l’Ici et Maintenant
Jean-Claude m’écrit : « Notamment depuis ces trois séances que j’ai prises avec toi le mois dernier, après ce gros conflit vécu avec mes parents, j’ai retrouvé plus de sérénité et, en tout cas, j’ai cessé de les accuser, de leur en vouloir de façon manifeste. Or, quand je pense à eux (somme toute assez souvent), j’observe que je reste plus ou moins dans une certaine réaction sans pouvoir vraiment dire si, en fait, je leur en voudrais encore, si j’attends toujours quelque chose de leur part ou je ne sais quoi d’autre. Peut-être puis-je simplement admettre que je conserve une forme de mécontentement ou d’insatisfaction. Aurais-tu quelques autres propositions qui pourraient m’aider à vraiment et pleinement lâcher prise ? Merci ! »
Il s’agit ici d’un phénomène bien connu où, à la faveur d’un conflit relationnel par exemple, on a vécu, revécu du difficile, du douloureux. En l’occurrence, on a justement pu se rendre compte de l’aspect « revécu », autrement dit du conditionnement en cause, en vivant alors une sorte d’apaisement. Cependant, on pourrait continuer, plus ou moins, d’incriminer ledit conflit ou la dernière circonstance qui a permis cela et où l’on chercherait alors d’une certaine manière à s’en libérer enfin, en réalité à s’en débarrasser (ce qui est encore une réaction).
Par exemple, ça peut être pour certains le rappel mental incessant d’un vécu passé (plus ou moins récent) avec un chef, un collègue, un ami ou la pensée obsédante d’une circonstance toujours délicate qui les plonge dans le même dilemme que notre ami Jean-Claude. On finit par renoncer aux jugements habituels sur la circonstance éprouvée en constatant qu’un malaise demeure (que la décharge émotionnelle n’est pas achevée).
Observons d’abord que ce cas de figure n’est pas, n’est plus cette fois celui d’une personne qui croit de façon « naïve » que son malaise provient assurément, uniquement de quelqu’un d’autre, des circonstances extérieures : « Tout irait bien pour moi s’il ne se passait pas ceci ou cela, s’il n’y avait pas cette personne, cette épreuve, cette situation… ». Tôt ou tard, face à n’importe quelle circonstance éprouvante, on comprend que ses émotions et ses réactions sont siennes en effet et qu’elles renvoient nécessairement à une vieille douleur enfouie en soi et qui n’avait jamais été considérée (jusque-là). La circonstance extérieure du moment ne sera qu’une nouvelle occasion de plus d’accueillir enfin cette douleur dès lors qu’on se disposera à ne plus croire autant à ses pensées (jugements, croyances, certitudes).
Ici, pour en revenir au thème de la présente chronique, Jean-Claude sait fort bien désormais qu’il ne s’est pas senti malheureux, contrarié, ni même indigné, parce que papa et/ou maman se sont comportés comme ils se sont comportés il y a quelques semaines. Certes, quand il s’agit de nos parents, la chose peut être un peu plus délicate car il peut bien sûr y avoir un lien très étroit entre ce qui est vécu ponctuellement, aujourd’hui, et ce qui a été enduré dans la prime enfance. Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins vrai que toute circonstance actuelle est toujours essentiellement incriminée à tort. Elle n’est au pire qu’un rappel qui peut, bien sûr, être éprouvé comme atrocement douloureux.
Comme Jean-Claude, certains d’entre vous connaissent et apprécient Eckhart Tolle, ainsi que ce qu’il nous enseigne, le « pouvoir du moment présent » et l’importance primordiale à en faire une priorité. L’observation révèle qu’ici et maintenant, ce que nous dit le mental, ce qu’il nous fait croire n’est pas vrai en réalité. Pour ne prendre qu’un exemple, il y a tout ce qu’on imagine à propos de l’avenir proche ou lointain, bien sûr pour en éprouver de la peur et de l’insatisfaction, mais tout cela est-il vraiment vrai ici et maintenant ? « Que va-t-il se passer si… ? Comment pourrai-je m’en sortir quand… ? Et si ceci ? Et si cela ? » Ce ne sont là que des pensées, des pensées qui font mal, et aucunement la réalité de l’instant.
« Jean-Claude, t’inquiéter directement de ce qui n’est pas achevé avec tes parents en lien avec ce que tu viens de traverser peut ne pas t’être d’une grande aide, notamment parce que même si tu penses à eux, si tu les évoques, quelque chose n’est pas là en réalité. J’ai bien entendu qu’un malaise demeure. À te lire, tu sembles le nommer « mécontentement, insatisfaction ou même attente ou rancœur ». Eh bien, qu’il s’agisse de cela ou d’autre chose encore, donc de ce qui manifeste le douloureux résiduel enfoui en toi, non identifié, le meilleur moyen de l’accueillir ne passera pas par du penser à partir de l’épisode vécu, ni même plus largement par le mental.
Il y a se rappeler, penser encore au conflit vécu, à la situation récente qui a provoqué le malaise et il y a, il reste le malaise. Et, manifestement, il reste surtout quelque chose de ce malaise, ce qui motive précisément ta demande et surtout ce dont tu te permets d’être conscient, ce que tu perçois directement, ce à quoi tu te disposes à accorder de l’attention. Comme ce quelque chose résiduel du malaise récemment éprouvé n’a rien à voir avec la circonstance du moment, même s’il maintient encore une ombre ou un mur entre toi et tes parents, penser à eux ne pourra pas t’aider à percevoir et à libérer ainsi la chose.
À la faveur d’un autre vécu douloureux, admettons que tu aies éprouvé une grande peine alors que ta compagne n’a pas pu t’aider à un moment ou à un autre. Tu as vu des choses, vous en avez même parlé tranquillement, et tu conserves là encore un certain malaise. Il renvoie certainement à un ressenti d’abandon, à un aspect qui n’a pas encore été libéré, mais pour le coup, ta femme est si peu dans l’abandon (elle ne t’abandonne aucunement) que ton attention maintenue sur cet épisode commun et surtout ce que tu en as pensé ne te sera généralement d’aucun secours. »
C’est tout à fait bienvenu d’accorder de l’attention à n’importe quelle circonstance qui nous affecte ponctuellement, essentiellement pour identifier et accueillir du mieux que l’on peut les ressentis et réactions revisités à l’occasion. Dans l’idéal, la circonstance est juste acceptée, pleinement acceptée, ou sera alors au moins accepté véritablement ce qu’elle fait vivre (ce qu’elle a en fait ravivé), à savoir les ressentis et les réactions. Les accepter est les reconnaître comme tels, les percevoir de façon pure et directe, c’est-à-dire sans plus rien en penser. Rappelons au passage que les pensées seraient d’ailleurs acceptées de même (sans jugements, sans autres pensées), sans leur accorder de crédit, sans s’y attacher..
Or, une fois qu’on a compris ou qu’on s’est rappelé que ce qui met mal, fait mal n’est jamais ce qu’on croit, reste effectivement… le reste. Il reste quelque chose, il reste comme un malaise. L’histoire n’est pas terminée ! En fait, il reste « l’essentiel ». Il reste ce qui est, qui a été en nous depuis « toujours », depuis notre plus tendre enfance et, redisons-le ici, qui n’a strictement rien à voir avec le dernier conflit ou le dernier problème rencontré. Ce reste est essentiel en ce sens qu’il représente la voie directe de la transformation. Pour s’en occuper utilement, pour emprunter cette voie transformationnelle, nul besoin de s’attirer un prochain gros problème, nul besoin d’un nouveau conflit marqué. Tout se trouve déjà et toujours ici et maintenant.
« Ah oui, l’autre jour, c’était papa ou maman qui s’est ingéré dans ma vie ; il y a trois mois, c’était ce collègue qui m’a fait une crasse ; souvent, ce sont des gens qui se montrent indifférents ou qui ne m’écoutent pas ! » Oui, de telles choses et d’autres encore se sont passées, hier, il y a quelques semaines, quelques mois (comme dans le passé plus lointain encore), mais que se passe-t-il ici et maintenant ? Est-ce que je peux juste voir qu’ici et maintenant, je réagis bel et bien (même si l’intensité peut varier) comme j’ai réagi une fois de plus dans cette dernière circonstance et à propos de laquelle je cherche encore (le cas échéant) à achever quelque chose ? Je pourrais même reconnaître parfois qu’une douleur bien familière se fait éprouver sans même être vraiment en situation de pouvoir déplorer une nouvelle circonstance éprouvante.
Je peux te dire, dans cette situation récente, que je me suis senti bloqué, que je me suis senti bien seul, que je me suis bien énervé, mis en colère », etc.
OK, et puisque c’est donc ce que tu voudrais dépasser, tandis que tu ne cesses de repenser à tel vécu récent, vois donc plutôt désormais, ici et maintenant, que tu t’énerves quand tu t’énerves, que tu es en colère quand tu te mets en colère, que tu boudes quand tu boudes, que tu te sens seul quand tu te sens seul, que tu as peur quand tu as peur, que tu te sens coupable quand tu te sens coupable, que tu as honte quand tu as honte, que tu accuses quand tu accuses, que tu te justifies quand tu te justifies (y compris sans même pouvoir être crédible parfois)… Vois-le quand c’est là ici et maintenant sans te soucier cette fois autant de ce qui le « permet », de ce qui le déclenche.
Je veux dire ici, après avoir été profondément éprouvé, que nous ne pouvons pas en garder un malaise résiduel (même si nous nous sommes donc déjà bien apaisés) sans qu’il s’exprime ou existe aussi et surtout dans notre vécu d’instant en instant. Et c’est là seulement que nous pouvons nous aider nous-mêmes efficacement, pour ainsi dire, faire une différence remarquable et définitive.
« C’est maintenant que je peux relâcher le souci, l’inquiétude, la réaction, telle tendance comportementale. Oui, dans l’instant, je m’énerve, parce que ceci ou cela ne marche pas. Je peux le voir, le reconnaître et, ce faisant, déjà le relâcher. Oui, dans l’instant, d’une manière ou d’une autre, je m’en prends à la « première personne venue » et qui n’a rien à voir avec mon histoire. Je vois ma méfiance ou mon impatience et je la lâche… »
Tel est le pouvoir du moment présent ! C’est en nous invitant nous-mêmes à juste reconnaître ce qui se présente d’instant en instant en termes de ressentis et de réactions que nous finissons par sentir que, face à cette dernière épreuve endurée, cette fois, il ne reste plus rien. Ajoutons-y la patience, la bienveillance, la permission à soi-même d’en être là où l’on en est. Ajoutons-y la vigilance, la perception consciente directe et revenons inlassablement à cette dernière auto-invitation.
Mais attention, mais doucement, ce qui est suggéré là, tout en étant fondamental, n’est donc pas banal du tout, ni facile… ni facile à appliquer (les exceptions sont bien sûr possibles). Il s’agit d’un défi, d’un grand défi, de notre défi. Finalement, vient le temps où notre ultime problème se résume à ne pas relever ce défi, à y résister ou à l’oublier. Si l’on a déjà perçu les choses telles qu’elles sont rappelées dans ce texte, l’évidence d’un tel défi à accepter peut se révéler de façon claire. Nous allons le relever ou nous allons souffrir encore. Or, heureusement, ce n’est pas tout ou rien. Faisons nôtre l’invitation, demeurons-lui fidèles, demeurons fidèles à nous-mêmes et apprécions chaque petite victoire : le moindre instant de paix qui accompagne la perception pure, directe et donc libératrice d’une vieille attitude réactionnelle, émotionnelle.
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