Ne pas savoir
Je ne sais pas !
Les effets de notre conditionnement insoupçonné sont multiples et l’idée me vient ce jour d’arrêter mon attention sur l’un d’eux qui pourrait sembler de prime abord insignifiant. Cet effet peut nous toucher de près ou de loin et pour certaines personnes, il est même vécu comme un drame… à tort bien entendu ! Il s’agit du « je ne sais pas » qu’il peut vous arriver d’affirmer ou, pire, de simplement éprouver. Si tel est le cas, comment vous sentez-vous quand vous êtes avec « je ne sais pas » ? Ayez votre réponse avant de lire la suite ! Quand vous ne savez pas certaines choses (elles varient d’une personne à l’autre), comment vous sentez-vous ?
Sinon nous-mêmes, beaucoup de gens se sentent souvent plus ou moins mal lorsqu’ils se retrouvent tout à coup en situation de ne pas savoir une chose ou une autre. Or, « ne pas savoir » ou plus précisément la simple conscience pure, entière, bienveillante de ne pas savoir est un « état » étonnamment magnifique, tout à fait paisible. D’abord, plus encore qu’une authenticité révélée, cet état témoigne d’une insouciance bienvenue, de l’absence d’un encombrement mental. En effet, « ne pas savoir » est une circonstance ordinairement jugée de façon négative, ce qui veut dire en premier lieu que la personne concernée se juge elle-même durement du fait de ne pas savoir.
En fait, le « je ne sais pas » bien vécu est la disponibilité même pour apprendre, pour recevoir, pour finir par savoir au besoin. Une personne croyant qu’elle doit savoir trouvera toujours un élément auquel se raccrocher pour croire elle-même ou tenter de laisser croire qu’elle sait. Ce faisant, puisqu’elle « sait », puisqu’elle est ainsi fermée, bloquée, rien ne pourra lui parvenir, ni la compréhension réelle, ni les intuitions, ni le vrai savoir. Dans le même temps, elle risque fort de se couper aussi de ce qu’elle sait déjà.
Il semble que la plupart d’entre nous soient, effectivement, plus ou moins concernés par la difficulté d’assumer un « je ne sais pas ». Selon sa blessure, la chose est vécue comme étant dévalorisante, illégitime, risquée, dangereuse ou non méritante. Sans qu’il ne s’agisse toujours pas d’un « je ne sais pas » vraiment assumé, d’autres affirmeront la chose ouvertement et à tort comme étant banale, attendue, évidente : « Je ne sais pas moi ! ». En fait, ils n’ont simplement pas d’intérêt pour ce qu’ils savent comme ils n’en ont pas pour eux-mêmes en général. Ici, ce n’est pas du tout qu’ils ne savent pas, même s’ils ont bien sûr eux aussi le droit de ne pas savoir, mais il y a surtout qu’ils ont tendance à se considérer eux-mêmes de façon négative.
La reconnaissance pure du fait éventuel de ne pas savoir, de l’un de ses « je ne sais pas » est un état de grâce, veux-je préciser, non pas tant pour la disposition ainsi permise, mais parce que l’énergie associée est douce. Il y a là de la légèreté, avec cette insouciance et cette absence des jugements auto-accusateurs, de ce qui met donc mal. Et s’il y a le fait de vivre mal de ne pas savoir, il y a pire encore en maintes circonstances : le fait de savoir. D’ailleurs, pour être mal du fait de ne pas savoir des choses, ne faut-il pas en savoir d’autres ? Quand vous ne savez pas et parce que vous ne savez pas, vous « savez » peut-être du coup que vous êtes incompétent, non fiable, vulnérable ou je ne sais quoi encore. Bien sûr, ce que vous savez alors ne sont que des croyances, celles qui vous mettent mal.
De la même façon, nous savons (prétendons savoir) que la journée va encore être pourrie, peut-être tout comme le prochain week-end ou les prochaines vacances. Nous savons que peu de gens sont dignes de confiance, que nous sommes maudits ou coupables. Parfois, nous savons même que le pire est à venir. Ce sont des exemples. Tout est faux, même si savoir trop ces choses attire de quoi les confirmer, et comme il serait donc effectivement mieux pour nous de n’en rien savoir ! Nous nous trouvons de quoi être mal à ne pas savoir et quoi savoir pour continuer d’être mal ou empirer notre humeur prédominante.
J’ai vécu l’un des pires drames de ma vie quand j’ai su, à 14 ans, que j’allais rester aveugle. Ce savoir a marqué toute mon adolescence et au-delà. Je l’ai su, parce que je commençais à distinguer moins les ombres alors que, jusque-là, j’avais attendu de recouvrer la vue après une opération dont je ne savais pas qu’elle avait été ratée et qu’elle pouvait encore être retentée. Ma perception résiduelle de la lumière jusqu’à 18-20 ans a fait dire à plusieurs pontes de l’ophtalmologie (en France et en Allemagne) que l’opération aurait pu, aurait dû être retentée alors qu’il y avait encore perception lumineuse. Je dois aussi ma cécité à ce que « j’ai su », comme tant d’autres ont pu être empêchés de guérir en « sachant » qu’ils étaient atteints d’une maladie incurable. Acceptez le diagnostic, non pas le pronostic !
La grâce du non-savoir se révélera donc encore davantage avec l’abandon du savoir mensonger ou illusoire. Il est tant de choses que l’on sait erronément et à son détriment. On n’accepte pas de ne pas savoir (des choses qui ne nous seraient en réalité d’aucune utilité fondamentale) et l’on ne remet pas en question ce que l’on sait et qui pourrait s’avérer complètement faux et surtout néfaste… pour soi-même. « Cesse de t’en vouloir de ne pas savoir et cesse aussi de savoir ce que tu sais et qui te nuit ! »
Je crois volontiers que les plus belles œuvres proviennent de l’espace du non-savoir, de ces moments où l’artiste a cessé d’approcher la « page blanche » avec toute idée de résultat. Les choses ne viennent pas de son savoir accumulé, mais de l’inspiration permise par sa seule disponibilité. L’art est l’effet de la qualité de présence. L’œuvre sera davantage une fabrication artificielle qu’une création inspirée quand le mental s’en sera mêlé trop. Toute grande découverte a nécessairement été précédée d’un non-savoir intégré, bien vécu.
Il y a deux ou trois semaines, j’ai écrit ce qui précède (censé être un début de chronique), parce que telle était l’inspiration du moment. Je me rappelle que bien d’autres idées affluaient à la conscience, mais j’avais alors été interrompu dans ma transcription. Et maintenant, je ne me rappelle pas précisément ces idées inspirées. Autrement dit, « je ne sais pas » comment étayer ce texte, ni si je ferais mieux de l’abandonner. Je ne sais pas. Personne ne me demande de savoir. En l’occurrence, il m’est d’autant plus facile d’accepter de ne pas savoir que j’en fais le thème de la chronique en cours de rédaction.
« Ne pas savoir » peut donc bien être éprouvé comme un problème. Dans l’instant, il y a que je ne sais pas, mais est-ce en soi un problème ? Est-ce gênant, voire terrible ? Reconnaissons que c’est ainsi qu’on le vit parfois et qu’on évite alors (quand c’est possible) de se retrouver en situation de ne pas savoir, d’y être confronté. Pour l’heure, tout va bien ici, d’autant plus que mon « je ne sais pas » s’avère déjà utile. Il y aurait malaise si au « je ne sais pas » était surajouté l’un ou l’autre des positionnements mentaux suivants :
- Je suis censé savoir, qu’est-ce qui m’arrive ? Je ne suis pas crédible, c’est la honte ! Or, si je savais, on pourrait manifestement compter sur moi !
- Là, je ne sais pas, je vais perdre le lien, le contact. Or, si je sais, je peux me sentir en relation, me sentir aimé !
- Je ne sais pas, je vais m’ennuyer, ne rien avoir à dire ni à faire. Or, quand je sais, je peux participer (en fait « me mêler » de tout) !
- Je ne sais pas : décidément, je suis nul. On va voir que je ne suis pas à la hauteur ! Or, si je savais, je serais admiré !
- Que va-t-il m’arriver si je n’assume pas, si je ne sais pas ? Je risque bien d’être exclu ! Or, si je sais, j’aurai TOUTE la place !
- Je ne sais pas, mais je ne sais jamais rien de toute façon ! Or, que je sache ou non, je n’intéresse personne !
Oubliez l’exemple personnel du moment qui m’a soufflé ces réactions envisageables et voyez si l’une d’entre elles pouvait plus ou moins s’appliquer à votre propre expérience du « je ne sais pas ». Vous le rencontrez peut-être en réunion avec des questions qui vous sont posées, avec vos enfants ou vos élèves, en famille, entre amis, quand vous êtes amené à vous exprimer en public ou en n’importe quelle autre circonstance. Vous pouvez aussi vous questionner ainsi : « Qu’est-ce que je ressens quand je ne sais pas ? Qu’est-ce que ça me fait de ne pas savoir ? Et qu’est-ce que je gagne à savoir ? Qu’est-ce que cela me donne ? Que prouve à mon sujet le fait de savoir ? Est-ce vrai ? »
Ce ne sont pas seulement les questions auxquelles vous n’avez pas de réponse qui vous révèlent votre « je ne sais pas » comme étant un problème… pour vous. Il y a aussi les questions que vous ne posez pas, les demandes que vous ne faites pas. Ah, si ne pas savoir confirme son inutilité, révèle de la nullité ou du démérite, expose au danger ou à l’illégitimité, poser des questions ou faire des demandes ne se fera plus que dans l’urgence ou représentera une sorte d’exploit ! Quand on est conditionné de la sorte, imaginez un peu tout ce dont on peut se priver. Le thème du « je ne sais pas » est peut-être moins anodin qu’il peut sembler de prime abord.
Revenons au « je sais » affirmé (parfois affiché). Il est la réponse compensatrice au « je ne sais pas » non intégré. Un savoir réel n’a jamais besoin d’être proclamé. Voici un exemple intéressant d’un « je sais » affirmé et que mes activités me permettent d’entendre de temps en temps : « Je sais ce que sont mes problèmes ! ». Des personnes le disent tout en révélant en même temps que rien ne va dans leur vie. Elles se positionnent ainsi, à leur détriment, là où d’autres confieront davantage (elles sont devenues plus conscientes) : « Oui, j’en ai beaucoup appris sur mon conditionnement, mais je revis encore souvent cette circonstance pénible et manifestement, quelque chose m’échappe ici. Il y a quelque chose que je n’ai pas encore vu, pas encore perçu, pas encore senti en conscience ».
Autrement dit, elles reconnaissent qu’elles ne savent pas quelque chose et s’apprêtent du même coup à le découvrir. Le non-savoir reconnu est une ouverture. Être accroché à ce que l’on sait (même si c’est juste) est une fermeture ou une limitation, un arrêt, un blocage. « Ne venez pas me voir », ai-je dit une fois ou l’autre, « pour entendre ce que vous savez déjà, mais pour conscientiser ce que vous avez peut-être à découvrir, à découvrir et à relâcher ! ». En d’autres termes, offrons-nous de ne pas savoir, la reconnaissance de ne pas savoir pour enfin… savoir (s’il y a lieu).
Il y a croire savoir ou s’en tenir à ce que l’on sait. Il y a ne pas savoir et en faire un problème. Il y a ne pas savoir et l’apprécier, en jouir. Et le vrai savoir – si pareille chose existe – ne peut être qu’un effet de ce dernier positionnement. Et qu’implique justement ce savoir, par opposition au non-savoir problématique ? Quand on éprouve son « je ne sais pas », il est vraisemblable qu’existe en même temps la préférence compensatrice de savoir. Pourtant, à savoir, on n’aurait rien de plus. Le savoir véritable est naturellement accompagné de discrétion et n’apporte aucun des avantages recherchés par quiconque reste mal à ne pas savoir. Un proverbe dit que « Le plus sage se tait ».
Par peur, honte ou culpabilité, on souffre de se taire quand on n’accepte pas de ne pas savoir. Quand on sait, quand on est sage, on se tait encore. Savoir véritablement est un « plus », pour ainsi dire, en ce sens qu’il y a « moins ». Il y a moins de mental, moins d’émotions, moins d’encombrement. Il n’y a qu’un espace vide, une ouverture, autrement dit la même chose qui est manifestée par quiconque vit son non-savoir dans l’appréciation. Quand cela n’implique pas la pédagogie, savoir ou ne pas savoir est égal.
Or, la pédagogie admet le non-savoir – sans lequel elle n’aurait pas lieu d’être – et elle devra même se faire fort de le considérer, de le respecter. On ne sait pas avant d’avoir appris et ne pas savoir dans la joie prépare à un apprentissage rapide, efficace et réjouissant. Il se peut qu’ont manqué de cette joie beaucoup des personnes qui ont eu du mal, par exemple, à obtenir leur permis de conduire. Passer une fois de plus par la case « je ne sais pas » ou « je n’y comprends rien » peut représenter en soi une épreuve. Souhaitons que tout instructeur ait la pédagogie suffisante pour repérer, apprivoiser ou considérer la chose !
Retenons que ne pas savoir n’est pas un problème, l’aspect problématique étant comme toujours rattaché à ce qu’on en pense. En outre, d’un côté, on en sait souvent plus qu’on croit et, d’un autre, on en sait bien trop quand il s’agit d’un savoir qui nous limite, qui nous inquiète, qui nous blesse. Le savoir du sage, le savoir qui ouvre ou laisse ouvert, le savoir qui comble n’est pas une accumulation de données, ni ne dépend de la mémoire. Ce savoir est déjà nôtre, est déjà vôtre ici et maintenant. SAVOIR cela, c’est le voir, VOIR ÇA !
Chapeau bas Robert! effectivement ” ça voir ” , cet espace ouvert du ça, du cela dans lequel le jeu de la vie se déroule, nous sommes cet espace de liberté où le vide et le plein ne font qu’un, le savoir et le non savoir se tiennent la main, ils ont tous deux la même énergie mais effectivement notre conditionnement nous porte à préférer le savoir, quelque peu plus confortable pour notre égo, et pourtant quelle tranquillité de se laisser couler dans le mystère, le non savoir et l’innocence, la pureté, le silence même de la vie.
Merci pour cette attention sur ce qui nous “dérange” et nous éveille !
Comment répondre à qqn qui dit tjrs “je ne sais pas” quand il s’agit de choisir ou de prendre une décision?
“Comment ou quoi faire quand quelqu’un… ?” Eh oui, on croit encore que ce qui serait à faire, c’est changer l’autre, faire en sorte qu’il change ! Pourtant, il ne s’agit jamais – jamais – de cela ! Les mots, les actes ou le positionnement d’autrui nous affecte d’une certaine manière, ce qui n’est qu’une fois de plus, et nous résistons encore et encore à reconnaître ce qui se passe alors vraiment en nous. Tant que nous ne nous serons pas arrêtés là, tant que nous ne l’aurons pas reconnu, il se trouvera toujours cet autre dont nous déplorerons le comportement.
Donc, il nous faut remplacer la question “quoi faire quand l’autre… ?” par celle-ci: “Que se passe-t-il en moi, qu’Est-ce qui est là ressenti, quand l’autre fait ceci ou cela que je déplore ?” Être alors attentif à la réponse et allez un peu plus loin: “Puis-je simplement accepter maintenant ce ressenti sans rien en penser ?”