Les blessures évoquées
Mon prochain livre annoncé depuis longtemps, achevé depuis des mois, tarde à être publié du fait du travail de relecture auquel je tiens évidemment. Je rappelle que le livre présente nos « blessures de l’âme » qui ont laissé en nous des traces parfois profondes. Au nombre de celles-ci se trouvent nos divers malaises, nos options et attitudes réactionnelles, nos difficultés régulières de tous ordres, les incapacités et les limitations que nous éprouvons ou encore des croyances invalidantes que nous ne soupçonnons pas, des exigences, des prétentions que nous résistons à reconnaître et tout ce que nous nous donnons machinalement à vivre qui entretient notre insatisfaction.
Toutefois, rien de tout cela n’est vraiment si important en ce sens qu’il ne s’agit que de quelques effets de blessures non guéries. Pour la transformation, seules comptent la découverte, la reconnaissance et la pleine acceptation desdites blessures. Quand nous savons ou quand nous nous rappelons l’implication de l’une ou l’autre de nos blessures, nous cessons d’incriminer autrui, la vie ou même la difficile circonstance du moment. Autrement, nous continuons de subir ce que nous vivons, ce que nous déplorons, tout en résistant encore à ressentir pleinement et en conscience le douloureux qui demeure contenu en nous. Avoir été ou s’être senti traité de quelque manière que ce fût a fait mal et pour n’avoir pu être exprimé, ce mal est resté imprimé… en nous.
Prenons l’exemple d’une personne qui, enfant, s’est sentie particulièrement dévalorisée. Adulte, elle risque d’avoir à composer longtemps avec ce que j’appelle « la blessure de dévalorisation ». Elle peut s’attirer des gens et des circonstances qui la dévalorisent manifestement ou simplement se croire sans cesse dévalorisée. Bref, elle doit à sa blessure non guérie de se sentir dévalorisée et surtout de s’autodévaloriser consciemment ou inconsciemment. Son orgueil éventuel ou sa tendance à se vanter (constamment) témoignerait encore de la présence en elle de cette même blessure. On fait tout et n’importe quoi pour tenter de démentir ce que l’on croit, ce dont on s’accuse… à tort !
Or, la dévalorisation rend notamment difficile l’accès au plaisir et au bien-être. Une insatisfaction profonde refoulée fait ici partie du douloureux jamais traité, ni considéré. Et la personne peut méconnaître sa blessure en croyant vivre le plaisir alors qu’elle nourrit seulement des compensations. Le plaisir est ici confondu avec le soulagement. Quelle que soit notre blessure, les soulagements sont recherchés pour ne surtout pas rencontrer le douloureux en soi. Mais ça ne marche pas de façon durable. Le douloureux finit par nous rattraper. Une contrariété et un malaise surgissent une fois de plus tôt ou tard.
Quand on s’intéresse de plus près à ses ressentis, on découvre qu’on se sent aujourd’hui traité comme on s’est senti traité enfant. La reconnaissance de ce ressenti reste finalement assez facile ou accessible quand il est revécu avec un chef, un collègue ou un voisin, par exemple. On peut avoir plus de mal à plonger dans ce même ressenti, à le reconnaître et donc à s’en libérer quand on le revisite avec l’être aimé, ce qui ne manque jamais. « Eh oui, j’aime sentir que je l’aime ; je veux sentir qu’il ou qu’elle m’aime. Je ne veux pas sentir qu’il ou qu’elle me dévalorise, me néglige, abuse de moi… ». C’est toujours du revécu : enfant, on n’aurait pas davantage voulu sentir ce que nous sentions de l’un et/ou de l’autre de nos parents. Se sentir traité (blessé) de quelque manière que ce soit, c’est surtout se sentir non aimé et c’est un des ressentis auxquels on résiste le plus.
Et puis un jour, c’est trop ! Sans conscience, ce « trop » s’exprimera dans la réaction, dans la souffrance, car la douleur véritablement en cause ne sera toujours pas reconnue. Il m’a fallu être récemment « piégé » une fois de plus pour vérifier ce dont je vous parle ici. Oui, je parle seulement d’expérience ! J’ai depuis longtemps la compréhension que l’autre n’est jamais en cause dans ce que je vis, ce que j’éprouve avec elle ou lui. Toutefois, en observant bien mes émotions, la manière dont j’ai souffert en l’occurrence, j’ai vu clairement que pour souffrir ainsi, il me fallait bel et bien croire en la responsabilité de l’autre.
Pourtant, puisque l’autre s’inscrit dans une longue liste (on revisite ses blessures au fil des ans avec de nouvelles personnes), n’est-ce pas évident que cet autre incriminé n’a rien à voir en réalité avec notre problème récurrent ou chronique ? L’autre demeure cependant la bonne personne, par exemple celle à qui il serait bon enfin pour nous de faire une demande jamais formulée ou d’exprimer un « non » toujours retenu. C’est en nous, c’est pour nous que quelque chose est à considérer.
Ajoutons que, parfois, ce problème en soi, toujours en soi, consiste à croire que l’on est seul et nécessairement fautif sans admettre la faille manifeste de l’être aimé. Selon les circonstances, les moments et nos blessures, nous pouvons être portés, tantôt à accuser autrui, tantôt à nous accuser nous-mêmes. Si l’on accuse généralement autrui, cherchons à reconnaître ce dont nous nous accusons nous-mêmes en réalité. Si nous nous autoaccusons régulièrement, cherchons alors à reconnaître ce que nous résistons à reprocher à autrui ou, pour le dire mieux, à reconnaître comment nous nous sentons effectivement traités par lui.
Ce que nous éprouvons dans la vie est une répétition, le rappel d’une vieille histoire, de notre blessure même. Il y a rappel tant que le douloureux n’a pas été « évacué ». Sans conscience, nous réagissons à ce qui nous arrive à la manière même qui résulte de notre blessure. Par exemple, s’il y a eu abandon, il y a résignation. En effet, quand il n’y a « plus personne », que pourrait-on faire d’autre que finir par se résigner ? À l’inverse, le « rejeté » s’accrochera, se rebellera. Comprenez que « l’abandonnant » n’est plus là, qu’il est parti ; le « rejetant » est là en train de repoussé. Le « rejeté » peut donc faire du forcing, revenir à la charge.
Avec la prise en compte de nos blessures, la compréhension que je propose et que je peux seulement évoquer dans ces pages ne garantit pas une solution immédiate, mais elle est la voix qui mène à la transformation. On finit par se guérir de ses vieilles blessures en cessant de les raisonner, de les banaliser, de les sublimer, de les nier ou de les ignorer. L’évocation du douloureux en nous peut sembler conceptuelle, alors qu’il demeure ce qui sous-tend les contrariétés vécues que l’on détaille souvent par le menu. Raconteriez-vous un nouvel abus subi, par exemple, si vous n’aviez pas mal… « quelque part » ? Ainsi, l’attention réservée exclusivement aux détails de l’abus est perdue pour ce mal, lequel est pourtant la seule chose importante.
Ce qui n’est pas conceptuel, on en conviendra, c’est l’état émotionnel et surtout réactionnel dans lequel nous met toute nouvelle épreuve (une contrariété, un conflit relationnel ou une attente frustrée). Que faire alors ? Il serait vain de chercher à faire quoi que ce soit. Que l’on fasse ce que l’on fait, comme d’habitude ! On réagit émotionnellement et comportementalement comme nous a « appris » à le faire notre blessure même. Par exemple, on se lamente. On fait ce que l’on peut ! À un moment ou à un autre, tôt ou tard, allons-nous cependant pouvoir considérer que nous avons juste revécu là un morceau de notre histoire et que nous y avons répondu comme à l’accoutumée de façon machinale et réactionnelle ? Cette considération, cet accueil contribuera la prochaine fois à vivre différemment les choses tandis que l’inconscience persistante assurera à l’inverse de revivre bientôt une autre situation avec la même souffrance.
« Comment se fait-il », m’a demandé Gisèle, « que je m’attache généralement à qui n’est pas disponible pour moi en faisant peu cas de qui se montre bienveillant ? » C’est en effet une des manières de faire durer son insatisfaction ou son mal de vivre. Mais ce fonctionnement humain se comprend, comme tout autre : on est attiré par qui l’on peut se sentir traité comme on s’est toujours senti traité. C’est comme si l’on cherchait à transformer l’autre pour qu’il nous reconnaisse, nous comprenne ou nous aime enfin. En fait, on veut vivre un démenti et si l’on est aimé a priori, la quête compensatrice du démenti ne peut se faire. On pourrait dire encore que l’on recherche quelqu’un pour régler un compte.
Une autre attitude, plus importante, qui retarde la libération véritable consiste à désirer, à espérer, à vouloir que la circonstance déplorée soit différente. On peut par exemple imposer à autrui ou s’imposer à soi-même des choses, mais c’est vain. Avec la peur tenace de ne pas être compris, par exemple, vous ne vous aiderez pas en vous efforçant d’être clair, ni en montrant à l’autre qu’il comprend tout de travers. Seule votre peur devra être reconnue, ressentie, prise en compte. S’occuper directement de la situation problématique, c’est s’occuper d’un effet et non pas de la cause. Il est souvent utile d’intervenir sur des effets, mais tant que demeurera la cause, ces mêmes effets se présenteront encore et encore.
Comme il est difficile, au-delà des épreuves qui se présentent à soi, de juste se sentir malheureux, en peine, triste, déçu, voire coupable ou honteux, parfois en colère ou même haineux ! Nous n’avons pas l’habitude de juste reconnaître, de juste observer ce ressenti. Un « j’ai mal » reste à ressentir en conscience. C’est vraiment ce qui n’est pas fait. Vous pourriez ici vous insurger et vous écrier que vous savez bien que vous avez mal, que vous l’éprouvez en toute conscience et que vous en parlez souvent. Faites la différence entre réagir au douloureux en vous et simplement le ressentir. Par exemple, cette différence est perceptible dans les expressions « j’ai mal » et « tu me fais mal ». Quand votre attention est portée sur ce qui ou sur qui « vous fait » mal, vous n’êtes toujours pas avec ce « mal ». Considérer une circonstance qui vous fait peur est une chose ; être avec ce seul ressenti « peur » est tout autre chose. Bref, notre attention est sans cesse dirigée sur ce qui cause une émotion et « jamais » sur l’émotion elle-même.
Sinon pour celle du moment, à la prochaine contrariété que vous allez vivre, reconnaissez d’abord que toute votre attention et toutes vos pensées sont pour la personne ou pour la condition qui vous contrarie et non pas pour ce que vous ressentez profondément. Dans la plupart des cas, vous pourrez même découvrir, loin d’être avec la conscience de votre ressenti douloureux, loin d’être dans la seule observation, que vous êtes complètement dans la réaction. Ensuite, en vous accordant tout le temps nécessaire, voyez si vous pouvez reprendre votre attention consciente braquée sur « l’objet » incriminé pour la diriger sur votre ressenti émotionnel. Et restez un peu avec. Accueillez-le un peu. Reconnaissez-le comme jamais. Saluez-le. Célébrez-le. Embrassez-le. Plongez-vous y en conscience.
Ce faisant, le ressenti douloureux enfin honoré se dissipera et c’est peut-être lors d’une condition similaire ultérieure que vous le réaliserez. Vous remarquerez que vous ne souffrez plus ou que votre souffrance a perdu beaucoup en intensité. Persévérez alors ! De la sorte, traitez-vous à l’inverse de comment vous vous êtes toujours senti traité car jusque-là également, vous vous êtes traité de même. Vous n’avez pas idée de combien vous vous faites à vous-même ce que vous accusez ou ce que vous pourriez accuser autrui de vous faire. Oui, nous nous traitons nous-mêmes comme nous nous sommes sentis traités et là demeure finalement notre seul drame. Remarquez que nous pouvons y mettre fin. Nous seuls pouvons le faire. Personne ne peut nous empêcher de nous traiter mal. Entendez et reconnaissez ce qui est révélé ici : nous avons le pouvoir de nous guérir nous-mêmes. Allons-nous le faire ?
Ce « travail émotionnel » est simple. Son application semblera difficile si l’on s’attend à dissiper toutes nos vieilles douleurs en un « claquement de doigts ». La moindre décharge émotionnelle devrait être un encouragement à persévérer. Il peut aussi être utile de se faire aider pour explorer ses ressentis douloureux car, souvent, on se laisse prendre par la réaction et l’on tarde à s’en rendre compte. Il s’agit d’observer ce que l’on ressent et dès lors qu’on réagit (de quelque manière que ce soit), on n’observe plus. C’est alors qu’on souffre à nouveau. Mais il suffit de le voir, de s’en rendre compte pour retrouver tout le bénéfice de la seule observation.
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