L’état réactionnel
Quelle que soit la blessure en cause la plus prononcée, le conditionnement humain est tel qu’un état réactionnel est inlassablement « mis en scène », de façon plus ou moins discrète, subtile ou très prenante, très violente. Regardez les gens autour de vous, dans votre famille, au travail, dans les actualités. Remarquez combien il y a partout de réaction, combien l’expression ordinaire est réactionnelle ! Des gens s’insurgent, se plaignent, jugent, critiquent, provoquent, dénoncent, défendent, attaquent, baissent les bras, s’écrasent, se paralysent, mettent en avant de « bonnes intentions », fuient, manifestent de la retenue, de la méfiance, de l’antipathie, etc.
Or, tant de gens autour de nous pourraient-ils être impliqués de la sorte sans que nous le soyons nous-mêmes ? Pour notre drame, le nôtre et celui du monde, tous, nous privilégions de façon tout à fait ordinaire l’état réactionnel. Si souvent, nous sommes dans la réaction. C’est ainsi qu’est maintenue et alimentée la souffrance individuelle et collective, le mal-être, le mal de vivre. C’est ainsi que les guerres sont provoquées et entretenues. C’est notamment à cela que sont dus les maladies, les problèmes en tous genres, les conflits relationnels. C’est ainsi que la guérison ou la transformation souhaitable est durablement gardée à bonne distance. C’est le « moyen » de ne pas reconnaître et libérer ce qui en nous a besoin d’être dissipé.
Il s’agit d’un phénomène puissant, hyper puissant, ignoré par le plus grand nombre et subi encore longtemps même par les gens qui le connaissent, qui l’ont reconnu. L’option réactionnelle est un anéantissement insoupçonné. C’est la découverte de ce phénomène si banal et si envahissant qui, il y a une quinzaine d’années, allait diriger mon attention sur les cinq blessures qui font l’objet de mon dernier livre (Le regard qui transforme). Chaque blessure engendre un mode réactionnel tout à fait spécifique.
Réagir, c’est d’abord adopter une attitude, un positionnement de fermeture ; c’est être sûr de soi ou de son positionnement ; c’est prétendre savoir, connaître les tenants et aboutissants, savoir ce qui s’est passé hier, ce qui se passe aujourd’hui et ce qui se passera demain ; c’est être pris dans la tête et donc dans le passé ; c’est fonctionner tel un programme informatique ; c’est également, au passage, ne pas avoir envisagé que les choses puissent être autres que ce qu’elles apparaissent, voire que ce qui est rapporté ici ou là (dans les médias comme dans notre entourage) ; c’est se priver de la paix, du meilleur (au profit d’une satisfaction bien éphémère)…
Réagir est encore une volonté tenace compulsionnelle (reconnue ou non). On tient à réagir même quand il n’y a momentanément pas de quoi le faire. Réagir, c’est créer ou maintenir la chose même à laquelle on résiste.
Je dis que l’état réactionnel est effectivement privilégié et je pourrais tout aussi bien dire qu’il n’y a que ça ! Nous voulons réagir, nous y tenons vraiment. Nous ne voulons rien d’autre. C’est bien plus qu’une « simple façon habituelle » de répondre à ce qui se présente ; c’est un fonctionnement irrésistible qui appelle, qui attire sa pitance, qui se la rappelle ou qui l’invente. Comme composante du mode réactionnel, il y a la croyance obscure qu’il va être utile, bénéfique, qu’il est justifié alors que, tôt ou tard, le contraire sera infailliblement éprouvé : plus d’insatisfaction, plus de culpabilité, plus de souffrance. Simplement, la réaction produit au mieux un soulagement ponctuel sous une forme ou sous une autre. C’est une sorte de piège, un fourvoiement malencontreux.
En tout cas, dans le moment même où elle est manifestée, la réaction satisfait bien quelque chose. Il semble, par exemple, que l’attaque anime, donne de l’énergie, que l’accumulation des preuves contente, que les accusations déculpabilisent un peu l’accusateur, que la résignation repose, que la lamentation attire l’attention, que la dénonciation auto-valorise, que la soumission assure la paix… Or, sans même parler de la culpabilité qui risque de se faire éprouver à nouveau (quand elle avait déjà été repérée), l’état réactionnel prolongé est suivi de l’effet « gueule de bois », d’une perte d’énergie, du rappel à nouveau du vieux malaise en cause jamais considéré, voire de la maladie, d’un accident, d’un autre problème pour y réagir bientôt de plus belle (dans une ronde sans fin).
Ces possibles effets de l’état réactionnel seront cependant imputés à la circonstance dont la réaction s’est nourrie. On ne voit pas, ne reconnaît pas l’effet produit sur soi du seul fait d’être dans la réaction. On voit encore moins que la circonstance n’est pas directement concernée par la façon dont on est affecté, laquelle étant seulement le rappel malaisé d’une vieille histoire. Complètement conditionné par cette histoire, on fonctionne en automatique, on démarre au quart de tour, on est devenu une sorte de robot. On réagit par habitude, mais surtout en résistance au fait d’être affecté, de laisser apparaître une vieille douleur, de se rappeler ce qu’on s’est employé si fort à oublier, à ignorer, à nier, à refouler.
Tout ce qui vient d’être développé pourrait mettre mal à l’aise (inutilement et regrettablement), ne pas être reçu par culpabilité (inconsidérée) et donc négligé. En fait, il s’agit seulement d’une invitation à percevoir l’un de nos propres fonctionnements, lequel constitue le moyen de perpétuer le mal de vivre. Juste percevoir ce phénomène, c’est tout ! Autre chose serait réagir encore, « préférer » encore la réaction. Juger, critiquer, comparer (se dire des trucs)… là où il n’y a pas lieu de le faire, c’est toujours réagir (ou cela annonce un positionnement réactionnel plus marqué).
La chose du moment qui nous fait réagir n’est pas LE problème, ni n’apporte LA solution. Il peut être utile de découvrir que l’on se fourvoie, de relativiser la circonstance, d’atteindre une compréhension qui fasse tomber la réaction du moment, mais c’est en attendant mieux, en quelque sorte. Il nous faut percevoir la seule tendance à réagir et non pas ceci ou cela qui nous fait réagir. Accorder positivement son attention à ce qui fait réagir lâchera peut-être la réaction du moment, mais elle reviendra bientôt sur cette même chose si elle n’en trouve pas une autre à se mettre sous la dent. Certes, il y a cette chose qui suscite la réaction, mais il y a surtout la réaction elle-même, la tendance à réagir. C’est elle qui doit être perçue et relâchée, elle qui est en effet difficile à abandonner en tant que telle.
Qu’est-ce qui précède directement la réaction ? Non, ce n’est pas la circonstance pourtant incriminée. Cette circonstance a rappelé une vieille douleur et cette dernière est une nouvelle fois occultée en partie. Elle est ce qui précède la réaction. Nous n’abandonnons pas la réaction ou, pour le dire autrement, la tendance à réagir demeure, parce que nous ne nous arrêtons jamais sur la douleur. Si elle n’existait pas, il n’y aurait pas de réaction. C’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi, confrontées à une même circonstance, différentes personnes peuvent réagir de façon différente ou ne même pas réagir du tout (fonction de la douleur éventuelle touchée).
On peut dire encore que la circonstance qui suscite la réaction représente une sorte de bouc émissaire. On y projette ce qui a été retenu en d’autres temps. D’ailleurs, des choses sont parfois éprouvées sans grande réaction, voire sans réaction du tout (au sens donné ici), alors qu’un certain malaise pourrait déjà attirer l’attention. Et, arrivant telle la goutte d’eau qui fait déborder le vase, une nouvelle chose même anodine pourra déclencher une furie. Il s’agit toujours de la résistance au douloureux rappelé et qui n’a en fait rien à voir avec toutes les choses rencontrées.
Où est notre « véritable ennemi », le maltraitant à déloger, la cause du mal de vivre infligé ? Il apparaît précisément sous cette seule tendance à réagir. J’ai évoqué la place prise dans le monde par la tendance à réagir. Notons aussi que dans les périodes de réaction intense, c’est comme si l’histoire incriminée occupait tout l’espace intérieur, qu’il n’y avait plus rien d’autre, plus aucune autre réalité. Est même complètement occulté tout ce qui pourrait ébranler la réaction, la mettre en doute. Totalement pris alors, totalement identifié avec l’histoire en cause, on a difficilement accès à la seule perception pure et directe de ce qui se joue et se rejoue.
Cette invitation à la perception renvoie à « quelque chose » d’essentiel, à ce qui seul finit par faire dans sa vie une différence heureuse définitive. Ce ne sont donc pas juste des mots de plus, du blablabla, des mots qui n’indiqueraient rien. Observez qu’il y a l’état réactionnel, adopté de façon plus ou moins prononcée, qui existe bel et bien (chroniquement ou épisodiquement) et qui peut même représenter un caractère, une personnalité. Observez ensuite que ce caractère, cette personnalité (la vôtre en l’occurrence) est perçue, vue, reconnue. Ayez à l’esprit un moment de réaction. Vous l’avez ? C’est donc perçu !
Maintenant, sommes-nous vraiment la réaction, celui ou celle qui réagit ? Pour certains, la question pourra sembler brutale, stupide, venir comme un cheveu sur la soupe ou ne pas retenir la moindre attention. En fait, avertis ou non, nous fonctionnons, nous évoluons avec l’évidence que nous sommes quelqu’un, notamment ce quelqu’un en réaction. Et s’il n’en était rien ? Si ce que nous sommes n’était finalement pas ce quelqu’un (en réaction ou non), mais ce qui le perçoit, ce qui le voit, ce qui en est conscient ?
Est-ce que je suis le clavier sous mes doigts ou est-ce que je suis ce qui le perçoit ? Est-ce que je suis mes doigts, mes mains, mon corps, ou est-ce que je suis ce qui les perçoit ? Est-ce que je suis telle pensée qui apparaît, un désaccord, n’importe quelle réaction, ou est-ce que je suis ce qui les perçoit ? Est-ce que je suis ce qui est perçu, quoi que ce soit (un objet, une pensée, une opinion, une émotion, une réaction…) ou est-ce que je suis ce qui perçoit ? Est-ce que je suis l’une ou l’autre de ces choses qui apparaissent dans la conscience et qui changent finalement continuellement ou est-ce que je suis la conscience toujours stable, toujours pure, autrement dit ce qui perçoit, ce qui contient tout ? Personne ne peut douter que tout soit perçu et, en le vérifiant, personne ne trouve jamais le quelqu’un auquel il y a identification.
S’identifier au corps finit par sembler étrange. Sans bras, sans jambes ou sans yeux, avec 20 kilos en moins, je serais donc moins ! Pourrais-je croire encore que je serais les pensées et les sentiments après avoir réalisé qu’ils ne font qu’apparaître et disparaître ? Où est le quelqu’un pour qui je me prends, que je crois être ? Il y a bien un agglomérat de pensées, d’émotions, de réactions, de sensations corporelles qu’on peut étiqueter de « quelqu’un », mais l’évidence que c’est là ce que je suis en essence n’est pas et ne peut pas être établie. En revanche, assumer cette évidence (ce que nous faisons tous) fait notre drame.
Eh oui, nous y tenons fort à être quelqu’un et la tendance à réagir en est le témoignage parfait. Nous nous employons à être quelqu’un. C’est une possibilité, celle que nous avons adoptée. Or, que nous la jugions pertinente ou non, il y a aussi la possibilité d’abandonner cette évidence imaginaire. Il y a la possibilité de contempler ceci : « Je suis le corps, les connaissances, les états d’âme » ou « Je suis ce qui perçoit, ce en quoi tout apparaît ».
Maintenant, si je ne suis effectivement pas l’agglomérat susmentionné, si je ne suis pas les vagues circonstancielles et émotionnelles qui déferlent (parfois même sous l’apparence d’un tsunami), le passé pourrait perdre de son attrait et l’avenir ne plus préoccuper. Il reste le présent, la présence, « là » où tout est perçu, toujours, là d’où tout jaillit (inspiration, intuition, véritable intelligence, élans…).
« Oh mon Dieu, qu’est-ce qui M’arrive ? Ceci M’arrive, à MOI, quelle horreur ! » Et s’il n’y avait pas ce « ME », ce « MOI », ce « je » ? Il n’y aurait pas non plus l’horreur ! Les choses passent, ne font que passer et beaucoup sont d’ailleurs attirées par le seul « je » imaginaire. Pour tenter de le faire exister, il faut absolument que des choses lui arrivent et y réagir, d’où le « vouloir réagir » plus que tout autre chose. Alors, sachons cela. Connaissons et reconnaissons ce « jeu ». Percevons-le. Voyons par ailleurs ce qui se passe si nous faisons nôtres les propositions suivantes en les suivant ne serait-ce qu’un bref moment :
Perçois la circonstance qui t’affecte et la tendance à y réagir (comme ça réagit).
Perçois le refus de la douleur qui est là – pas loin – et perçois la douleur.
Perçois que tu souffres du fait de retenir le passé, comme si tu voulais redonner vie à un cadavre. Ce qui est passé est mort. Perçois-le.
Perçois que ce qui te laisse dans la confusion, c’est une histoire passée, qu’elle ne se trouve pas là, ici et maintenant. Perçois que ce n’est qu’un souvenir. Vérifie-le.
Quand tu es submergé par une émotion, le « vouloir » qu’elle ne soit pas là est à l’avenant : perçois l’émotion envahissante et le désir qu’elle n’existe pas.
Perçois que tu résistes à ce qui est, que tu veux/voudrais le changer et que c’est pour cette raison que tu souffres.
Quand tu te sens bloqué, perçois, à la fois, que tu t’accroches au ressenti douloureux et que tu veux t’en débarrasser. Perçois le « j’y tiens » et le « je ne veux pas » plutôt que de nier ou d’ignorer l’un ou l’autre.
Perçois que tu prends tout personnellement, que c’est aussi de la sorte que tu te blesses, t’attires l’adversité.
Perçois ce qui n’est pas ta réaction, ton malaise, ici et maintenant : l’espace de conscience, ce qui perçoit, le silence, la Vie. C’est ce que tu es, perçois-le.
Pour moi quand vous écrivez, ma véritable nature est celle de CE qui observe, la conscience pure et non pas le petit Robert réactif, pour toutes les bonnes raisons que vous indiquez, je m’interroge. Pas pour polémiquer ou avoir raison. Non c’est une vraie question pour moi. Ne suis-je pas tout cela, la conscience qui voit sa manifestation et ce qu’elle manifeste, c’est à dire mon personnage public ? Le sans forme et la forme ? N’y a-t-il pas un sens à ce passage de notre humanité dans le tunnel des automatismes égoïques ? J’ai lu chez Annie Marquier des théories sur l’évolution et les passages obligés de l’humanité. Je ne suis pas sûre d’avoir été convaincue. J’ai posé cette question à Douglas Harding que vous avez peut-être rencontré ou lu ? Il m’a dit que je devais trouver ma propre réponse. Je cherche toujours (sans en faire une obsession) et aurais tendeance à me rallier à ce que dit Eckart : “IL y a des mystéres”. Bonne journée à vous Robert. Je suis contente de vous avoir découvert. Vous lire m’enrichit et me donne des clefs de lecture inédites et efficaces. Odile
Oui, chère Odile, tout est conscience ! Votre point de vue est donc tout à fait valide ! Or, ce que j’écrivais est spécifiquement une “réponse” à la tendance ordinaire qui est nôtre à nous positionner comme si nous étions essentiellement ou même exclusivement ce que nous percevons (corps, sensations, émotions, pensées, positionnements) plutôt que de nous rendre compte, s’agissant de pointer vers ce que nous sommes ultimement, que ce qui perçoit, ce qui est conscient en témoigne toujours. Observez que ce qui perçoit demeure inchangé alors que ce qui est perçu (corps, pensées…) change continuellement. Êtes-vous ce qui change ou ce qui ne change pas ?