Le regard qui transforme, le regard-amour
Une demande de Philippe : « Pouvez-vous écrire quelques mots sur cette clé ou sur La clé, à savoir ce regard ? Est-il possible de ne pas “savoir” se regarder avec cette bienveillance et cet accueil où tout est bienvenu ? Est-il possible de ne pas savoir juste Être avec soi-même ? Cette contemplation de cette partie blessée requiert un non-jugement total, mais cela s’apprend-il ? Peut-on apprendre à (se) regarder sans jugement ? La qualité de ce regard étant tellement déterminante sur la capacité de ce même regard à transcender / désidentifier nos personnages que j’aimerais vous lire sur ce qui “doit” composer ce regard.
Ce n’est ni un mode d’emploi ni encore moins d’une recette qu’il s’agit, mais peut-être davantage de cette attitude envers soi-même que j’aimerais approfondir…
Merci d’avance ! »
Rappelons qu’ordinairement, nous évoluons comme nous évoluons, vivons comme nous vivons, réagissons comme nous réagissons, fonctionnons comme nous fonctionnons… sans nous poser de question, sans rien remettre en cause, donc sans être sciemment conscient de ce qui se joue et se rejoue. C’est le fonctionnement humain « normal » et c’est donc aussi ce qui fait et entretient le « drame ». Ce drame peut se limiter à une vie routinière, mais il s’y produit certainement des épreuves ou contrariétés causées par ce qui n’est pas reconnu, par le conditionnement subi sans en être sciemment conscient.
Nous sommes toujours conscients de tout ce qui se niche en nous. C’est du reste pourquoi nous finissons par pouvoir l’évoquer un jour ou l’autre. S’il n’y avait pas conscience, comment le pourrions-nous effectivement ? Or, « être sciemment conscient », se savoir conscient, c’est tout autre chose ; c’est là où intervient « le regard ». SaVOIR à ce niveau demande de VOIR et pour voir, il est absolument nécessaire de regarder. Il y a la chose vers laquelle le regard va être dirigé, qui va donc être « vue », et il y a le regard lui-même, sa qualité, ce qu’il est, ce qu’il peut être. La chose sera vue effectivement, bien sûr si elle est regardée, mais aussi en fonction de la qualité du regard accordé.
Alors, entrons dans le vif du sujet et intéressons-nous à notre regard. Autrement dit, regardons notre propre regard, regardons ce qu’il est, comment il est, comment ça regarde quand ça regarde. Comment est-ce que ça regarde effectivement en général ou, si vous préférez, comment est-ce qu’on regarde quand on regarde… la vie, les gens, ce qui se passe autour de soi, ses projets éventuels, toutes les circonstances plus ou moins difficiles ou préférées ? Avant de lire la suite, essayez d’avoir une idée ou un début d’idée de ce que cela pourrait être pour vous-même ! Voyez que vous êtes ici invité à regarder ! Pour y répondre, encore faut-il que vous en ayez un intérêt suffisant. Le regard dirigé est précédé d’un intérêt, d’une curiosité ou simplement d’une attention vigilante. « L’attention vigilante » peut encore être considérée comme le regard lui-même.
Certes, mon invitation est plutôt insolite et elle fait appel à des habitudes que nous n’avons pas : regarder ce qui est, le reconnaître, d’une part, et reconnaître de surcroît la façon dont on regarde, d’autre part. Que l’on réussisse ou non à voir d’emblée, se présente ici la possibilité de diriger déjà son attention de manière différente. Tentons alors de décrire ou d’évoquer diverses formes de regards possibles et vérifions lequel pourrait le plus se rapprocher du nôtre. Il se peut aussi que cette lecture inspire l’identification de son propre regard sans même qu’il semble faire partie des cinq exemples ci-dessous.
• En fait, j’ai tendance à ne pas regarder, à regarder peu, et mon regard est une sorte de balayage lent, discret, de gauche à droite, de droite à gauche. Il s’arrête aussi, longtemps, sur un champ assez large. C’est un regard sur un seul plan. Je tiens à rester inaperçu.
• C’est comme si je regardais du bas, en grossissant les cibles, mais bien des choses m’apparaissent également comme petites (des gens ou ce qu’ils réalisent). Je résiste à ce que les choses viennent à moi. Quoique je ne veuille pas qu’on me voie bien, je veux être bien vue !
• Je regarde partout, dans tous les azimuts. Mon regard semble, tantôt prendre des choses, tantôt les repousser. Il est sporadique, mais intense. J’ai malgré moi besoin que « tous » les regards soient dirigés sur moi (sur mes besoins).
• En fait, je regarde surtout de haut. Mon regard ne se fixe pas ; il est plutôt fuyant. Il est aussi tel un projecteur et rien ne lui échappe de ce qui est plus éloigné. Je ne regarde pas ce qui est proche, mais j’essaie de surfer sur tout ce qui se présente. J’attire les regards avec l’humour et l’animation.
• C’est comme si je regardais d’un trou (d’une cachette) et/ou à travers un trou. Mon regard est un rayon laser qui sonde et il est aussi froid qu’un polaroïd. Je me retiens de regarder ou regarde si je ne suis pas vu ; je ne veux surtout pas être vu, tout en déplorant que l’on ne me regarde pas.
Un voyant photographe, peintre et peut-être poète proposerait sans doute des descriptions et des images plus justes et plus parlantes de ces différents regards. Si tout lecteur de ce texte avait envie de proposer des idées, compléments et même des corrections, je m’en réjouirais. Vous pourriez, par exemple, relater ce que vous percevez de votre propre regard, ce qui pourrait être fort intéressant et enrichissant. Maintenant, sans plus tarder, venons-en à un autre regard encore, au « Regard qui transforme », celui auquel nous allons nous auto-inviter d’autant plus aisément que nous aurons reconnu de bonne grâce notre regard conditionné.
Mon regard est attention vigilante, pleine et pure. « Je » regarde d’un regard jaillissant, rayonnant, donnant et accueillant. « Je » ne regarde pas, j’enveloppe, j’accueille. Tout faisant un avec moi, je le vois sans le regarder, je le reconnais instantanément. Je ne regarde pas, j’aime.
Deux personnes qui s’aiment, vraiment, et qui font l’amour ne se regardent pas, elles s’aiment et se voient. Je crois même que leurs yeux sont clos. Et quand elles se regardent, elles ne se regardent toujours pas, elles s’aiment encore. Elles font un. Il n’y a que l’amour. Or, ce regard-là n’est pas réservé au seul amour physique. D’ailleurs, dans l’expérience mentionnée, l’aspect physique est moins important qu’il n’y paraît. Quand il est question d’amour véritable, c’est l’être qui est concerné en premier lieu. Or, j’ai dans l’idée qu’il nous est déjà arrivé à tous de faire l’expérience de ce même regard (transformateur).
Je pense, par exemple, à des mères qui regardent/aiment leur bébé, leur petit enfant, à d’autres un animal. En sachant que l’intensité peut bien sûr varier, essayez de me suivre à travers ces exemples. N’avez-vous jamais regardé/aimé ainsi un être humain (enfant ou adulte), un paysage, un tableau, une fleur ? Rappelez-vous un moment où vous avez été profondément touché – et de façon exclusivement heureuse – par quelqu’un ou quelque chose que vous avez vu. Si vous en avez le souvenir, remarquez ce qu’était alors votre regard. Ressemblait-il à celui de la liste que vous avez pu identifier comme étant le vôtre ou davantage au dernier proposé ?
Si vous pouvez vous rappeler l’expérience du regard/amour ou sa proximité déjà vécue, la reconnaissance de votre regard conditionné ordinaire ne devrait pas vous impressionner trop. C’est en le reconnaissant, humblement, que l’on se dispose à se familiariser avec le « regard-présence ». Il ne s’apprend pas, il ne s’enseigne pas. On ne peut qu’en indiquer la direction et il se découvre, se redécouvre. Ce sont davantage des choses qui sont à désapprendre, à relâcher, ce qui se fait par la reconnaissance de ce qui est. Le regard s’ajuste à mesure que le conditionnement se dissipe.
Je rappelle régulièrement que l’on se sent traité, et donc aussi regardé, comme on s’est senti traité, donc regardé, quand on était enfant. J’ajoute également que c’est encore ainsi que l’on se traite, donc se regarde, soi-même. Le regard général posé sur l’enfant conditionne le sien, sa façon de regarder. Le regard adopté en est une adaptation, allant de l’identique à l’opposé. Nos gestes et attitudes physiques ne sont pas étrangers à nos conditionnements. L’angle ou la posture de notre regard ne peut pas faire exception à la règle.
L’invitation à « regarder » est pertinente : s’arrêter un peu pour ainsi voir ce qui se passe, ce qui se joue, plutôt que de juste subir les choses et de les déplorer chacun à sa manière. L’invitation est pertinente, en effet, parce que le regard adéquat précède la transformation. Et lorsqu’on finit par regarder suffisamment, on remarque la première chose aisément accessible, à savoir ce que j’appelle notre « attitude réactionnelle ». La condition sine qua non à cette reconnaissance est une ouverture faite d’humilité et de curiosité ou d’une disposition bienveillante.
Maintenant, si la perception pure a bien pour effet possible de dissiper les états d’âme conditionnés, encore faut-il que le regard soit lui-même pur. Par exemple, la perception pure d’une réaction ou d’un ressenti fait que la chose est vue sans qu’y soient mêlés d’autres éléments, des explications, des justifications, toute une histoire. Disons que la chose est clairement ciblée. En l’occurrence, c’est donc un ressenti ou une réaction et non pas ses causes, ni la circonstance utilisée.
Alors, comment la réaction ou le ressenti est-il regardé ? Outre du jugement qui n’est souvent pas très loin, il reste la posture même du regard qui peut par exemple être froid, distant ou hautain… Si notre regard sur le monde est, de façon marquée, distrait, indiscret, avide, moqueur, inquisiteur, accusateur, culpabilisant, condescendant…, il risque fort de rester pareillement imprégné quand nous commençons à nous regarder, à regarder (considérer) notre conditionnement et ses différents aspects. Et c’est ce même regard qui va « s’adresser à Dieu » ou considérer le moment présent, le silence intérieur. On devine que cela risque fort d’être peine perdue… ou presque !
« Peut-on apprendre à se regarder sans jugement ? », demande Philippe. S’il y a jugement (et il y en a généralement), il n’y a pas regard. Juger est une chose, regarder en est une autre. Or, puisqu’on se dispose à regarder, on « regarde » alors le jugement qui est apparu, « sans le juger » cette fois. L’intention pure de regarder n’exclut rien, ni du jugement, ni de la réaction, de la résistance, ni aucun positionnement, ni les impressions et autres ressentis. On regarde et l’on voit ce qui est à voir, ce qui est à libérer ainsi, c’est-à-dire par le regard pur, enveloppant, et par la perception pure, « ciblée ».
Maintenant, ne retirons pas de ce texte comme une exigence à regarder de la façon correcte car cela deviendrait vite un « il faut » : « Il faut absolument que je regarde comme… il faut ! ». Dans une perspective plus modeste et plus efficace, voyez si vous pouvez faire vôtre l’invitation à regarder votre façon de regarder, ce qu’est votre propre regard, en le permettant, en ne le jugeant point… C’est adopter une nouvelle attitude envers soi-même, une façon d’être avec soi-même. Être avec soi-même, comme on peut l’envisager ici, c’est surtout… être… ainsi qu’être dans la simple perception de son vieux conditionnement.
Être ainsi avec soi-même, bienveillant, sans jugement, dans la permission de ce qui est, c’est toujours faire en quelque sorte l’inverse de ce que l’on a enduré en tant qu’enfant, plus ou moins. Combien sommes-nous à pouvoir prétendre que nos parents ont toujours et nécessairement été avec nous très présents, dans un parfait accueil, sans attente, sans moralisation/culpabilisation ? Allons-nous prétendre aussi être ces parents-là ? Or, les parents que nous avons eus et que nous sommes (le cas échéant) n’est pas le sujet, ni le problème. Le sujet et le problème est ce que nous avons éprouvé, éprouvons encore et résistons à prendre bienveillamment en considération.
Alors, maintenant, stop ! « Stop, à quoi ? » On va y venir, mais précisons là encore la qualité de ce « stop ». Il n’est pas l’injonction qui pourrait accompagner un « il faut » ou un « il ne faut pas », mais l’auto-invitation à s’offrir une nouvelle expérience, facile, permise, disponible, accessible… Stop aux pensées ou stop au fait que les pensées accaparent toute l’attention ! Stop à la réaction ou stop au fait que la réaction ne soit jamais reconnue comme telle ou qu’elle soit justifiée ! Stop au bruit et au chambardement causés par les pensées et les réactions !
Ouf, ça calme, ça fait de la place ! Voici que peut être vu, senti, perçu, donc regardé, ce qui est plus délicat, fragile, douloureux ! Il s’agit des aspects les plus sensibles du conditionnement, des blessures infantiles, et qui n’ont besoin de rien d’autre qu’un accueil incontestable et inconditionnel, lequel est manifesté dans le seul regard enveloppant et qui reconnaît ce qui est sans le moindre préalable. Là, il y a de la douceur, de la bienveillance, de l’insouciance. Là où il n’y a pas de jugement, ni de tension, tout peut se présenter, être confié, donc regardé, perçu et ainsi libéré. Laissons être en nous le regard qui transforme et, tout simplement, regardons encore au besoin ce qui semble s’y opposer, toujours bienveillamment, toujours avec amour !
La conclusion est de Philippe lui-même qui a lu ce texte avant sa diffusion, puisqu’il répond à son questionnement, et qui a terminé son message de retour avec ces mots : « Ma question venait donc en fait traiter de ce point précis, à savoir que l’on n’apprend pas à porter LE regard qui transforme. Celui-ci s’invite, s’intensifie et se nourrit de sa propre capacité à se déposer tel un cadeau qui s’offre … amoureusement.”
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