L’ignorance, un mal insoupçonné
Tout en ayant été la même, cette nouvelle chronique aurait pu être consacrée à d’autres aspects que ceux que vous allez découvrir, mais j’ai simplement fait avec ce qui m’est venu lors des divers moments rédactionnels, simplement mû par une intention générale : communiquer un peu avec cette partie de nous-mêmes qui reste dans l’illusion, dans la souffrance, dans l’ignorance. Et comme d’habitude, je compte sur vos contributions si des questions surgissent…
On éprouve toujours la même chose, réagit toujours de la même façon, de façon parfois violente, parfois discrète, le monde extérieur semblant toujours identique, toujours cruel pour certains, toujours chaotique pour d’autres… En réalité, tout change sans cesse, mais on utilise encore le changement, l’interprète, pour y voir la représentation de ses attentes conditionnées, généralement redoutées.
Des proches meurent, d’autres vivent des drames ; des réussites sont aussi fêtées ici ou là ; des catastrophes naturelles se produisent ; les politiciens de tous bords témoignent de la folie collective… Même quand on se croit au-dessus de tout, se vivant comme supérieur, on ne fait que subir son conditionnement. On veut, ne veut pas, ne veut plus ; on attend le meilleur, s’attend au pire. On ne remet rien en question et surtout pas soi-même. On fonctionne en automate ou même en zombie.
Oui, notre conditionnement jamais considéré nous impose de maintenir le même vieux schéma, chacun trouvant la manière d’emboîter le sien dans la démence collective. Or, tout autre chose est possible, accessible, mais on l’ignore, y résiste, ne s’y dispose pas vraiment quand on a pu déjà l’approcher. Il y a comme un gâchis, un « dommage », du temps perdu, de la souffrance inutile !… D’un certain point de vue, tout est bien ; d’un autre, on pourrait avoir parfois comme envie de pleurer en se rendant compte de ce que l’on se fait endurer inutilement.
Tout est pourtant annoncé, expliqué, les voies de sortie clairement indiquées. Les sages de tous les temps nous ont donné les clés et les livres en sont remplis. Nous restons soumis au roi Mental, à la reine Mémoire, tout en continuant de pleurer, de souffrir. Notre drame est principalement l’ignorance, ce que notre ego ne nous permet pas d’envisager avant longtemps. L’ignorance commune et le jugement compulsionnel sont deux réalités psychiques qui contribuent à elles seules à prolonger et même à empirer nos états conditionnés très éprouvants. Comme nous l’explique Francis Lucille, l’ignorance est l’état humain le plus répandu, le plus partagé, le mieux maintenu, et lorsque l’on commence à « se réveiller », il reste encore longtemps la cause de la souffrance persistante.
Nous ignorons bien des choses, le mal que nous nous faisons, celui que nous pouvons faire à autrui et même à l’environnement. Nous ignorons notre tendance à la projection, à juger tout et n’importe quoi, l’absurdité que représente l’attente de notre épanouissement à travers des circonstances extérieures, qui pis est en nous attendant simultanément à vivre le pire… Or, ce que nous ignorons le plus et le plus longtemps, ce que la grande majorité des gens ignorent, c’est que nous nous prenons pour ce que nous ne sommes pas. Cette dernière réalité n’est pas seulement ignorée ; elle sera ou serait foulée aux pieds par « quiconque » en entendrait parler pour la première fois !
Nous ne sommes pas et ne serons jamais ce pour quoi nous nous prenons, mais aussi longtemps que nous restons positionnés comme si nous l’étions, nous ne faisons que nous attirer de quoi y croire encore, de quoi le vérifier, de quoi maintenir l’illusion, et l’expérience en est parfois terrifiante. Si vous vous prenez pour une victime, un maudit ou un malchanceux, par exemple, vous avez sans cesse une nouvelle histoire à raconter qui en témoigne. Vous êtes votre propre bourreau, votre propre maudisseur ou votre propre porteur de poisse. Et cela, vous l’ignorez !…
Et si nous ne sommes pas ce pour quoi nous nous prenons, les autres ne sont pas davantage ce pour quoi nous les prenons. Et dès que nous avons étiqueté une personne, que nous l’avons limitée à un contexte, à une histoire, notre relation avec elle est complètement faussée, d’autant plus si cette relation est délibérément inexistante. Ordinairement, on fait d’une circonstance une histoire qui met en scène des antagonistes et dans laquelle on joue toujours le rôle le plus avantageux, bien entendu !
Permettez-moi d’illustrer ce point à travers l’une de mes conditions de vie qui a tenu un rôle important dans ma compréhension de ce dont je fais le partage en général. Lisez les deux positions ci-dessous et voyez celle qui pourrait avoir votre préférence, celle qui pourrait être la plus sage :
• Je suis aveugle, notamment parce qu’un gamin m’a donné un coup de poing sur mon seul œil voyant, que j’ai été opéré par un professeur ophtalmo alcoolique et que personne ne s’était réellement occupé de ma pathologie oculaire dès le début de ma vie. Sans la négligence subie ni mauvais traitements endurés, je n’aurais pas été aveugle…
• Il y a là une histoire de cécité, de handicap, et elle ne devrait pas être niée, sous-estimée, ignorée. Il s’agit de reconnaître ce qui est, au-delà des explications, des accusations éventuelles, car la reconnaissance pure et simple de ce qui est, est en elle-même libératrice. Elle cause souvent une transformation, une guérison, mais ce qu’elle libère avant tout est le douloureux associé…
Si la seconde position est effectivement libératrice, la première voile une vieille douleur profonde et cultive de la sorte une forme de souffrance. La souffrance est du douloureux mentalisé, à vrai dire renié. Et en général, c’est la première position que l’on revendique, à laquelle on tient. On est là dans le jugement, dans la mentalisation, dans la réaction, et l’on y rajoute complication sur complication. On accuse autrui, le monde et/ou soi-même. On en fait une question de personnes, mais la conscience, l’amour véritable ne fait pas cela.
On peut en avoir parfois une illustration avec une mère suffisamment sage qui apaise les chamailleries de ses enfants. Elle ne cherche pas forcément à savoir qui a fait quoi, qui a fait quoi à l’autre, qui a commencé, etc. Oui, le contexte peut le nécessiter parfois, mais soyez ouvert à la possibilité de tenir compte de ce qui se passe sans pour autant en faire une question de personnes… Telle que nous la vivons, la personne (soi-même ou autrui) est une image, une mémoire, une illusion, le personnage d’une vieille histoire faite essentiellement d’interprétations.
Maintenant, imaginez que je sois resté avec l’idée que je dois ma cécité à ces personnes que j’eusse accusées. J’aurais passé ma vie à accuser le monde de mille choses. Il n’est personne qui limite ses accusations à une seule personne. Quelle existence ! Et, proportion gardée, c’est la nôtre. Imaginez encore que je me sois pris pour un aveugle, ce que j’ai d’ailleurs fait pendant un temps ! Du fait de cette identification incongrue, je me suis longtemps limité, privé beaucoup et compliqué inutilement la vie…
La cécité est certainement un gros morceau, mais je pourrais bien utiliser d’autres aspects de mon existence pour en arriver au même constat et à la même conclusion. C’est pourquoi vous pourrez sans peine transposer mon exemple à votre propre réalité. Restez simplement ouvert à la possibilité de voir quand, comment, combien vous vous prenez vous-même pour ce que vous n’êtes pas. Et en attendant de le voir clairement, de vous en rendre compte, envisagez simplement cette possibilité – ce qui ne veut même pas dire y croire – plutôt que de l’ignorer encore.
L’ignorance est le problème, nous l’avons dit, mais en fait, elle doit être ignorance totale pour être problématique. On peut dire qu’il s’agit d’une « ignorance ignorée ». Dès lors que l’on se sait dans l’ignorance, il n’y a plus de problème, d’autant moins que ce savoir-là (celui de son ignorance) est une ouverture à toute connaissance utile. Dans l’ignorance ordinaire, on évolue comme si l’on savait les choses, les comprenait, avait toutes les explications… On ne sait pas et l’on ne sait pas que l’on ne sait pas…
Dans un premier temps, il semble que l’acceptation de son ignorance, de son non-savoir, requiert une forme d’humilité, mais quand on peut véritablement reconnaître son ignorance, l’effet libérateur est immédiatement si puissant que même l’humilité est dépassée. La pleine reconnaissance de son ignorance s’apparente à une forme de connaissance spirituelle qui est bien au-delà des connaissances mentales, conceptuelles. Pour le dire simplement, on passe de la fermeture à l’ouverture et les effets sont « incroyables » ! « Je sais que je ne sais rien », disait Socrate.
Ici, je souhaite nous inviter à une prise de conscience qui peut constituer un bon point de départ pour en arriver à faire très vite pour « soi-même » une différence bénéfique, appréciable. D’abord, oui ou non, nous disposons-nous à voir quelque chose, à reconnaître quelque chose ? Toute prise de conscience est salutaire, mais elle requiert forcément une disponibilité, une ouverture suffisante. Et que pourrions-nous donc risquer à suivre vraiment une invitation qui ne demande qu’un basculement de la tête au cœur, le temps d’une respiration ?
Reconnaissons que nous sommes très généralement positionnés comme si nous détenions la vérité absolue quant à la réalité de ce que nous vivons d’instant en instant, de ce que nous déplorons et de ce à quoi nous nous attendons. Voyons-nous dans cette posture ; voyez-vous dans cette posture ! À un certain degré, elle est bien la nôtre, complètement incongrue et tout à fait autodestructrice. Un jour, j’ai été très touché en entendant Michel Galabru déclarer : « Examinez bien, dans l’autobus, la physionomie des voyageurs ; ils sont tous persuadés d’avoir raison ». Quelle lucidité ! Et nous sommes ces voyageurs…
À mon niveau, je ne peux qu’imaginer cette physionomie, mais je ressens très clairement la posture interne correspondante, aussi bien en autrui qu’en moi-même, et c’est la posture « je sais ». On peut la traduire de différentes manières : « C’est comme ça, on ne peut rien changer » ; « C’est ce que je sens et c’est donc vrai » ; « Tout le monde est injuste, au moins avec moi » ; « Je sais bien que j’ai raison » ; « Les gens sont complètement cons »…
Je sais quelle fut longtemps ma propre allégation, ma propre conviction (qui sait ce qu’il en reste ?), et je vous laisse reconnaître la vôtre à travers ces exemples et que vous pouvez vous amuser à reformuler de façon plus ajustée à votre propre conditionnement. Oui, amusons-nous à nous reconnaître dans nos dysfonctionnements car de la sorte, nous nous en libérons avec aisance. Le fâcheux ou la gravité n’est dans aucun de nos dysfonctionnements. Le problème est dans leur ignorance. Ayons de la compassion pour les ignorants complets, qui sont les plus nombreux, et considérons notre propre ignorance avec bienveillance !
Il va sans dire que l’évocation de notre ignorance n’est en rien une insulte, ni une offense, et qu’elle renvoie seulement à un constat que nous pouvons tous faire dès lors que nous considérons les choses d’un peu plus près. De surcroît, l’ignorance fondamentale est la méconnaissance de notre véritable nature, partagée par le plus grand nombre. Nous sommes comme des petits enfants, sur le même bateau, dans la même galère, et nous unit un même amour qui exclut d’office tout jugement.
Que l’on ait tort ou raison, la posture « je sais, j’ai raison » ne sert à rien. Elle ne sert strictement à rien s’il s’agit de la paix, de l’amour, de notre épanouissement vrai et durable. Or, si elle ne servait seulement à rien, à rien d’épanouissant, ce ne serait pas une grosse affaire, mais elle cause surtout du conflit, maintient l’illusion séparatrice, nous fait passer à côté de l’essentiel. Voyons cela avec sérénité, offrons-nous de le reconnaître, hors tout jugement là encore !
Dans la mesure de notre conditionnement résiduel, nous ne pouvons pas fonctionner autrement que nous fonctionnons, le mental égoïque étant le plus souvent aux commandes. On ne peut alors que le subir (jusqu’à libération). Si vous deviez douter de la dynamique indépendante de votre mental, mettez-vous à l’épreuve : pour une heure ou deux, décidez de n’avoir que des pensées de paix, de joie, d’amour ou de réussite, que des pensées exclusivement positives.
Il est plus sûr d’en arriver un jour à se libérer des pensées ou du crédit qu’on leur accorde incongrument que de décider de la tonalité de ses pensées pour une période prolongée. On a beau maintenir une posture de certitude, voire de supériorité, on ne peut rien contrôler en réalité. Et si l’on ne choisit pas ses pensées, comme nous le confirme Francis Lucille, « on ne choisit pas plus ses décisions, car elles dépendent des pensées incontrôlées.
En général, nous n’avons pas idée de combien nous sommes conditionnés, forcément de façon négative, préjudiciable, de combien nous nous prenons pour ce que nous ne sommes pas. Le conditionnement psychique est toujours négatif car il fait de nous-mêmes une entité fausse, imaginaire, et qui ne peut pas s’ajuster à la réalité de l’instant, à ce qui est ici et maintenant. Le conditionnement « carbure au passé », aux interprétations et aux anticipations généralement pessimistes.
Maintenant, pour vous-même, si tout va bien dans votre vie, si vous êtes plutôt heureux, ce dont nous ne pourrions que nous féliciter, ces explications ou évocations ne sont pas pour vous, mais vous admettrez qu’elles pourraient s’appliquer à un grand nombre de gens de votre entourage. Et d’ailleurs, pourquoi ne pas proposer à quelques-uns d’entre eux de lire cette chronique, par exemple ? L’idée me vient, parce que j’ai encore à l’esprit notre ignorance et nous pouvons à notre niveau contribuer à sa dissipation. Pour rester aussi longtemps dans l’ignorance, ne serions-nous pas notamment passés à côté de certaines « invitations » ?
N’est-il rien que nous puissions envisager pour nous-mêmes ? N’est-il rien de mieux que de compter sur l’après, voire de ne compter sur rien du tout ? Un jour, nous nous éveillerons. Un jour, nous nous éveillons… Et pourquoi cela ne serait-il pas maintenant, tout de suite ? Voyons un peu ce qui se passe si nous adoptons, si nous ressentons les mots suivants, ne serait-ce que quelques instants :
« Et si j’étais souvent dans l’erreur, si je restais pris par des idées fausses ? Et si, parfois, cela m’arrangeait bien de croire ce que je crois ou de me laisser croire que j’y crois ? Puis-je me permettre au besoin de me rendre compte que croire ce que je crois n’a pas d’autre but que de m’épargner un vieux malaise sur lequel je ne veux surtout pas m’arrêter ? En vérité, je ne sais rien de la réalité ou sinon je n’en sais pas grand-chose et ce que j’en saurais serait de toute façon très limité. Ce que je sais ou crois savoir ne m’est pas très utile ou ce que j’en fais n’est qu’au service de mes vieux schémas, ce qui veut dire ultimement contre moi-même. En quoi voir tout cela ou juste l’envisager pourrait-il me nuire ?
Je n’ai pas à me reprocher mon ignorance et je peux simplement cesser de fonctionner comme si mon ignorance n’existait pas. Juste dans l’instant, je reconnais ou je tiens grand compte de mon ignorance et je m’ouvre tout simplement à mieux, sans attente, sans jugement, sans préoccupation… Je laisse être ce qui est et venir ce qui vient. J’invoque simplement la paix et l’amour, la bonté et la douceur, et je rends grâce. Au besoin, je me pardonne mon ignorance et ses effets forcément néfastes. Qu’il en soit ainsi ! »
Bonjour Robert, en ce qui me concerne, dès qu’une émotions ou un jugement (ce qui est fréquent) ou n’importe quoi d’autre surgit, j’ai pris l’habitude de me dire : cela ne peut venir que de toi, ne cherche pas la réponse à l’extérieur, tu es la seule concernée et c’est juste ta façon d’interpréter la situation. D’ailleurs comment pourrait-il en être autrement ?