Vous arrêtez-vous vraiment ?
Enthousiaste et surtout impatient à l’idée de poursuivre la traduction en cours d’une conférence d’Eckhart Tolle, j’ai l’autre matin été arrêté dans ma tâche par une complication informatique. Mon histoire m’a régulièrement confronté à divers obstacles et empêchements. En effet, je me suis souvent senti dans ma vie empêché, freiné, bloqué, donc arrêté, tout comme d’autres peuvent dans la leur se sentir de temps à autre délaissés, rabaissés, repoussés ou malmenés… C’est en fait se sentir traité comme on s’est senti traité quand on était enfant.
Or, ce matin-là, étant peut-être un peu plus que d’habitude dans l’acceptation de la situation du moment, je me suis tout à coup rendu compte, non seulement que la complication informatique m’arrêtait ponctuellement, mais qu’elle me révélait surtout ma tendance à vouloir en faire, en faire encore, à vouloir avancer, avancer, avancer, révélait autrement dit ma résistance à m’arrêter. Jusque-là, j’avais reconnu mon ressenti « on m’arrête, je suis arrêté, empêché » et je ne m’étais jamais arrêté sur le fait, précisément, qu’en maintes circonstances, je ne m’arrête pas.
Alors, qu’en est-il pour vous ? Il est possible que vous ne vous arrêtiez pas non plus si vous passez promptement d’une activité à l’autre, d’un coup de fil à l’autre, si vous avez du mal à lâcher ce nouveau livre que vous êtes en train de lire, si vous pensez encore au travail une fois rentrés à la maison, si vous repassez en boucle vos problèmes (dans votre tête ou en les racontant à votre entourage), si vous mélangez hâtivement l’évocation d’un problème avec ce qui pourrait l’expliquer ou même être la solution envisageable.
En fait, ce possible « je ne m’arrête pas » est révélé moins par telle activité ou telle attitude qui peut être nôtre que par ce qui nous anime, par la façon dont nous sommes animés. C’est en gros l’énergie du « il faut » : il faut que ça bouge, il faut que ça avance, il faut que ça se fasse, il faut que ça change, il faut y aller, il faut en finir. Pour être « complets », ajoutons-y quelques « il ne faut pas » : Il ne faut pas perdre son temps, il ne faut pas s’amuser, il ne faut pas rater une occasion, il ne faut pas rêver et il ne faut pas s’arrêter, évidemment !
Eh bien, ne pas s’arrêter de la sorte, c’est d’abord et nécessairement ne pas être présent, ne pas être ici et maintenant, là seul où tout a lieu, toujours, là seulement d’où tout est possible toujours. Pour voir vraiment, pour entendre vraiment, pour sentir vraiment… il est indispensable de s’arrêter, oui de s’arrêter vraiment. J’évoque ici un arrêt qui n’est pas nécessairement l’expérience d’une personne qui attend son tour au guichet, à la caisse ou que le feu passe au vert. En écoutant silencieusement une personne, vous ne vous êtes pas encore arrêtés lorsque vous pensez déjà à votre réponse.
Et ne pas nous arrêter, ne pas voir, ne pas sentir, c’est passer à côté de l’essentiel, à côté de ce qui nous comble, de ce qui nous épanouit. C’est pourquoi, puisqu’on ne s’arrête pas de soi-même, la vie se charge de nous arrêter tôt ou tard, une fois ou l’autre, d’une manière ou d’une autre… Des gens racontent que leur vie a changé pour le mieux après un soi-disant coup dur (une faillite, une maladie grave, la perte d’un être cher…). Il reste ceux dont on dit que rien ne les arrête : pour quelques-uns au moins, que faudra-t-il qu’il leur arrive encore pour qu’enfin, ils s’arrêtent ?
En somme, ne pas s’arrêter, c’est repousser ou vouloir fuir le moment présent, lui manifester ainsi de l’inimitié. Eckhart Tolle nous invite précisément à être amicaux envers le moment présent, autrement dit à arrêter d’en faire notre ennemi. C’est terrible de faire de la seule chose que nous ayons notre propre ennemi ! Cette « chose », nous l’aurons toujours (durablement), tout le reste après quoi nous courons étant à jamais illusoire et en tous cas éphémère.
S’arrêter ou honorer pleinement l’instant présent ne signifie pas être figé, ni rester bloqué longtemps. C’est la course en avant qui devient enlisement. Celui qui se débat dans les sables mouvants (ne s’arrête pas) s’enfoncent. Si, par vous-même, vous repérez des effets plutôt négatifs à ne pas, à ne jamais vous arrêter et surtout les bénéfices obtenus par une personne qui s’arrête, peut-être recevrez-vous l’invitation, suggérée par la présente chronique, à s’arrêter désormais en conscience. Or, puisque nous ne nous arrêtons pas ordinairement, il se peut que nous ignorions ce que s’arrêter veut dire ou implique.
Certes, il y a s’arrêter d’agir de façon plus ou moins compulsive, qu’il s’agisse de soi-disant corvées, de toute activité soi-disant sérieuse ou des soi-disant loisirs auxquels certains s’adonnent sans mesure (les écrans en tous genres, le sport, la drague, le bénévolat…). En réalité, le « faire compulsif » est un effet du « penser compulsif » : la réponse à des « il faut », à des « il ne faut pas » (obéissance ou revendication) « et représente un bon moyen parfois pour arrêter quand même de penser stupidement. Eh oui, on n’arrête pas de se dire des trucs qui font mal, qui font du mal, à soi-même d’abord, aussi à autrui le cas échéant.
Même des injonctions populaires, souvent fort maladroites, révèlent souvent du bon sens et ici une compréhension implicite de l’avantage à s’arrêter : « Mais arrête un peu ! Allez, arrête-toi maintenant ! Arrête ça ! Arrête de te prendre la tête ! Arrête de t’en faire autant ! Pose-toi un peu, repose-toi !… ». S’arrêter, c’est simplement lâcher la tête, lâcher les considérations mentales rabâchées, stériles, douloureuses (arrêter de se dire toutes sortes de trucs) pour surtout être enfin avec la réalité de l’instant présent au potentiel salutaire insoupçonné.
S’arrêter, c’est souffler, donc respirer tranquillement, exclusivement. Dans ces instants-là, même brefs, pourquoi faudrait-il penser encore et se priver de l’expérience offerte par l’arrêt, par le calme, par le silence ? S’arrêter, disons-le sans tarder davantage, c’est s’ouvrir et se disposer donc à recevoir, à recevoir en retour à un plein don qui se fait sans perte ni effort. S’arrêter, c’est offrir sa pleine attention à ce qui est là dans l’instant, à ce qui a lieu ici et maintenant, au contenu momentané… du moment présent justement.
« Face à autrui qui est là, qui que ce soit, lui-même pris ou non par sa propre histoire, puis-je demeurer, au moins par instants répétés, sans aucun jugement, sans critique, sans comparaison aucune, sans rien me dire d’inutile ? Puis-je être « l’espace conscient » pour ce moment relationnel ? C’est permettre à ce qui est d’être, qui est quoi qu’il en soit. Y réagir le fige, le permettre le dénoue. Le sourire est la réponse la plus fréquente à l’accueil et, tôt ou tard, le sourire se cristallise en prospérité ou autres gratifications.
Face à ma préoccupation que je peux bien avoir à l’esprit dans l’instant, quand, dans ce seul même instant, il n’y a manifestement rien que je puisse faire pour changer la situation, puis-je m’offrir de reconnaître désormais que j’empire mon malaise en me disant tout ce que je me dis ? Juste le voir et ne rien en penser ! Et si j’arrête donc cela, d’autant que le problème dans mon esprit parle de ce que j’ai vécu « hier » ou de ce que je m’imagine vivre « demain » – témoignage que le problème est, non la réalité factuelle de l’instant, mais juste un film dans ma tête – si j’arrête d’accorder du crédit à mes pensées obsédantes, je risque fort de me relier à la sérénité toujours présente, au calme qui sous-tend l’agitation, au silence qui permet le bruit, à l’espace qui contient tout (ce qui est vrai autant pour l’espace intérieur que pour l’espace extérieur) ».
« Tout ça est très bien et même intéressant », me direz-vous peut-être, « mais comment faire pour arrêter de faire, d’avancer, d’attendre, de bouder, de réagir, de juger, d’expliquer et surtout de penser ? ». Eh bien, si j’ai l’air de vous imputer la question, c’est surtout que je consens volontiers à la considérer tranquillement. Or, si vous deviez effectivement vous la poser, ce serait déjà (entre autres) que vous avez reconnu que vous-mêmes ne vous arrêtez pas. Cette reconnaissance représente un élément de réponse largement suffisant. D’abord, soyez conscients que vous reconnaissez, donc voyez que vous ne vous arrêtez pas.
Qu’est-ce qui vous permet de percevoir que vous ne vous arrêtez pas, que vous êtes si souvent pris dans une activité effrénée, dans des réactions incontrôlées, dans des pensées répétitives ? Pour le voir, ne faut-il pas que vous vous soyez arrêtés un minimum ? Voyez ainsi que vous arrêter vous est donc possible. Plus simplement, comme je l’ai fait cet autre matin, reconnaissez votre tendance à foncer, à faire du forcing, à continuer coûte que coûte, à vouloir ceci, à ne pas vouloir cela ou n’importe quoi d’autre. Et si vous reconnaissiez cela maintenant sans rien en penser, sans rien vouloir en faire, juste parce que ce pourrait être bon de voir quoi que ce soit de nos fonctionnements ?
Alors, de temps en temps, observez votre tendance, puis observez quoi qu’il se présente dans votre champ de conscience, à l’intérieur comme à l’extérieur : tout autre tendance, une pensée, une émotion, votre respiration, l’énergie qui circule dans votre corps, un coin de ciel, une fleur, un animal, un enfant, un ex-enfant. Observez aussi que vous observez et faites-le sans intention aucune (sinon celle d’observer). Dit autrement, c’est « arrêtez-vous » ! Oui, au moins un instant, au moins pour l’instant, arrêtez-vous ! N’ayez même pas le souci d’y arriver : tendre vers cela est suffisant ! Telle que je la propose, la question ci-dessus révèle autre chose d’intéressant. « Pour arrêter, pour s’arrêter, comment faire ? » Nous sommes intraitables ! Là encore, nous voulons faire.
Ici, il s’agit seulement de voir, de juste être, et non plus de faire quoi que ce soit. Si vous consentez à tenter l’expérience, vous allez essentiellement voir défiler des pensées. Sachez que vous pouvez tout de suite (sans aucun entraînement préalable) vous contenter de les observer sans vous laissez prendre par celles-ci, sans leur accorder le crédit habituel, sans y croire (ni même ne pas y croire). Il y a des pensées, c’est tout ! Vous pouvez même décider d’y ajouter une ambiance amicale, autrement dit un véritable accueil des pensées et de tout ce qui pourrait être là, ce qui pourrait constituer votre instant présent.
Juste maintenant, décidez d’être tranquilles, devinez la tranquillité qui demeure quoi qu’il en soit au-dessous de l’agitation éventuelle. Faites comme si vous ne saviez rien et ne vouliez même rien savoir. Dégagez-vous ainsi de toute préoccupation ordinaire, au moins pour un instant. Votre seule intention est de vous ouvrir en conscience à ce qui est, tel que c’est.
Je « ne vous dirai pas » que les effets de l’expérience seront très heureux, tôt ou tard (ce qui est pourtant vrai), parce que vous risqueriez de les attendre et attendre quoi que ce soit n’est toujours pas s’arrêter. Il pourrait vous suffire d’être simplement intéressés à arrêter de vous dire des trucs qui vous font mal, de faire des choses qui vous frustrent infailliblement. Être amical envers l’instant présent, c’est être amical envers vous-mêmes. Toujours, nous serons ultimement traités comme nous nous traitons nous-mêmes.
À partir de ces quelques réflexions, délivrées selon l’inspiration du moment, sentez-vous libre de questionner, d’exprimer vos éventuelles incompréhensions, de communiquer avec moi :
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