Le rêve, le cauchemar, le non-réveil
Dans la chronique précédente (n° 61, chronique à relire ou à lire), je relève trois aspects des blessures non guéries de l’enfance qui expliquent en partie la souffrance humaine persistante. Des commentaires enthousiastes m’encouragent en ce début d’année à poursuivre sur le même thème. Et je vais cette fois aborder un phénomène que je n’ai traité dans aucune chronique antérieure. Nous pourrions appeler ce nouveau point « l’état de rêve permanent » ou « le rêve insoupçonné ». Précisons d’emblée qu’il importe de considérer ce rêve car c’est souvent un cauchemar.
Je parle du rêve (de l’état de rêve) dans lequel nous sommes tous pris sans le savoir, sans l’envisager, sans le reconnaître. Et rien d’étonnant à cela ! Quand on rêve en dormant, il est bien rare qu’on soit conscient de rêver. Du reste, la véritable pleine conscience que l’on rêve devrait (selon moi) faire quitter le rêve instantanément. On n’est pas conscient de rêver, en rêvant, et c’est si vrai, si fort, qu’en se réveillant du rêve, on demeure parfois la proie des émotions qu’il a suscitées.
Peut-être vous est-il déjà arrivé de vous réveiller d’un rêve, parfois d’un cauchemar en croyant y être encore pendant quelques minutes ou au moins quelques secondes. Pendant ce laps de temps, vous continuez de croire en la présence de malfaiteurs ou surtout d’être particulièrement effrayé ou angoissé. Peut-être votre cauchemar avait-il pour thème un acte répréhensible de votre part et soudainement réveillé, vous continuez de vous culpabiliser un moment… Et si ce fut un beau rêve, peut-être vous prenez-vous encore pour le maître du monde ou un sauveur admiré.
Rêver, cauchemarder, c’est penser, subir en quelque sorte le cours de l’activité mentale et surtout y croire ; c’est penser et croire à ce que l’on pense. Pour être affecté – pour être angoissé, par exemple -, il faut penser quelque chose et y croire. Souvent, penser, c’est imaginer, produire des images. Je le répète, il y a rêve ou cauchemar dès qu’on se met à croire aux pensées, aux images. Cauchemarder, c’est encore réagir aux effets dans son coeur, dans son corps et dans son existence, lesquels effets résultent de pensées antérieures.
Si vous considérez un instant cette définition qui pourrait certes être plus précise, vous allez découvrir, commencer à sentir que l’état de rêve et de cauchemar n’est pas l’exclusivité du sommeil paradoxal. Autrement dit, nous vivons dans un état de rêve permanent. Or, ce rêve est d’autant plus à déplorer – disais-je – qu’il est souvent cauchemardesque. Nous avons besoin de nous réveiller, c’est-à-dire de devenir conscients.
Au lieu de s’étonner (en le déplorant parfois amèrement) d’avoir encore à endurer ceci ou cela, de ne pas avoir encore pu s’en libérer et s’attirer des conditions de vie plus heureuses, je suggère de faire sienne la question suivante : « De quoi n’ai-je pas encore une pleine conscience ? ». C’est reconnaître que quelque chose nous échappe et se disposer à vivre la transformation souhaitable. C’est une invitation à la fois à l’humilité et à l’ouverture.
Sans nommer les choses ainsi, j’évoquais dans la précédente chronique des instants privilégiés où nous pourrions nous réveiller, où nous sommes sur le point de nous réveiller, et où nous résistons au réveil. Essayez de vous rappeler des moments mêmes rares et éphémères où, le cas échéant, vous étiez comme en situation de vous réjouir (où vous auriez pu vous réjouir), où vous étiez en situation de ressentir de la gratitude. Par exemple, vous étiez sur le point d’atteindre un but, éventuellement de vous épanouir, et vous avez résisté. Vous n’avez pu quitter le rêve, le cauchemar ; vous n’avez pu vous réveiller. Certes, on peut aussi parvenir à ses fins tandis que l’on continue de rêver. C’est le cas quand l’objectif atteint est compensateur.
Rêver et cauchemarder, c’est notamment utiliser son mental de façon inappropriée, malencontreuse ou simplement inutile. On y trouve l’aspect principalement réactionnel inhérent à l’une ou l’autre de nos blessures. Il est toujours question de contrôle, d’évitement, de justification… Ne pas se laisser prendre par le « rêve » ne signifie pas « devenir un légume », ni « sombrer dans un sommeil profond ». Ordinairement, plutôt que de pleinement vivre ses sentiments et autres ressentis, on y réagit. En général, on ne fait pas la différence et cette différence, pourtant, « fait toute la différence » ! Vit-on les choses ou bien y réagit-on ? Est-on conscient ou inconscient ? Dans le premier cas, on se libère ; dans le second, on piétine et l’on s’enlise.
Pour accueillir ce qui se présente (pour en jouir, pour y faire face, pour lâcher prise…), il faut être… présent. Quand on est dans la lune, comme on dit, on risque fort de passer à côté de ce qui se déroule autour de soi, de perdre des occasions d’agir et des gratifications diverses. L’état de rêve est généralement subi en toute inconscience, mais la tendance à penser à autre chose alors qu’on laisse croire à un interlocuteur qu’on l’écoute témoigne du maintien d’un état de rêve manifeste. Quand il s’agit d’une personne déprimée, angoissée ou pleine de colère, par exemple, il est évident qu’elle reste prise dans un vieux cauchemar.
Le rêve, le cauchemar, c’est un conditionnement. Enfants, nous avons été traités ou nous nous sommes sentis traités d’une manière qui nous a marqués peu ou prou. En somme, nous continuons de nous sentir traités de la même façon ou en tout cas de le craindre. On pourrait dire que nous avons fait de notre « réalité d’enfant » notre cauchemar existentiel. En fait, on a surtout fait notre cauchemar de ce qu’on a déduit, pensé à propos de ce qu’on a vécu. Enfant, s’est-on senti ignoré, abusé, rabaissé…, on continue de le craindre à l’âge adulte. Alors, quand va-t-on se réveiller ?
Attention, ne nous en demandons pas trop ! N’allons pas trop vite ! Je vous propose de juste admettre que nous rêvons et cauchemardons bel et bien. Et si ce vocabulaire choisi vous perturbe, admettez simplement que vous continuez de croire que ce que vous avez vécu « hier » reste valable « aujourd’hui ».
– Aujourd’hui, face à toute nouvelle personne que je rencontre, je me protège de l’abandon, parce qu’hier, il y a 15 ans, parce qu’au début de ma vie, j’ai été abandonné ou je me suis senti abandonné. Je ne me réveille pas !
– Parce qu’au début de ma vie, je n’ai rien vécu, rien reçu de bon, j’exige aujourd’hui tout de mes partenaires sans voir, sans reconnaître leur générosité, leur disponibilité, ni que je les lasse par mes exigences incessantes. Je ne me réveille pas !
– Je reste l’enfant qui croit encore que des choses essentielles lui sont interdites. Je ne me réveille pas.
– Pour être aimé ou reconnu aujourd’hui, je continue de croire qu’il me faut être bien gentil ou inventer ma vie (faire des prouesses). Je ne me réveille pas !
– Pour ne pas m’attirer les foudres de je ne sais quelle autorité, après avoir éprouvé enfant que j’étais un problème, je m’efforce aujourd’hui de ne surtout pas faire de vagues. Je ne me réveille pas !
Quel que soit le cas de figure, on ne se réveille pas. Le sommeil est profond ! En d’autres termes, on n’est pas présent, on ne vit pas les choses ; on ne fait qu’y réagir, on est dans la réaction. Pouvons-nous reconnaître, envisager cela ? Pouvons-nous le voir, le savoir ? Pouvons-nous en tenir compte, nous le rappeler de temps à autre, surtout quand la réaction émotionnelle se fait éprouver davantage ? C’est un excellent début, c’est le préalable.
Je vis ce que j’endure et je ne vis pas ce à quoi je pourrais aspirer, parce que « je dors », parce que je crois toujours vrai, toujours réel ce que j’ai subi dans un passé lointain ou ce que j’ai été amené à croire dès le début de ma vie. Je reste dans un état émotionnel qui correspond à une vieille histoire, restant coincé dans un rôle que je subis et enclin à toujours penser et réagir de la même façon. De plus, comme je rêve ou cauchemarde, je ne vois pas que je me prends pour celui qui agit, soit en m’en blâmant, soit en m’en enorgueillissant. J’accorde de même une importance infondée aux faits et gestes de mes contemporains. Fier ou coupable, on croit penser et agir, de façon délibérée, alors qu’on est généralement « pensé et agi ». Avec certitude, savez-vous ce que sera votre prochaine pensée ? Vous allez la subir, comme tout un chacun.
Et le cauchemar perdure aussi, parce qu’on ne se résout pas à renoncer au rêve qui l’a souvent précédé. Par exemple, je continue de me sentir abandonné(e) par tout le monde (mon cauchemar) comme je me suis senti(e) abandonné(e)(e) par ma mère ou par mon père. Et je continue d’attendre le retour de mon parent ou la preuve de son amour à travers des proches (mon rêve). Je continue de me sentir maltraité(e) par « tout le monde » et, en même temps, d’attendre d’être traité(e) comme l’enfant roi. Ainsi, considérez votre cauchemar et demandez-vous quel est le rêve que continue de caresser votre enfant intérieur.
1. Admettons que nous manquons de conscience (souvent et grandement) ;
2. Ne nous jugeons pas, soyons au contraire heureux et reconnaissants d’être conscients de notre manque ordinaire de conscience ;
3. Quand nous nous surprenons à demeurer dans un état émotionnel ou un positionnement réactionnel qui perdure, (ennui, lassitude, bouderie, rumination, oisiveté, désespoir), décidons de passer à l’action, d’agir différemment (pour quitter le sommeil et le lit) : prenons un bain ou une bonne douche ; passons ce coup de téléphone que nous repoussons de jour en jour ; faisons un peu de ménage, un peu d’exercice physique ; allons prendre l’air, à la poste ou faire d’autres courses ; invitons quelqu’un ; voyons à qui nous pourrions faire plaisir ; lisons ce livre qui nous a intéressé et que nous n’avons pas touché depuis des semaines…
En certaines circonstances, n’avez-vous jamais eu l’idée de vous passer la tête sous l’eau ou de suggérer à un proche de le faire ? N’avez-vous jamais été surpris par l’effet heureux produit par un acte même banal (comme ceux de la liste ci-dessus) ? C’est vivre une sorte de réveil, se désenivrer, se dégriser. C’est sortir de sa torpeur, s’ébrouer, lâcher la tête ; c’est « revenir », « remonter », se rapprocher de l’instant présent. Même s’il n’est pas radical, c’est un retour qui fait du bien, un retour à soi, un retour à « ici et maintenant », là seul où tout devient possible.
Renonçons à nos rêves d’enfants, quand ils sont les effets de nos blessures non guéries, quand ils n’existent que pour tenter – toujours en vain – de combler des manques, et aspirons au meilleur pour nous-mêmes et pour le monde. Bonne année !
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