Ne pas vouloir Vouloir
Quand ça ne va pas, quand on est pris dans une sorte de contrariété plus ou moins éprouvante, on devrait pouvoir reconnaître, souvent, soit qu’on voudrait vivre ou obtenir ce qui n’est pas là, soit qu’à l’inverse, on ne voudrait pas vivre ou avoir ce qui semble s’imposer à nous, quelque chose à quoi l’on résiste. Pour faire simple, disons qu’on veut ce qu’on n’a pas et qu’on ne veut pas ce que l’on a. N’avez-vous jamais observé cela ? Si vous ne l’avez pas observé chez vous, peut-être l’avez-vous déjà observé chez d’autres. Pour soi-même, on voit moins bien ces choses qui font partie de sa personnalité, auxquelles on est donc complètement identifié. Qu’est-ce qui donne tant de force à ce double phénomène, vouloir et ne pas vouloir ? Comment se fait-il qu’on le subisse autant ?
Il est malaisé de s’arrêter purement et simplement sur l’événement apparemment si problématique qui nous fait réagir, de sorte à juste reconnaître ce qu’il nous fait éprouver une nouvelle fois et ainsi « l’absorber », tout simplement parce que la contrariété éprouvée n’est faite en définitive que de la réaction elle-même (quand il y a réaction). Autrement dit, si l’on pouvait supprimer la réaction, il n’y aurait plus de contrariété, plus de problème sur lequel s’arrêter effectivement. « Souffrir », être mal, c’est être dans la réaction. La souffrance ne provient pas directement de la circonstance incriminée, mais de la seule résistance à celle-ci et, rappelons-le, ce à quoi l’on résiste persiste.
Il est toujours possible de reconnaître le ressenti douloureux en cause et dont le rappel inconscient précède la réaction, mais on ne s’y arrête pas, notamment parce qu’en réalité, il n’est pas imputable à l’événement actuel, ni applicable à celui-ci. Ça ne colle pas ! Et c’est parce qu’on ne s’y arrête pas que le phénomène se reproduit inlassablement. Le douloureux n’est pas absorbé. Et ce que nous venons de dire à propos de ce à quoi l’on résiste peut être dit pareillement concernant ce que l’on veut de façon réactionnelle (ce que l’on désire, envie, espère, revendique, exige…).
Il est malaisé de s’arrêter purement et simplement sur la chose qu’il semble difficile d’obtenir, principalement sur ce qu’on pourrait en attendre, tout simplement parce que l’insatisfaction éprouvée est précisément ce qui est recherché, aussi étrange ou incroyable que cela paraisse. C’est elle qui permet de vouloir et de vouloir encore. Autrement dit, si l’on pouvait supprimer l’attachement à l’insatisfaction, il n’y aurait plus de vouloir réactionnel, plus rien qui manque et sur quoi s’arrêter effectivement. Tout cela n’a rien à voir avec le fait de pouvoir aspirer à quoi que ce soit de façon sereine et même détachée.
Dans ce dernier cas, il n’y a rien de réactionnel, il n’y a pas le vouloir compulsionnel, et la chose est généralement réalisée ou obtenue de façon tout à fait harmonieuse. Aucun inconfort n’est associé à son non-accomplissement éventuel. Au passage, percevez la différence d’énergie entre ces élans du cœur ou autres moments de plein accueil de ce qui est et le vouloir ou le non-vouloir réactionnel. Dans le premier cas, il y a la paix et la joie ; dans l’autre, il y a le conflit et l’insatisfaction.
OK, des exemples sont peut-être nécessaires ici ! Irène parle de l’épreuve émotionnelle dans laquelle elle s’est retrouvée après avoir reçu les confidences de son fils concernant un drame professionnel qu’il venait d’endurer. Elle n’aurait pas voulu que pareille chose lui arrive. Elle en fut toute retournée, avec un sentiment d’injustice d’abord et même beaucoup de honte enfin (qu’elle a évidemment identifiés avec peine). La situation déclenchante est juste un fils qui témoigne de confiance pour sa mère et la honte et le sentiment d’injustice de celle-ci ne peuvent donc qu’être un vieux rappel. En la circonstance, Irène n’aurait pas pu rationnaliser la honte et le sentiment d’injustice qu’elle éprouvait cependant et elle ne pouvait que réagir à la situation, y résister, ne pas l’accepter.
Ce jour-là, seul à la maison, Jacques ne parvenait pas à mettre la main sur des documents qu’il devait consulter en urgence. La coupable était son épouse, bien entendu. Et cette fois, il allait lui dire, mais lui dire vraiment, parce que c’en était assez ! Il resta ainsi longuement dans la réaction et quand sa compagne le rejoignit, comme heureuse de le retrouver, il ne lui dit rien, ne put rien lui dire, non pas par soumission, ni autre faiblesse, mais parce que sa réaction ne s’appliquait qu’à son discours interne, qu’à sa projection. Il se rendit compte, en l’occurrence, que le face-à-face avec son épouse l’amenait à percevoir une autre réalité. Sa compagne ne ressemblait en rien à celle qu’il avait maudite pendant des heures !
Dans ces deux exemples, remarquez que ce qui est « souffrant », que ce qui laisse mal n’est rien d’autre que la réaction elle-même. On ne s’en rend pas compte ordinairement, mais il ne devrait pas être si difficile, quand on est affecté par quoi que ce soit, de relever trois éléments : une circonstance incriminée, de la réaction à celle-ci et la façon justement dont on est plus profondément affecté et qui fait sombrer dans cette réaction.
Admettons que vous ait été refusée la promotion que vous attendiez. C’est la circonstance. Vous voici en colère et vous élaborez peut-être une stratégie ou une autre pour le faire savoir. C’est la réaction, une réaction possible. Or, en vous arrêtant sur le ressenti douloureux rappelé par la circonstance, vous allez peut-être reconnaître qu’une fois de plus, vous vous sentez par exemple amer, déçu et peut-être même très attristé comme si, là encore, vous étiez traité comme vous vous êtes toujours senti traité. C’est généralement « ce qui ne colle pas » dans nos revécus émotionnels – on ne nous fait pas aujourd’hui ce qu’on nous a peut-être fait dans le passé – et c’est pourquoi l’on tourne en rond, pourquoi l’on ne peut pas assumer ses ressentis douloureux dans les circonstances incriminées, lesquelles en sont complètement étrangères.
Pourquoi, face à une même circonstance indésirable, tout le monde ne réagira-t-il pas de la même façon ? Ce n’est pas une question de tact, ni d’intelligence. Simplement, tout le monde n’a pas la même chose à projeter. Or, ceux qui ne réagiraient pas à ladite circonstance réagiront sans doute à une autre qui laissera indifférents ceux qui auraient réagi à la première. Dans son inconscience ordinaire, on accuse autrui de nous faire « aujourd’hui » ce que d’autres nous ont fait dans le passé et à qui l’on n’a jamais rien dit, parfois en continuant de nier qu’ils nous l’ont fait ou, plus justement, qu’on n’a bel et bien éprouvé jadis les choses ainsi. Il ne s’agit jamais d’accuser qui que ce soit, mais de reconnaitre l’éprouvé, ses ressentis.
S’agissant de ce que vous voulez, de ce que vous avez déjà voulu de façon plus ou moins compulsionnelle, n’avez-vous jamais remarqué, arrivé à vos fins, que la « satisfaction » a été de courte, de très courte durée ? Vous vous en sortez alors en voulant autre chose de la même façon compulsionnelle et c’est sans fin. Dans ce phénomène, la satisfaction ne joue en réalité aucun rôle ; vous ne faites pas l’expérience de l’appréciation. Il y a la chose absente, celle que vous voulez et il y a le vouloir réactionnel. Et là encore, il y a aussi ce troisième élément sur lequel on ne s’arrête pas. « Comment est-ce que je me sens sans cette chose que je dis vouloir ? Comment est-ce que je veux me sentir en obtenant cette chose ? ».
En fait, l’attention ne peut pas se poser sur ce qui est ou serait recherché de façon heureuse car, dans ce schéma mental, ça n’est pas là. Seul est là le vouloir compulsionnel… pour fuir le ressenti douloureux bien présent. Et tant que ce dernier ne sera pas pris au sérieux, tant qu’il ne sera pas absorbé, seul comptera vouloir, vouloir, vouloir encore (désirer, rêver ; envier, être fasciné ; espérer, fantasmer ; réclamer, revendiquer ; commander, exiger – selon blessure).
N’avez-vous jamais été témoin de cette circonstance peut-être caricaturale où une personne exige une nouvelle chose de son partenaire ou de son enfant ? Alors qu’elle obtient satisfaction, ce n’est pas de l’appréciation ni de la reconnaissance qu’elle exprime, mais une autre exigence, le reproche associé à sa trop longue attente ou le rappel de tout ce qui est encore à faire.
Dans ce schéma spécifique où il y a cette exigence, tant d’exigence, il y a surtout urgence à fuir toujours et encore ce qui crie à l’intérieur, un mal de vivre emprisonné depuis la prime enfance. Et c’est sûr, c’est évident que le partenaire ou l’enfant ne traite pas aujourd’hui la personne comme elle a dû se sentir traitée autrefois. Son ressenti ne colle pas à sa réalité. Or, il est bien là, toujours pesant, toujours « vivant », et, en quelque sorte, il aimerait bien prendre son envol, être libéré.
« Ne pas vouloir ce qui est », « vouloir coûte que coûte ceci ou cela », c’est la même chose. C’est de la réaction. De plus, ne pas vouloir une chose implique d’en vouloir une autre et vice versa. Quand nous sommes dans la réaction, tout ce qui importe, c’est réagir. Non, les solutions ne comptent pas, n’intéressent pas. Seule compte la réaction. Et donc, également quand on veut de façon réactionnelle, ce qui compte est ce vouloir. Ce que l’on veut, c’est vouloir et non pas la chose voulue. Peut-être avez-vous une amie qui possède une grande quantité de paires de chaussures, un ami qui s’est déjà acheté des dizaines de voitures… Remarquez que l’un et l’autre passe bien plus de temps à être dans le vouloir de la prochaine chose que dans l’appréciation de la dernière chose acquise.
On passera plus de temps à désirer, envier ou espérer une relation qu’à la vivre et l’apprécier. Ce n’est pas qu’on soit fondamentalement incapable de vivre le meilleur, mais dans ces instants fréquents de revécu d’un conditionnement spécifique, on ne peut que réagir, ici vouloir de façon réactionnelle. On veut pour éviter ou démentir ce que l’on éprouve, ce que l’on croit inconsciemment.
La chose voulue est sans importance. Seul compte le vouloir, comme seul compte le non-vouloir, la réaction en d’autres circonstances. Or, on est difficilement conscient de ce fonctionnement, on ne le voit pas, ne le reconnaît pas, parce qu’il nous accompagne depuis toujours, parce qu’il est collé à nous, parce qu’il fait corps avec nous, parce qu’on y est complètement identifié. Ce quelqu’un qui veut et qui ne veut pas, c’est moi. C’est qui je suis.
Si vous avez reconnu en vous quelque chose de ce qui est évoqué dans ces lignes, de ce mode réactionnel, voyez si vous pouvez admettre qu’il ne s’agit que d’un conditionnement, un conditionnement banalement humain, et non pas de qui vous êtes. Non, vous n’êtes pas cela. Vous ne l’avez jamais été. C’est juste comme si vous l’aviez cru. Le conditionnement existe, vous le voyez bien, mais êtes-vous le conditionnement ou ne seriez-vous pas bien davantage ce qui le regarde et le voit désormais ? Êtes-vous le quelqu’un qui réagit ou êtes-vous ce qui perçoit la réaction, voire ce en quoi la réaction se produit ? Percevez-vous la différence ? Elle est énorme !
Aujourd’hui, vous n’êtes pas ce quelqu’un traité comme vous sentez qu’il est traité, non pas seulement parce que ce n’est peut-être qu’une projection, mais parce que vous n’êtes pas le quelqu’un quoi qu’il en soit. Vous êtes qui le perçoit. Encore tout jeune enfant, vous n’étiez pas davantage ce quelqu’un traité comme il pouvait l’être. Reconnaître le traitement enduré est une chose. Pourquoi faudrait-il la nier ou la méconnaître ? Faire comme si l’on était celui qui a subi le traitement est autre chose.
Pour mieux sentir ce qui est suggéré là, imaginez deux personnes recevant une même critique, l’une s’en trouvant ébranlée et l’autre n’en étant aucunement affectée. Vous pouvez admettre une telle possibilité, j’imagine. Eh bien, la première personne est ici renvoyée à son identification, la seconde non. En fait, elle n’est pas et ne se sent pas concernée. Ce qu’elle est n’est pas concerné. Ce que nous sommes en essence n’est en rien concerné par ce que nous vivons et par ce que nous avons vécu. Une histoire est concernée, un conditionnement est concerné, impliqué, mais ce que nous sommes et serons toujours ne l’est en rien. Vous êtes ce qui perçoit. Percevez-le et vous en percevrez aussi les effets dans votre existence.
Et que dire de celui qui ne veut jamais rien, genre : “rien ne vaut jamais la peine d’être fait” ? Cette attitude ne paraît pas plus juste que celle de celui qui n’arrête pas de vouloir ce qu’il n’a pas (ou ne veut pas vraiment)…
“Ne jamais rien vouloir” reste du “non-vouloir” ! Plus spécifiquement, cela implique une forme de résignation, autrement dit la blessure d’abandon. Or, s’il s’agit, de l’attitude d’un tiers, d’un proche, seul est pertinent de considérer la façon dont on est soi-même affecté, dont on réagit, car c’est là l’indication de ce que l’on peut libérer pour soi.