Lettre aux non-lecteurs
Amusons-nous un peu ! Aujourd’hui, il me vient « d’adresser », de dédier cette nouvelle chronique à toutes les personnes qui ne la liront pas, qui ne la recevront pas, qu’elles soient ou non en situation de la lire. Ça fait beaucoup de monde, n’est-ce pas ? En réalité, tout le monde peut être concerné, d’une certaine manière, car notre lecture d’un texte ne garantit de loin pas que nous l’ayons vraiment reçu. En relisant parfois certains de mes anciens écrits, il m’est arrivé de me rendre compte que je n’avais pas reçu pleinement l’une ou l’autre des propositions dues à la seule inspiration. Ami non-lecteur, non-récepteur, je m’adresse donc à toi, familièrement ! Tu n’es pas autre de toute façon : je suis toi ou tu es moi… Quel étrange discours, j’en conviens !
Notre conditionnement est tel que nous ignorons longtemps et complètement, que nous sous-estimons, discréditons, rejetons ou dénions, au moins en partie, ce qui favorise pourtant l’épanouissement, ce qui peut nous libérer de l’insatisfaction ou de la misère morale. Tiens, cette première et seule phrase, tu ne la recevras certainement pas ! Au mieux, tu pourrais la lire, vite fait, peut-être en attendant la suite et sans même réaliser que tu n’es pas disponible pour recevoir quoi que ce soit, voire que tu t’attends surtout à ne rien recevoir (ni maintenant, ni jamais).
Tu pourrais aussi t’en tenir au constat (jugement) que la phrase est un peu longue et qu’elle n’est pas très bien écrite. Je suis d’accord ! Or, chose bien plus importante, qu’en est-il de ce qu’elle énonce ? Ici, vas-tu te sentir offensé ou, à la place, percevoir et confirmer un schéma humain banal, en créant ce faisant une brèche vers l’épanouissement déjà évoqué ? N’excluons pas cette dernière possibilité !
Bon, OK, admettons-le, tu n’es pas interpellé, tu n’es pas intéressé, tu n’es pas disponible, tu n’es pas d’accord !… J’en avais même oublié que tu n’étais pas là ! Tu n’en es pas moins à jamais la conscience pour autant, rien d’autre que la conscience, tout comme je suis à jamais la conscience et rien d’autre ou, si tu préfères, l’être qui ne peut qu’être conscience. Les caractéristiques et différences manifestes ne sont ou ne seraient que des mémoires, des pensées qui vont et viennent dans la conscience que nous sommes. C’est déjà relever qu’il n’y aurait pas lieu de nous appesantir davantage sur nos positionnements quels qu’ils soient.
Juste parce que c’est mon « trip » ou, mieux tout de même, parce que je ne perçois rien d’autre, permets-moi de nous identifier à la conscience, quand il s’agit de tenter de dire ce que nous sommes en essence, ce que nous sommes toujours incontestablement, plutôt qu’à l’un ou l’autre des rôles joués un temps, plutôt qu’aux pensées qui défilent, plus encore qu’au penseur dont personne n’a jamais pu prouver l’existence et dont de plus en plus d’entre nous voient surtout la non-existence. On finit par voir, pour peu qu’on regarde ! Eh oui, en conscience, je prends ici d’emblée le risque de te perdre complètement si tu avais consenti à faire avec moi un « bout d’écran » !
Pour « commencer », j’ai quelques questions à te poser. Ce n’est pas la première fois que je vais poser des questions à personne. Puisque ce sont des questions posées par personne, la belle affaire ! Voici une autre de ces phrases qui devrait normalement souffrir peu d’être reçue : c’est encore un conditionnement ancestral et très puissant qui fait rattacher des pensées, des réactions, des attitudes, des ressentis, des corps – toutes ces choses qui existent – à des personnes, à un « moi », à un « lui (elle, eux) ». Tu vois les corps, mais toi non plus, tu ne leur verras pas de propriétaire. Tu vois tes propres pensées (indéniablement), mais tu ne verras pas de penseur. Tu vois des actions, mais tu ne verras pas d’acteur, sauf à te laisser croire que l’acteur est le corps ou le mental dont tu n’as pas pu pointer le propriétaire… Alors, ces questions ?
Es-tu à même, parfois, de ne pas aimer une chose ou simplement de ne pas être attiré par celle-ci (un texte, une activité, une option religieuse/spirituelle…) sans devoir juger cette chose, sans avoir tendance à la juger ? Oui, bien sûr, cela t’arrive ! Pourquoi et comment jugerais-tu, par exemple, toutes les langues qu’il ne te viendrait pas d’apprendre, tout instrument de musique qu’il t’indiffère de ne pas savoir jouer ? Or, à l’inverse, peux-tu admettre qu’il t’arrive aussi de critiquer ce qui simplement ne t’attire pas, l’admettre ici sans te justifier ni te juger ? Le peux-tu ? Peux-tu le voir sans lui apporter une « explication » ? Peux-tu admettre qu’il puisse ne s’agir que d’un vieux schéma habituel ?
Il est ici question de la difficulté ou de l’incapacité totale à permettre un ressenti sans lui superposer des considérations mentales et généralement justificatrices. De cette façon, par exemple, quand on est moins disponible pour un proche, quand on n’a durablement pas envie de le voir, on peut parfois être tenté de lui reprocher ce qu’il ne nous vient pas de lui reprocher en d’autres circonstances. Si tel est le cas, c’est bon de le voir et là encore sans justification ni jugement. Ah, ce n’est a priori pas si facile ! C’est pourtant grandement bénéfique. Cette tendance familière ne se produit pas sans raison, autre que les jugements et justifications, et c’est notamment une occasion de se délester d’un poids qui reste bien encombrant quoi qu’il en soit.
Si nous jugeons et critiquons ce qui simplement ne nous attire pas, alors qu’un non-attrait est ordinairement vécu dans l’insouciance, c’est, soit que nous pourrions justement être très intéressés, mais que quelque chose dit « il ne faut pas », soit que quelque chose dit « il faut (faudrait) ceci ou cela » et que nous sommes mal à ne pas suivre l’injonction. Pour éviter la culpabilité, l’habitude inconsciente pousse à trouver le blâme dehors (en la chose). Au fond, on se sent coupable quand des circonstances même bien naturelles nous amènent à maintenir une distance avec des proches et là encore, le moyen habituel d’éviter (illusoirement) cette culpabilité consiste à utiliser ou projeter n’importe quoi pour faire de ces proches des coupables.
Mais non, si ton conditionnement comprend aussi ce schéma-là, je ne t’accuserai pas d’agir ainsi à l’occasion ! D’ailleurs, en cherchant à faire de toi un coupable, je tenterais à mon tour de m’épargner la culpabilité. Il est préférable de la reconnaître, de l’admettre, de l’honorer et de la voir ainsi se dissoudre ! « En nous, il n’y a rien d’inacceptable, que des choses inacceptées », ai-je écrit dans « Le regard d’un non-voyant » paru en 1997. Les années qui suivirent n’ont pas été superflues pour l’intégration de cette seule « vérité ». « Au pays des bornés, les aveugles sont rois ! » Quand le sérieux, la gravité ou la solennité a fait place au sourire ou même au rire, la partie est gagnée, parce que l’amusement est un effet de la pure perception (le regard qui transforme).
Certes, le rire est plus souvent une forme d’ironie ou de moquerie, mais celui-ci surgit alors, non pas de la seule perception, mais des pensées adéquates (des jugements, des comparaisons…). Peut-être se rit-on du monde, publiquement, pour demeurer malheureux dans son for intérieur. Voici pour toi une « bonne blague » : tu es positionné dans l’existence comme si tu étais maître (délibéré) de tes options et conclusions alors qu’elles sont tout à fait prévisibles du seul fait d’un conditionnement, d’une blessure, qui est devenu comme une seconde nature.
Par exemple, tu pourrais dire que si ces paroles avaient la moindre valeur, cela se saurait. Toi, tu penses ça, crois-tu. Inutile même ici de chercher qui le pense, la pensée est dictée par un conditionnement qui s’appelle « résignation » ou « abandon ». Au contraire, tu pourrais te croire à l’origine de la pensée « ce texte a nécessairement de la valeur puisque des gens que j’apprécie lui en accorde ». C’est une forme de soumission, un autre conditionnement, qui fera naître une telle pensée, et non pas toi. On en tente une troisième ? « Ces paragraphes sont incohérents, incompréhensibles ! » Oui, ils peuvent l’être (ça n’est pas à exclure), mais l’éprouver hâtivement et mordicus requiert un conditionnement fait de flou, de pas clair, d’inaccessibilité.
De tels exemples ne peuvent avoir qu’une portée limitée et ne doivent pas être pris au pied de la lettre. Regarde plutôt comment tu les reçois ou ne les reçoit pas. Maintenant, si l’on te dit que le conditionnement (nous sommes tous conditionnés) peut être laissé pour ce qu’il est, sans plus se positionner comme s’il y avait un auteur, une victime, un « moi », que va-t-il se passer… pour « toi » ? À quel degré recevras-tu l’énoncé ? Il peut être entendu, reçu simplement ; il peut ne pas l’être du tout ; il peut être bombardé de questions, réserves et autres considérations. Et alors ? Il peut aussi être, s’il est effectivement reçu, la disposition à voir révélé ce qui avait été méconnu jusque-là.
Il y a tout ce que je ne peux pas te faire partager, t’expliquer si tu préfères, parce que tu n’es pas là. Même quand ce que tu appelles TON corps est là, tu ne l’es toujours pas (pas nécessairement). Même si tu penses à ce qui est dit, à ce qui est écrit, surtout tout en le « recevant », tu n’es pas là. C’est bien ton droit de penser autant que tu le veux, mais il reste que penser est une chose et qu’être attentif en est une autre. Dire que tu n’es pas là ressembles à un abus de langage car ce pour quoi tu te prends ne peut jamais être là de toutes façons. Ce pour quoi l’on se prend n’existe pas (sinon seulement sous forme mentale).
Je peux bien me prendre pour le Président de la République, cela ne le fait pas être là. Je peux me prendre pour un thérapeute, cela ne fait être là rien de plus. Je peux me prendre pour celui qui souffre, pour celui qui a raison, mais qu’y a-t-il à percevoir d’autre que des émotions et des pensées ? Prends-toi alternativement pour plein de choses que tu pourrais « te savoir » être et vérifie à chaque fois ce qui est effectivement là. Fais-le, c’est possiblement amusant et particulièrement instructif !
En fait, la formule « ne pas être là » suggère surtout ce qui est là de façon incontrôlée et envahissante : des pensées, des vagabondages, une forme de vouloir, de l’attente, de la résistance, des réactions, de l’attachement, une activité mentale compulsionnelle et la préhension de celles-ci, l’enfermement en celles-ci, l’identification à celles-ci. Pris dans les pensées, on n’a plus sciemment la conscience de ce qui est, « on n’est plus là ». Ce n’est vraiment pas grave et ne dure que le temps où cela n’est pas vu, jamais plus longtemps ! Eh oui, à condition que tu lises attentivement ce qui est dit ici, tu finiras par voir que ne s’y trouve rien qui te juge, ni te fait la morale.
Au pire, tu y plaqueras tes propres autocritiques, celles du conditionnement, et tu dépasseras cela aussi en te rappelant qu’en toi, il n’y a rien d’inacceptable… que des choses inacceptées… Par qui ? Par personne. C’est de la non-acceptation pure et simple ou encore de la culpabilité qui traîne. C’est drôle, quand elle est vue comme telle ! Sans lui surajouter une histoire, elle tend à disparaître. Mais tant que tu y tiens, pour maintenir la préhension, continue de faire comme si cela t’appartenait si tu veux que rien ne change. Attention, si la culpabilité, la peur ou n’importe quelle autre émotion ou réaction est simplement vue comme telle, sans coupable ni victime, elle ne se transforme plus en souffrance ! C’est le risque ! Tout le monde n’est pas disposé à être heureux, tout de suite.
Et si tu n’es pas là, si tu ne peux être avec l’attention désintéressée (veux-je dire), c’est d’abord qu’il ne t’a pas été donné de repérer des instants de plénitude, de bien-être sans raison, car je doute que tu n’en aies jamais vécus ! Une seule expérience vécue sciemment de la présence est inoubliable et dispose à la préférer, même si la tendance à se laisser réembarquer dans les vieux schémas va encore se montrer tenace. Elle est visqueuse, parce qu’elle renvoie à tout ce pour quoi l’on s’est pris. On tient fort à déplorer quoi que ce soit, à vouloir, à ne pas vouloir quoi que ce soit, à regretter le passé et à attendre un futur merveilleux autant qu’à en craindre un malheureux. On tient à tout cela. Disons que « ça y tient » ! C’est un programme, un conditionnement.
Dans le même temps (ou à défaut de mieux), on se raconte des histoires, tantôt enviables, tantôt déplorables. On est pris sans conscience dans le conditionnement qui nous fait simplement gérer ou expédier les affaires courantes. On subit une sorte de programme ou il semble qu’on s’en accommode. C’est normal, c’est le connu, cela doit être et rien d’autre n’est même envisagé. C’est ainsi que tu passes toute ton existence jusqu’à ce que quelque chose te réveille un jour… peut-être. Avant ce jour, tu vis comme en sachant toute chose, comme en sachant ce que sont tes problèmes et que certains d’entre eux n’ont évidemment pas de solution. Ce que tu sais est ce qui te maintient dans ton conditionnement, mais cela, tu ne le sais pas !
Tu es maintenu dans ton conditionnement, autrement dit « droit dans tes bottes », pour tenter d’éviter encore tout ce dont tu t’accuses, tout ce pour quoi tu t’en veux… inconsciemment et à tort. Voici justement une « réalité » complètement méconnue que je veux te révéler, à toi qui est si absent, proie de ta tête, des jugements, d’une histoire que tu vis comme tienne. À peine entends-tu ce qui t’est dit ici, tu te sens plus ou moins jugé, sans conscience que les jugements que tu entends sont seulement ceux que tu portes toi-même à ton endroit. Or, pour expliquer ton malaise, il y a pire. Essaie de me suivre car c’est un cadeau que je t’apporte, ni plus ni moins !
Oui, en surface, tu réagis un peu comme si l’on te faisait la leçon, la morale tandis que le seul message qui veut atteindre ton cœur est que tu n’es coupable de rien, qu’il n’y a en toi rien d’inacceptable, que tu peux reconnaître que tu t’en veux pour t’en absoudre désormais définitivement. Or, en vérité, c’est précisément cela que tu ne veux ou ne peux pas entendre, parce que l’intensité de la culpabilité est telle qu’il y a résistance à y renoncer. Tu « préfères » nier, ignorer, parfois justifier ou même prouver ta « culpabilité » (ressentie) plutôt que percevoir qu’elle est irrationnelle, qu’elle ne repose que sur des pensées, des mémoires, une vieille histoire qui n’appartient à personne.
Se vivre comme coupable est insupportable et c’est pourquoi le refoulement implique réactivement des postures contraires à l’harmonie, au véritable épanouissement. Comme d’autres, tu pourrais bien finir par me confier des méfaits dont tu te sais coupable ou au moins responsable, mais ces éventuels actions préjudiciables sont seulement des effets parmi d’autres d’une culpabilité plus profonde, irrationnelle celle-là et que tu résistes encore à confronter ou, plus simplement, qui t’empêche de recevoir ce qui te parle de paix et d’amour. Quoi qu’il en soit, sache au moins et enfin que tu peux avoir fortement tendance à percevoir comme accusation ce qui n’est en réalité rien d’autre qu’une invitation à juguler tes seules propres auto-accusations.
La souffrance est humaine ou l’humanité est souffrance. La douleur est certainement inévitable, mais la souffrance est une option, l’accueil en est une autre. En tant qu’humains inconscients, nous choisissons longtemps la souffrance et c’est ce qu’il « nous faut » percevoir, ce qu’il est doux de percevoir, ce qui finit par faire une différence épanouissante. Sans questionnement ni attente, vérifions si nous pouvons nous disposer à nous ouvrir à l’expérience inconnue qu’est celle de la libération. Sans trop qualifier cette libération, disons simplement qu’elle est l’abandon de l’égo qui n’est fait que de lutte, de résistance et d’attachement.
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