Le poisson volant ou la découverte de la liberté (3/3)
Si ces chroniques vous appellent, retiennent votre attention, sans doute est-ce parce que vous avez déjà fait le « bond du poisson volant », parce qu’il vous a déjà été donné de voir. Tout comme moi, vous vous êtes rendu compte que des choses nous échappent et vous êtes suffisamment ouvert pour que se fasse la lumière. La plupart des gens vivent leur vie de façon routinière, automatique et inconsciente. Ils sont tellement pris dans la production constante de pensées et/ou d’actions/réactions qu’ils ne se laissent aucune chance d’en voir les effets principalement négatifs.
Et pour eux, ce genre de textes ne susciterait pas le moindre intérêt. Ils le liraient sans s’arrêter sur une seule proposition, sans se laisser interpellé ou alors en jugeant, mentalisant chaque phrase, concernant la forme aussi bien que le fond. Et c’est compréhensible : ils sont tellement identifiés à leur conditionnement qu’ils ne peuvent envisager un seul instant que leurs conditions de vie puissent être autres que ce qu’elles sont. En toute inconscience et d’une façon incroyablement efficace, ils maintiennent en l’état lesdites conditions, s’en attirent parfois de pires, tout en les déplorant bien entendu.
Eh oui, pour la plupart des gens, mais pour nous-mêmes en certaines circonstances, seul le conditionnement existe, occupe la place, s’exprime. J’évoque parfois le « je pensant » ou le « je historique » et l’on peut donc l’appeler aussi le « je conditionné ». Le « je conditionné » se sent facilement concerné par tout ce qui lui permet de subsister, mais il manifeste aussi une capacité incroyable à dédaigner divers effets de son fonctionnement, comme si, pour le coup, ces derniers ne le concernaient pas. Ce qu’il juge ou son seul jugement, par exemple, n’a rien à voir avec lui, évidemment ! À partir de cette illusion, de façon grossière ou plus subtile, on fait, sinon de son existence toute entière, d’une chose après l’autre un problème…
La tendance à faire des choses un problème repose globalement sur le positionnement réactionnel adopté en conformité avec le vécu de la prime enfance. D’autres causes à ce conditionnement puissant pourraient être explorées, mais ce n’est pas le sujet des présents textes. À travers de multiples circonstances incriminées de jour en jour, on se sent traité comme on s’est toujours senti traité et l’on y réagit à l’avenant ; on éprouve ainsi un problème ou un autre, ses problèmes habituels. On n’a pas pour rien développé une attitude réactionnelle spécifique et il faut donc bien l’utiliser, l’animer, la mettre en action. Pour ce faire, il suffit simplement de voir un problème « là où il n’y en a pas » et de s’attirer en conséquence de quoi fonctionner de la sorte encore et encore.
Quand on est prioritairement dominé par la réaction, il est difficile de l’admettre, de reconnaître la réaction comme telle, parce que ce que l’on veut alors, ce qui est voulu alors, c’est précisément réagir et non pas voir quoi que ce soit, ni même favoriser une solution. Il faut le problème, c’est tout ! Certes, ce qui est déclaré ici est difficile à envisager, à percevoir, mais rien ne peut être perçu sans le « bon du poisson volant », sans la disposition à regarder tranquillement et donc à voir… humblement !
Nous fonctionnons tous comme indiqué, à un degré ou à un autre, en certaines circonstances de façon plus marquée qu’à d’autres. Bien sûr, comme je me suis permis de le faire, nous pouvons y voir la « folie humaine », d’un point de vue très large, mais ne nous jugeons pas cependant. Nous sommes inscrits dans le fonctionnement humain dit normal et nous pouvons seulement nous arrêter un peu et nous rendre compte de ces vieux schémas habituels. Voici un simple premier pas qui peut être franchi en douceur : plutôt que de résister à envisager que ce que nous voulons en certaines circonstances appropriées, c’est réagir et non pas une solution, juste admettre que c’est dur de ne pas réagir comme nous réagissons, de ne pas céder à la tentation de vivre les choses en tant que problèmes.
Oui, c’est dur, très dur même, car tout ce jeu réactionnel repose sur de la douleur profonde et s’arrêter soudainement de réagir (même illusoirement en l’occurrence), ce serait un peu comme s’empêcher fâcheusement de crier « aïe ! » quand on vient de cogner l’un de ses orteils contre le pied du lit. Le cri qui accompagne une douleur physique a un réel effet libérateur. Le retenir impliquerait d’ailleurs une autre réaction conditionnée (résignation, soumission, renoncement). Les pleurs du bébé qui a mal aussi bien physiquement qu’émotionnellement jouent le même rôle. Reste à savoir si ses pleurs sont accueillis, chaleureusement accueillis. Et c’est parce que nous avons dû, enfants, contenir bien des pleurs que nous avons développé nos vaines réactions compulsionnelles.
L’ambiance « problème » peut d’ailleurs être éprouvée sans que soit concernée une attitude réactionnelle prédominante. Il y a un malaise, un inconfort, une confusion émotionnelle, une angoisse… un état simplement subi à ce moment-là. Plus subtile, la seule réaction est alors de la résistance, une non-acceptation. Ce n’est plus de la réaction contre un problème projeté, mais c’est de la résistance à ce qui est ressenti.
Et il y a surtout inconscience de ce qui se joue en réalité. On ignore complètement que ces moments pénibles sont surtout des occasions idéales pour reconnaître des vieux ressentis douloureux ou encore des positionnements spécifiques, normalement subis comme seconde nature, et que les reconnaître en tant que tels, c’est s’en libérer enfin. Ici, on a à composer éventuellement avec un obstacle mental : croire que subir une chose est déjà la reconnaître. Subir un état douloureux est une chose, en penser quoi que ce soit en est une autre et juste reconnaître la douleur en est une troisième.
Du reste, aussi magnifique que soit la considération bienveillante de sa tendance à éprouver illusoirement un problème, il n’en demeure pas moins que les vieilles douleurs réprimées doivent être libérées d’une manière ou d’une autre. S’il y a en soi de la culpabilité, de la honte, du regret, du remords, de la peur, du chagrin, par exemple, une décharge émotionnelle reste nécessaire. L’expérience montre que seul un plein accueil des choses permet leur dissipation. Il y a un état émotionnel qui va machinalement se voir opposer des pensées aussi incongrues qu’innombrables alors que cet état émotionnel peut être considéré en tant que tel. On peut tenter ce questionnement : « Qu’est-ce qui est là ? Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui n’est pas reconnu sciemment et qui est seulement subi ? »
J’ai écrit « voir un problème là où il n’y en a pas », mais en vérité, il n’y a nulle part la réalité d’un problème tel qu’on le vit. Le problème tel qu’on le vit, le déplore, le relate d’une manière générale n’existe pas. Il n’est qu’une forme-pensée, qu’une projection mentale, qu’une interprétation. Il y a pourtant bien un problème. Il y a bien du mal-être, de la souffrance, et que peut-on dire alors de ce problème ? La projection ou le fait de projeter est un problème. Subir sans voir ce qui est subi, c’est un problème. Le positionnement ou la croyance « il y a un problème », c’est un problème. Faire d’une chose ou d’une autre un problème, c’est un vrai problème. Être et resté positionné comme on l’est, c’est un problème. Résister à voir/sentir ce qui en a besoin, c’est un problème.
Quand nous déplorons nos problèmes, reconnaissons que nous ne mettons jamais en avant ce genre de phénomènes problématiques, les seuls qui soient pourtant incontestables. Les choses que nous pourrions lister comme étant nos problèmes sont celles qui, apparemment, nous énervent, nous irritent, nous agacent, nous contrarient, nous font ruminer, ressasser, nous plaindre… Maintenant, si cette chose que nous vivons ordinairement comme problème n’est pas un problème, qu’est-ce que c’est alors ?
« Il se met à pleuvoir alors que je voulais sortir. Mon rasoir est en panne. Je n’ai pas de connexion Internet. Je me suis levé ce matin avec un lumbago. J’ai appris que ma fille se droguait. »…
D’abord et dans tous les cas, ce sont des faits dont aucun n’est à nier. Un très grand nombre des choses que nous vivons comme problèmes sont seulement des phénomènes physiques inévitables. Les choses s’usent, tombent en panne et sont remplacées. Les humeurs et les comportements humains fluctuent en fonction des conditionnements de chacun. Le cycle naturel de l’existence implique les hauts et les bas, le chaud et le froid, le plaisant et le déplaisant…
Quand on pointe ou découvre la tendance à faire un problème d’une chose et d’une autre, l’attention n’est plus sur la chose, sur telle chose en particulier, mais exclusivement sur la tendance elle-même. Débusquer cette seule dynamique en soi est potentiellement libérateur. Comme je l’ai suggéré, il se peut bien sûr que la prise de conscience ne se fasse pas en parcourant ces pages. Il pourrait y avoir à la place une sorte de « désaccord mental » ou la difficulté à prendre le recul suffisant, à faire le « bond du poisson volant » pour percevoir en soi la tendance mentionnée. Dans ce dernier cas, je proposerais simplement de relire attentivement les textes et de rester ouvert, patient, tranquille.
Maintenant, parmi ces choses vécues comme problèmes, il en est certaines qui méritent sans doute une attention particulière ou plus exactement une qualité particulière d’attention. Chaque chose dont on fait un problème a déjà toute l’attention et on serait bien avisé de l’en retirer pour l’accorder à la tendance elle-même. Percevez-vous cela, le changement de cible ? En fait, ce qui est retiré à la chose, c’est la « projection problématique ». Ce qui est accordé à la tendance, c’est la perception pure. Or, la chose dont on ne fait plus alors un problème peut tout autant bénéficier de la perception pure et révéler au besoin son propre message.
Admettons que la chose du moment soit un mal de dos. Sans la projection problématique, le mal sera toujours là, mais déjà nettement moins pénible. Je rappelle que la souffrance est de la douleur mentalisée. La douleur qui n’est plus mentalisée reste douleur (souvent plus pour longtemps), mais elle n’est plus souffrance. Et voici que cette douleur, au lieu d’être jugée, déplorée, rejetée, est désormais reconnue comme jamais, accueillie comme jamais, perçue purement et simplement comme jamais. Soudain, voici aussi, par exemple, que vous vous rendez compte dans cet espace d’accueil de comment vous traitez votre corps, du repos que vous ne vous accordez pas, des contraintes que vous vous infligez…
Si elle n’était donc pas un problème, qu’était cette chose-là ? Un appel, un signal, un message et, en définitive, un cadeau ! Ne serait-ce pas magnifique d’en arriver à considérer que nombre des choses vécues comme problèmes ne sont en réalité que des cadeaux de la vie ? Je ne veux pas insister trop sur cette vision, tant je sais les circonstances douloureuses auxquelles nous pouvons être confrontés, mais vérifiez tout de même si ce qui suit ne pourrait pas vous évoquer aussi du connu !
Elle avait été malheureuse lorsque le poste qu’elle avait convoité, pour lequel elle s’était longtemps préparée et qui lui avait même été promis fut confié à un collègue plus jeune : son « gros problème » du moment ! Quelques semaines plus tard, ce fut ce même jeune collègue qui, en vantant ses compétences, la présenta à un autre employeur qui l’embaucha avec des conditions qu’elle n’aurait même pas osé espérer…
Cet ami musicien accompagnait une chanteuse à succès des années 70 pour un spectacle à Bruxelles quand l’organisateur leur dit quelques minutes avant la prestation : « On peut annuler votre tour de chant si vous le voulez, il n’y a que deux personnes dans la salle ! » Voilà de quoi projeter un « beau problème », mais la chanteuse de répondre : « Puisque nous sommes là, je chanterais même pour une seule personne ! » Et ces deux seuls spectateurs étaient des organisateurs de spectacles qui firent signer à la chanteuse une tournée de plusieurs semaines en Afrique…
Ce fut l’un des deux pires moments de ma vie lorsque fut prise la décision de me placer en pension, alors que j’avais dix ans, parce que j’étais malvoyant et que l’on considéra qu’il était mieux que je poursuive ma scolarité dans un établissement pour aveugles et malvoyants. Deux mois plus tard et un mois avant mon admission prévue dans ledit établissement, j’ai reçu un coup de poing sur mon seul œil encore voyant (trois dixièmes) et je suis devenu aveugle. Il y avait une cascade de « problèmes » ! Ce fut pendant le mois d’hospitalisation qui s’en suivit (opération due au décollement de la rétine) que j’ai vécu une transformation inoubliable, un premier éveil. Oh, je préférerais toujours voir physiquement, mais en aucun cas en perdant cet éveil et ce qui en a découlé avec le temps.
Certes, les choses ne sont pas toujours aussi « spectaculaires », mais je suis sûr que nous ignorons beaucoup de ce dont on a pu bénéfiquement être épargné grâce à moult circonstances pourtant éprouvées comme problèmes. Certaines personnes ont dû faire face à l’une de ces « choses terribles » (le gros problème du moment) qui les a empêchées de prendre un avion (billet perdu de surcroît) pour découvrir le lendemain que l’avion s’était écrasé. Que nous le voulions ou non, que nous en soyons conscients ou non, les choses ont toujours un sens et y résister n’est que cette folie humaine (que je partage avec vous).
Ce qui est raconté dans ces pages fait simplement partie de ce que nous pouvons découvrir lors de notre « bond de poisson volant », autrement dit lorsque nous nous hissons au-delà de l’activité mentale et de notre implication émotionnelle et réactionnelle dans nos fonctionnements automatiques habituels. La perception ainsi permise est censée créer une brèche et finalement une transformation. En supplément, finissons avec un petit exercice qui pourrait représenter également une aide. D’abord, reformulons une définition au fait de vivre comme problème une chose ou une autre : projection mentale d’un problème. Une chose est saisie et matraquée de jugements, de considérations problématiques.
Inconsidérément, on projette un problème, avec beaucoup d’énergie, avec une foi inébranlable. On le maintient ainsi, on y tient même, mais dans le même temps, on y résiste et l’on veut s’en débarrasser. Oui, on fabrique quelque chose dont on veut se débarrasser. N’est-ce pas fou ? N’est-ce pas insensé ? Dès lors que vous pourrez faire ce même constat, l’exercice « marchera » pour vous (produira un effet). Percevoir ce vieux schéma humain n’implique pas de l’expliquer. Les explications ont leur place, mais le mental en use pour repousser la perception, la prise de conscience.
Alternativement et en boucle, percevez la projection du problème sur telle ou telle chose, le sentiment de gravité projetée, puis la résistance au résultat, le « vouloir s’en débarrasser ». Passez donc de l’un à l’autre en consacrant quelques secondes à l’un et à l’autre : problème projeté … s’en débarrasser … problème projeté … s’en débarrasser … problème projeté … s’en débarrasser… Voyez alors ce qui se passe ! S’il ne se passe rien, s’il semble ne rien se passer, ce sont les pensées qui dominent encore. Voyez si vous pouvez ne pas en faire un problème et persévérez, maintenant ou plus tard !
Ces articles évoquent certainement des points qui mériteraient d’être développés davantage. Certains l’ont déjà été (ailleurs) et d’autres le seront ultérieurement. Les retours sont dans ce sens autant de contributions toujours appréciées. Or, tout lecteur qui n’aurait été interpellé par rien de ce qu’il a lu ne le sera pas davantage avec des explications supplémentaires. Je connais et comprends ce phénomène. Je me suis forcé à finir deux ou trois livres, sans en retirer quoi que ce soit, pour y revenir bien des années plus tard avec, cette fois à ce moment-là, l’impression que je n’avais jamais rien lu de plus pertinent (et sans explications supplémentaires). Ce qui nous manque le plus, au-delà des explications et considérations mentales, c’est seulement le « bond du poisson volant ».
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