle, au besoin, de saisir mieux l’importance du dire ? Voyons encore quelque chose qui pourrait contribuer à cette perception ou compréhension. Essayez de vous rappeler une occasion où vous vous êtes vu dire une chose que vous aviez longtemps gardée secrète, que vous n’aviez jamais pu dire à quelqu’un en particulier, voire à personne jusque-là. Bien sûr, il s’agit de trouver un exemple qui fut heureux, dont le souvenir peut donc représenter cette compréhension et surtout un encouragement, une invitation. En consultation, j’entends parfois, déclaré sur un ton joyeux et reconnaissant : « Eh bien, ce que je viens de te dire là, c’est la première fois que je le dis ! »
Peut-être avez-vous une fois ou l’autre exprimé votre gratitude comme vous l’aviez rarement fait ou jamais de cette façon aussi spontanée et authentique. Dire sa gratitude est toujours heureux, fécond, aussi un moment inoubliable. Peut-être avez-vous dit à quelqu’un, de la même manière, combien il était important pour vous ou toute l’affection que vous aviez pour lui (pour elle). Ne fut-ce pas pour un instant de bonheur ? « On ne dit jamais assez aux gens qu’on aime qu’on les aime », chante Louis Chedid. On parle bien trop et ne dit jamais assez !
Permettez-moi de prendre ici un autre exemple personnel qui fut l’occasion d’une expérience aussi réjouissante qu’inattendue. À vingt ans, on m’a fait innocemment asseoir dans un café à côté du jeune homme qui, dix ans plus tôt, m’avait poché mon seul œil encore un peu voyant, ce qui allait me précipiter dans la cécité. Dans le brouhaha, on me souffla à l’oreille le nom de mon voisin insolite. Je n’avais jamais envisagé de le rencontrer et je fus surpris de la « bouffée libératrice » qui m’envahit juste après avoir dit au jeune homme en pleurs ces mots, ma main sur son épaule : « P., cette histoire n’est pas la tienne. Être aveugle est juste mon histoire… » J’ignorais que j’avais à le lui dire, à lui dire, en quelque sorte, qu’il ne faisait pas du tout l’objet de ressentiment en moi. Nous pouvons être surpris de ce que nous avons à dire, du bien que nous nous faisons en le disant.
Quelle que soit votre blessure, proportion gardée, vous restez encombré de ce que vous ne dites pas, de ce que vous n’avez pas encore dit. N’ignorez pas cela, ne le niez pas, ne vous le reprochez pas… Tout simplement, vérifiez combien vous pouvez deviner l’effet heureux, lumineux, libérateur, de la parole juste, de la demande légitime, d’un éventuel épanchement accueilli. Lorsque nous sommes dans les ténèbres, nous nous laissons naturellement attirés par la première lueur qui apparaît. Selon l’enseignement biblique, le dire ou le verbe est l’expression créatrice et salvatrice : « Au commencement était le verbe, et le verbe était en Dieu, et le verbe était Dieu ».
(Un grand merci à mon amie, Muriel Bergeot, qui m’a soufflé le sujet de cette chronique !)
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