Lui, l’envahisseur insoupçonné
Voici un échange récent que je me suis empressé de retranscrire… pour en faire une chronique. Au téléphone, Jean-Pierre me confie :
Quand je te consulte, même quand je me sens vraiment mal en début de séance, mon expérience est manifestement très différente de ce que je peux vivre dans mon quotidien. Je me sens en fait déjà beaucoup mieux (pour le dire autrement). Un peu plus tard et à la fin de la séance, je pourrais dire, souvent, que tout va très bien. Or, si les choses sont devenues beaucoup plus vivables dans ma vie, j’observe que le « cirque » émotionnel n’a pas dit son dernier mot et que son chapiteau s’installe avec une aisance déconcertante.
En début de consultation, l’expérience différente du revécu douloureux est notamment permise par la seule disposition à voir. Soit on est complètement pris par la réactivation émotionnelle et c’est « la fin du monde », soit on commence à se disposer à voir ce qui est rejoué et un certain calme est déjà de retour. Avec le déroulé de la séance, de plus en plus de choses sont perçues (conscientisées, reconnues, permises…) et l’expérience paisible gagne de plus en plus de terrain. Certaines personnes mentionneront alors des ressentis d’ouverture, de joie, de confiance, de liberté, d’amour, de pardon, de libération, de lâcher-prise, de clarté, de sérénité, de grande présence.
Du « douloureux » est effectivement dissipé pendant la séance, mais en réalité, l’aide reçue dépend moins des choses perçues que de la seule disposition à percevoir, de l’intention pure de regarder. Notez bien que deux choses distinctes sont mentionnées ici : ce qui est perçu (un problème par exemple) et la perception elle-même (dont la qualité varie). Il arrive que des consultants comprennent manifestement un de leurs fonctionnements fondamentaux sans qu’ils en ressentent le moindre effet. Sommes-nous simplement disposés à voir, si quelque chose est à voir, ou restons-nous en quête d’une découverte, d’une compréhension, d’un résultat ? Sommes-nous enfin en train de « regarder » ou restons-nous toujours et encore dans le « vouloir » (quoi que ce soit) ?
Qui VEUT découvrir finit par découvrir, en vain car, puisqu’il VEUT découvrir, il continue de VOULOIR découvrir et… de découvrir. Quand il n’y a que la disposition à percevoir, quand il n’y a en fait que la présence, ce sont les découvertes et les compréhensions les plus utiles qui jaillissent et l’effet heureux ne tarde pas car il est déjà celui de la seule disposition à percevoir, de la seule présence.
Le problème, le malaise, la souffrance, c’est le « penseur », c’est lui, c’est elle, c’est la personne. La personne est toujours un conditionnement. C’est un conditionnement à être une personne, à être quelqu’un et c’est bien sûr quelqu’un qui… C’est quelqu’un qui pense, qui croit, qui juge, qui se juge, qui réagit, qui fait ou ne fait pas et qui se sent … (seul, indigne, angoissé, coupable, victime, insatisfait…). Le problème, c’est « moi » (pour moi), c’est « vous » (pour vous), mais nous allons momentanément l’appeler « lui » ou « elle ». Nous allons tenter de le démobiliser.
J’ai confié que la trahison était ma blessure principale. Quand elle se réactive à la faveur d’une circonstance ou d’une autre, à la faveur d’un souvenir, c’est donc le trahi qui est revenu, c’est lui. Si je me surprends à bougonner (à ronger un os), je me rends compte tout à coup qu’il est de retour, lui le trahi. Si je crois déranger ou si j’ai le souci de ne pas déranger, c’est encore « lui » qui est à l’œuvre. Ici, l’invitation pour vous est d’envisager que pour vous aussi, lui ou elle est aux commandes quand vous êtes contrarié, malheureux, en réaction. Le percevoir effectivement est une révélation de grâce.
Lui ou elle n’est pas limitée à une blessure, encore que, dès qu’il fait parler de lui (d’elle), il est toujours question d’un conditionnement. Quand « le juste rôle de la personne » est respecté, pourrait-on dire, celui de n’être personne, la paix et la célébration sont de retour. Quand la personne est quelqu’un (la plupart du temps), ça pense, ça juge, ça condamne, ça réagit, ça s’agite, ça souffre. Et cela peut être vu, perçu, comme dans mon exemple ci-dessus du trahi qui s’impose. Le quelqu’un est-il vu en conscience directe, vigilante, ou reste-t-il le maître à bord ?
C’est donc ce que j’ai expliqué à Jean-Pierre et j’ai ajouté :
– Le « cirque émotionnel » dont tu parles, c’est « lui » ! Dans ces moments-là, rappelle-le-toi. Perçois qu’il est de retour. Je pourrais dire « perçois sans jugement qu’il est de retour », mais ce serait une erreur. S’il y a jugement, c’est encore lui. S’il y a jugement, perçois qu’il est de retour. Quand tu te dis ce que tu te dis, dès lors que c’est inutile et que ça fait mal, c’est lui. Plus il est vu ainsi et plus il perd de son pouvoir. Son pouvoir n’est qu’apparent, bien sûr. Il n’est pas différent de celui d’un programme informatique une fois lancé.
Plus il y a la paix, l’amour ou l’insouciance, par exemple, et plus lui est réduit au silence. Il s’étiole de n’être pas nourri. Lui, c’est donc le conditionnement, le quelqu’un. C’est le programme. S’il reste encore à l’écart, c’est qu’il n’est pas désactivé, encore moins supprimé, qu’il reste à l’arrière-plan, en tâche de fond, d’où il envoie des données intempestives et parfois même dévastatrices. Ces données sont toujours les mêmes (tous les programmes sont limités à leur contenu préétabli). Elles sont des rappels subtils ou grossiers : des pensées, des jugements, des réactions, des émotions, des décisions maintenues, des positionnements, des histoires répétées en boucle…
Avec tout cela, il se retrouve en fait le plus souvent au premier plan. Il est toujours passé inaperçu alors qu’il a toujours agi au grand jour. Or, il peut désormais être repéré, débusqué, démasqué. « Ah, le revoici ! » Pour soi-même, cela peut ne pas être si évident, mais chacun devrait pouvoir le vérifier chez autrui, chez beaucoup de gens de son entourage. Si vous avez des enfants, vous devriez avoir déjà remarqué chez eux ce même phénomène (à travers des manifestations plus ou moins terribles ou extravagantes). Avec cette compréhension peut-être nouvelle, vous pourriez les comprendre comme vous ne les avez jamais compris.
« Ce petit garçon est d’ordinaire si gentil, si mignon, si serviable, et voici qu’il se transforme en démon ! » Eh oui, « lui » est revenu. « Oh, il n’est pas d’humeur aujourd’hui », dites-vous à propos d’un collègue, de votre chef. C’est ça, lui est de retour. Or, lui était parfois là également quand il y avait mièvrerie, sournoiserie ou toute autre attitude qui n’inspire pas la sérénité. « Lui » sait aussi se faire discret et parfois « l’eau se réveille ». Quoi qu’il en soit, chez l’enfant, chez le collègue comme chez soi-même, c’est « lui » qui est à la barre de façon plus manifeste quand il y a une différence marquée d’humeur ou de comportement.
À l’inverse de ce que nous faisons habituellement, nous pourrions être avisés de ne pas nous prendre pour « lui », de ne pas nous identifier à « lui », ni de prendre pour « lui » chacun de nos interlocuteurs que nous jugeons souvent très vite, de façon catégorique et définitive. Déjà et surtout pour nous-mêmes, reconnaissons que nous n’y pouvons pas grand-chose quand « il » revient à la charge, quand il s’impose. C’est l’abandonné, le dévalorisé, le maltraité, le rejeté ou le trahi qui est là une fois de plus ou toujours et encore. Ils s’y mettent même volontiers à plusieurs et ce n’est pas si facile de les faire taire, même quand nous les connaissions bien.
Personnellement, je fais de moins en moins dans le détail et quand je repère le conditionnement, je l’appelle simplement « lui », mais au début, il peut être plus facile de lui donner un nom plus évocateur : le bougon, le râleur, le mécontent, l’exigeant, le revendicateur, le menteur, le capricieux, l’envieux, le soumis, l’accusateur, le peureux, le honteux, le coupable, le timide, le fataliste, le découragé, le désespéré, le maudit, la victime, l’optimiste béat, celui qui doute ou qui est convaincu, qui sait tout, celui qui en a ras-le-bol, etc., etc. « Lui » peut coiffer différentes casquettes, voire plusieurs casquettes à la fois, mais c’est toujours « lui ».
Comprenez cependant que, lorsque vous le nommez (trouvez vous-même son nom), ce n’est pas alors un jugement qui est porté, une accusation qui est lancée (lui seul fait cela), mais c’est quelque chose qui est vu, qui est perçu, qui est repéré. Ce faisant, vous le vérifierez, « lui » perd beaucoup de son pseudo pouvoir. Être pris sur le fait calme. Ce qui ne calme pas, ce qui se passe ordinairement, c’est que lui en vous rencontre lui en autrui et c’est le conflit, l’escalade, la souffrance et la guerre.
Que se passe-t-il quand on dit avec bienveillance à un enfant dans le chagrin ou la peur : « Ah, tu as du chagrin ! », « Ah, tu as peur ! » ? Imaginez-vous même en train de dire – de façon amicale – à un proche que vous sentez en colère ou contrarié : « Ah, tu as l’air en colère ! », « Tu sembles contrarié ! ». Là encore, les mots ne sont pas des reproches, mais ils confirment simplement que quelque chose est vu, reconnu. Du coup, celui qui les reçoit reconnaît possiblement la chose à son tour alors que précédemment, il y était complètement collé.
Nous pouvons faire la même chose pour nous-mêmes. On est un moment plus ou moins long dans une certaine humeur, dans une réaction, avec des pensées accusatrices ou auto-accusatrices, de la peur, de la honte ou avec toute autre négativité et tout à coup, on s’en rend compte. L’invitation pourrait juste être de se rappeler que tout cela est permis, puisque c’est, que tout cela est accueilli. Rien ne lui est surimposé, aucune lutte, aucun « il ne faut pas ». En quelque sorte, la chose ne rencontre plus de résistance ; la résistance ne rencontre plus de résistance, mais l’accueil, l’amour. C’est le rappel toujours possible qu’en réalité, « je suis aimé ». Juste pour voir, ici et maintenant, vérifiez ce qui se passe en vous si vous vous accordez l’affirmation « je suis aimé » !
Si vous avez pu repérer ces moments où il n’y a plus que « lui », ces moments où tout va de travers par exemple, repérez aussi d’autres moments où il est absent. Il est encore absent dans les premiers instants qui suivent le réveil (après une bonne nuit de sommeil). Il est absent quand vous admirez vraiment un paysage, écoutez de la musique, quand vous appréciez quoi que ce soit. Il est souvent absent quand vous vous adonnez à certaines activités (jeux, lecture, travail, méditation…). Il est absent quand vous offrez votre attention.
Comme je l’ai souvent rappelé, on se traite comme on s’est senti traité enfant. Dans l’existence, on se sent traité d’une certaine manière ; on déplore d’être traité ainsi. On ne se rend pas compte que c’est surtout la manière dont on se traite soi-même. Or, qui fait cela ? C’est « lui » ! Il n’y a finalement qu’une solution : l’acceptation, la compréhension, la tolérance, la bienveillance, en un mot l’amour. On n’y accède certainement pas avec des « je m’aime », devant son miroir ou autrement, car c’est encore lui qui cherche à démentir sa honte ou sa culpabilité, mais en se rappelant, comme indiqué précédemment, qu’on est aimé en vérité. Qui que tu sois, en vérité, tu es aimé !
Belle démonstration. Pour ma part, en cours de lecture, j’ai associé votre concept de “Lui, l’envahisseur” à celui du “corps de souffrance” d’Eckhart Tollé. Merci de nous avoir livré ce nouvel outil. Je vais sérieusement songer à l’utiliser. 🙂
Oui, “lui”, c’est notamment le “corps de souffrance” dont nous parle Eckhart, pris au sens large. On pourrait dire aussi que c’est l’ego… C’est encore une sorte de personnage aux multiples facettes auquel on s’est identifié. Pour faire simple, j’aime bien dire ou considérer que c’est tout bonnement le mental, des pensées et encore des pensées. Pour qu’il y ait émotion, il faut d’abord qu’il y ait des pensées. Pour qu’il y ait réaction (quelle qu’elle soit), il faut encore des pensées. On y tient fort à ces pensées, alors qu’elles sont juste dictées par le conditionnement. “Lui”, c’est finalement le conditionnement !