Une réactivation émotionnelle inattendue
Nombreuses sont les occasions d’être réactivé émotionnellement, occasions qui découlent de notre blessure principale, de nos diverses blessures encore suffisamment vives. La réactivation varie aussi en intensité et peut prendre des formes différentes. Et tout cela existe tant que perdure l’identification à la personne blessée. Or, en reconnaissant comme tel quoi que ce soit qui peut nous réactiver, qui nous réactive, nous mettons progressivement une distance entre l’identification à la personne et ce que nous sommes en réalité. Relevons pêle-mêle des exemples de réactivations communes avant de nous arrêter davantage sur une occurrence à laquelle on accorde ordinairement bien moins d’attention.
On vit un échec ou toute circonstance nous permettant de remettre en question nos capacités ; on apprend une mauvaise nouvelle ou toute chose semblant négative ; quelqu’un n’a fait aucun cas de notre présence ou de notre attention ; on nous accuse ou nous tient responsable d’une chose ; on nous critique ostensiblement ou des critiques nous sont rapportées ; on est licencié ; on apprend la maladie grave ou le décès d’un être cher ; son propre état de santé qui se dégrade ; une personne qu’on a beaucoup aidée refuse de nous aider, une autre refuse notre aide ; on est témoin du comportement inattendu et décevant d’une personne amie ou respectée ; en regardant des photos (y compris de soi-même) ; en ne trouvant pas son chemin (tout autre chose) ou simplement dans les embouteillages ; « il n’a toujours pas rangé ses affaires ! » ; quelqu’un qui interprète tout ce qu’on dit ; le mauvais temps (pluie, froid…) ; un appareil en panne ; la mauvaise humeur d’un proche ; un anniversaire oublié ; un changement non remarqué (coiffure, vêtement…) ; des attentes prolongées (retard) ; plus de cigarettes, plus d’argent ; les actualités (dans tous les médias)…
Avec tout ce qui peut arriver au quotidien et la seule possibilité d’interpréter toute chose à travers les filtres de son conditionnement, on pourrait s’amuser à enrichir cette liste et se rendre compte qu’elle est illimitée. De plus, pour être réactivé émotionnellement, on n’a même pas besoin de l’une ou l’autre de ces circonstances, réelles ou interprétées. On se réveille en pleine nuit et encore dans son lit où l’on ne sait rien de ce qui se passe à l’extérieur, on est tout à fait capable de plonger dans un état déplorable qui nous empêchera notamment de retrouver le sommeil. Pour être mal, il nous suffit de penser, de se rappeler le passé ou d’imaginer le futur. De toute façon, c’est toujours et exclusivement ce qu’on pense des choses qui nous fait mal, qui nous fait les vivre mal.
Ainsi réactivé, comme d’habitude, on se résigne, se soumet, se plaint, se révolte ou s’apitoie sur son sort. On est dans la réaction ; comme je le formule dans « Le regard qui transforme », on adopte l’attitude réactionnelle appropriée à son conditionnement. À chaque fois, on réagit un certain temps, on finit par compenser d’une manière ou d’une autre et le même scénario se reproduit sans cesse. On continue de se sentir traité comme on s’est toujours senti traité, de penser ce qu’on a toujours pensé, et rien ne change ou les choses empirent. Comme on l’a dit souvent, il y a une douleur profonde qui demande simplement à être enfin considérée (reconnue, perçue, ressentie…) pour être absorbée, enfin libérée.
Pour en venir au thème plus spécifique du jour, chose un peu plus étonnante et toutefois compréhensible, nous pouvons finir par être encore affectés douloureusement par quelque chose d’agréable qui se produit autour de nous, quelque chose que nous interprétons comme positif ou qui nous rappelle une circonstance désirable. C’est un bon moyen d’être renseigné sur la persistance d’un vieux schéma résiduel. Ce peut être n’importe quoi d’heureux ou de favorable qui arrive à l’un de vos proches. Si la chose vient vous contrarier, provoque en vous un certain malaise, un tel vieux schéma est nécessairement en cause.
Quand quelqu’un nous fait partager une bonne nouvelle, il est assez ordinaire de nous réjouir avec lui. Et quand on fait soi-même partager quelque chose d’heureux, on ne s’attend normalement pas à ce que l’autre s’en trouve mal. Cela arrive pourtant et montre l’irrationalité de la souffrance humaine. Dans l’idéal, il serait mieux de ne pas compter sur les rappels heureux autour de soi pour conscientiser le douloureux qui demeure en soi-même. Sans cela, c’est un peu comme si l’on restait porteur du message suivant : « Que personne ne soit heureux autour de moi pour que je ne sois pas malheureux ! », « que personne ne vive rien d’épanouissant pour que je ne retrouve pas l’insatisfaction ! ».
On nous montre les photos d’un événement auquel nous n’avons pas participé ; on tombe sur la réalisation d’un proche (dessin, sculpture ou autre) ; on voit des parents épanouis avec leur bébé ou leur petit enfant ; on rencontre un couple qui s’aime ; on est invité à un mariage en grandes pompes ; quelqu’un parle une langue étrangère, joue d’un instrument de musique, danse à merveille ou fait montre de n’importe quel aptitude ; tout succès, toute réussite…
En pareils cas, ce qui peut contribuer à la réactivation émotionnelle, c’est la tendance à se comparer ou le simple rappel de ce qu’on ne vit pas soi-même. Bien sûr, l’aptitude à se réjouir de toute circonstance souriante qui survient pour l’un ou l’autre de nos proches s’exprime sans doute le plus souvent pour la plupart d’entre nous, mais si ou quand il en va autrement, c’est toujours quelque chose qu’il est bon d’admettre, d’accueillir, de considérer. En fait, puisqu’on résiste à se confronter au douloureux en soi, il revient sans cesse à la charge – pourrait-on dire – et tous les moyens sont bons !
Dans le passé, une des choses heureuses qui finissait par me réactiver émotionnellement était le soleil. J’ai toujours aimé le soleil. J’ai même aimé m’exposer longuement au soleil, non pas par souci du bronzage, mais pour recevoir sa chaleur, le sentir sur ma peau, et parce qu’il me laissait une impression très forte d’éblouissement. Et c’est là où arrivait la réactivation : j’aimais sentir le soleil, mais le sentir me rappelait également que j’étais privé de sa lumière. À l’époque, cela aurait pu me montrer que la cécité ne me laissait pas aussi indifférent que je me le laissais croire.
Pour prendre un autre exemple personnel, la musique a toujours eu le pouvoir de m’émerveiller, de me ramener à la présence, en particulier à côté d’une personne qui chante juste, avec une belle voix, ou qui joue de n’importe quel instrument. Des rares moments de bonheur de mon enfance, je me rappelle ceux où mes sœurs aînées chantaient, ainsi que mon père qui, en plus, jouait lui parfois de l’harmonica. J’aurais pu rester des heures à les écouter. Plus tard, ce plaisir ne m’a pas quitté, mais il fut entaché par le sentiment d’une sorte de privation. Plus que le regret de ne pas être en situation de m’exprimer de même, c’était le rappel vague d’être passé à côté du plaisir en général, qu’il n’avait pas été pour moi.
Lors d’une consultation, une personne a relaté la réconciliation d’une de ses amies avec sa mère dont elle avait été témoin. Très heureux, l’épisode avait fini par la perturber fortement. Elle demeurait elle-même dans un conflit effroyable avec ses propres parents. Une autre personne retrouve de la culpabilité et même du ressentiment quand des proches vivent de la réussite sociale, matérielle, rappel de ses manques éprouvés et de ses conclusions (jugements, croyances auto-accusatrices…). Un autre exemple intéressant, fréquent, c’est un collègue, même ami, qui est promu alors qu’on ne l’est pas, comme si ne pas être promu était plus acceptable si son collègue ne l’était pas non plus.
Alors, vous concernant, êtes-vous conscient d’une rencontre ou d’une circonstance a priori heureuse susceptible de vous affecter de façon négative ? Et voici un ultime exemple qui devrait parler à tout le monde, même si cet exemple peut sembler être autre chose. Vous rencontrez une « belle personne », une personne qui représente tout ce que vous aimez ! Bien des choses peuvent se passer alors et vous pouvez notamment tomber amoureux avant que cette personne le soit de vous ou sans qu’elle ne le soit jamais. En pareille circonstance, toutes nos vieilles douleurs sont mobilisées : on éprouve l’envie, on se sent ignoré, on est perdu, on est dans l’effort, on se résigne ou tout autre vieux schéma.
En fait, comme n’importe quelle autre circonstance, cette personne avec qui la relation n’est pas encore établie vient tout bonnement rappeler notre blessure, ce dont nous ne nous occupons jamais. Quand c’est du « bonheur manifesté » à l’extérieur qui nous réactive, nous fait retrouver une forme de souffrance, ce n’est généralement pas l’attitude réactionnelle qui s’anime d’emblée (elle n’est pas loin cependant), mais une autre tendance également familière, également dépendante de notre blessure. Donnons une idée de ce que cela peut être pour chacune des cinq blessures, de ce qui est là réactivé plus fort :
Le désir avec un sentiment d’impuissance (abandon) ;
L’envie avec le sentiment de l’interdit pour soi (dévalorisation) ;
L’exigence avec un sentiment d’injustice (maltraitance) ;
Le caprice, la revendication, avec un sentiment de malchance (rejet) ;
Le fantasme, l’espoir, avec un sentiment d’inaccessibilité (trahison).
Il y a donc du beau, du bon, du doux, du plaisant, de « l’heureux » qui se présente autour de nous et, parfois, au lieu de juste l’apprécier, nous plongeons dans un mode réactionnel, dans un malaise. Or, pour éprouver tout cela, nous n’avons pas besoin d’être témoin du bonheur d’autrui, ni qu’il nous soit mis « sous le nez ». Il nous suffit d’y penser, de projeter mentalement ce que nous allons ensuite pouvoir désirer, envier, exiger, revendiquer, espérer.., en éprouvant bientôt impatience, frustration, insatisfaction… Autrement dit, on se rappelle ou projette du bon, là encore… en souffrant.
Ce que l’on s’attire d’heureux dans la vie est notamment ce à quoi l’on aspire de façon exclusivement épanouissante, sans trace de peur ni préoccupation. Or, ce qui est soumis à un intérêt compensateur (désir, rêve, envie, espoir, fantasme, caprice, revendication, exigence) ne peut pas devenir l’objet de l’aspiration profonde et heureuse. Il s’agit de dépasser le « vouloir compenser » car, ou bien l’on s’ouvre au meilleur, ou bien l’on cherche à compenser. Dans le premier cas, c’est un peu comme si l’on s’attirait de quoi confirmer le contentement déjà présent. Dans le second, on compte sur la chose attendue pour être contenté.
En même temps, dans ce second cas toujours, on ne veut pas vraiment la chose. On veut seulement la vouloir (la désirer, l’envier, l’espérer…). Par exemple, si je crois que le meilleur est pour moi impossible, je ne ferai et ne pourrai que le désirer. Je vivrai dans le désir au point d’être déstabilisé quand quelque chose de très bon se présentera à moi, parce qu’alors, je ne pourrai plus désirer. Pour pouvoir continuer d’espérer une chose, il faut absolument la fuir. Pour en envier une autre, mieux vaut continuer de croire qu’elle vous est interdite. Si vous avez retenu que rien ne vous arrivera sans exigence, vous ne pourrez remarquer ni apprécier ce qui vous vient spontanément et vous chercherez autre chose à exiger. Là encore, ce que vous voulez n’est pas la chose, mais juste l’exiger.
Ajoutons enfin que si le bon vécu dans notre entourage peut nous mettre mal (notamment en l’enviant, en le jalousant…), le malheur qui y régnerait d’une manière générale pourrait bien sûr nous empêcher de nous épanouir également. Un enfant dont les parents sont toujours en peine ne sera pas d’emblée porté à être heureux, ni surtout à l’exprimer. Certains ne se permettent pas de réussir là où leurs parents ou même frères et sœurs ont échoué. Notre conditionnement peut donc nous faire jouer un scénario où le bonheur d’autrui nous fait mal et où le malheur d’autrui nous empêche d’être heureux.
Maintenant, vous pouvez voir ce vieux scénario, voir que vous le rejouez depuis des décennies, voir qu’il vous est défavorable, voir que les gens heureux et les gens malheureux n’ont nul besoin que vous souffriez. Voyez-le sans rien en penser. Jusque-là, nous avons subi ce scénario, comme tout autre, de façon conditionnée, réactionnelle et inconsciente. Aujourd’hui, nous le voyons. Aujourd’hui, c’est vu. C’est vu, si c’est vu en effet et sans jugements, sans rien en penser. C’est ce qui finit par faire une différence. On finit ainsi par lâcher le scénario. C’est sortir de la « représentation théâtrale » et laisser enfin la vie s’épanouir à travers nous. Ce qui est vu est en quelque sorte éclairé, et à la lumière, toute ombre disparaît.
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