Le poisson volant ou la découverte de la liberté (1/3)
Nous passons une bonne partie de l’existence à nous sentir mal, plus ou moins insatisfaits, souvent en ignorant que nos conditions de vie pourraient être complètement différentes de ce qu’elles sont. Éprouver un mal-être est une habitude telle, un conditionnement tel que certaines personnes n’en viennent même pas à se le formuler, à reconnaître que quelque chose ne tourne pas rond. Pourquoi est-il difficile d’entendre, de comprendre et d’intégrer la « vérité » (sagesse, enseignement ou propositions), même avant tout de s’y intéresser ? Et si on l’a déjà perçue et relativement intégrée, pourquoi est-il difficile de la faire entendre, de la faire partager ?
Le présent texte tente d’apporter des éléments de réponse à cette double question. Il est toujours intéressant et en fait incontournable de considérer ce que nous pourrions appeler un « point de départ ». Nous partageons tous un même besoin absolument essentiel, mais pour que tout besoin finisse par être comblé d’une manière ou d’une autre, il doit en premier lieu être reconnu. La simple considération que quelque chose d’essentiel nous échappe est une ouverture, un point de départ positif et magnifique. Cette considération demande à la fois de l’humilité et de remettre en question ses certitudes. Tant que nous sommes positionnés comme si nous savions, d’autant plus si nous nous trompons, nous ne pouvons rien apprendre de nouveau. Rester positionné comme si l’on ne se trompait jamais cultive de plus et fâcheusement les conséquences inévitables de ses erreurs d’appréciation.
Tout ce que l’on vit et la façon dont on le vit résultent d’un conditionnement généralement insoupçonné. On le subit sans même le savoir, parce qu’on ne connaît rien d’autre. On y est immergé, confondu, identifié. Pour finir par nous en extraire, nous sommes tributaires d’un moment de grâce où nous pouvons enfin voir notamment ce jeu perfide, voir ce qui se passe. Il nous faut la distance suffisante à l’instar du poisson volant qui, lors de son bond, « découvre » différemment l’environnement dans lequel il évolue à l’ordinaire. Ce poisson quitte momentanément l’univers liquide comme nous pouvons quitter ou survoler le monde mental et les fonctionnements humains coutumiers.
Et la question suivante m’a été posée : « Pour nous aider utilement, est-ce que nous pouvons trouver l’enseignement ajusté à nos propres limitations ou le bon moyen pour prendre notre envol ? » Je viens d’évoquer la nécessité d’un « moment de grâce », ce qui ne se fabrique pas et qui dépasse même tout enseignement. Or, diverses circonstances existentielles peuvent aussi nous interpeller et nous mettre tôt ou tard sur la voie de la transformation. Quand il y a ouverture, l’aide est toujours au rendez-vous. Les inconforts inévitables et autres obstacles rencontrés se révèlent être des points d’accès à une autre réalité.
Comme je l’ai relaté dans « Le regard d’un non-voyant »
, l’un de mes malaises terribles de mon adolescence finissante et de mes premières années de vie active reposait sur l’impression qu’il se passait autour de moi des choses incompréhensibles et même incohérentes. Par exemple, ce qui signifiait oui et non m’apparaissait comme une évidence en dépit des expressions verbales contradictoires. J’étais mal à l’aise, parce que j’étais témoin d’échanges relationnels étranges, en étant convaincu que tout le monde percevait les choses comme moi alors que personne ne semblait tenir compte de la réalité manifestée. Il m’aura fallu bien du temps pour me rendre compte que ça n’était pas le cas et que la cécité psychique était bien plus répandue que la cécité physique.
De façons diverses et sans doute maladroites parfois, je me suis retrouvé avec le temps en situation de faire partager certaines de mes perceptions. Je me rappelle un médecin de famille qui avait été positivement interpellé par mes propositions quand j’avais 19 ans et d’avoir été quelques années plus tard surnommé « l’abbé Geoffroy » par l’un de mes chefs de service, parce que lui-même et de nombreux collègues venaient se confier à moi.
J’avais 36 ou 37 ans quand il me fut dit que le temps était venu pour moi d’assumer en quelque sorte mon « élan altruiste », auquel je ne résisterai alors plus très longtemps. Je l’ignorais, mais il me fallait juste me libérer de la résignation et de l’auto-dévalorisation, ainsi que dépasser le peu d’intérêt manifesté par la plupart des proches et qui contrariait à l’époque mon attente compensatrice d’encouragements. Les circonstances et une ouverture suffisante m’y ont aidé de belle manière. J’ai pu m’envoler !
À la fin de l’année 1998, m’est apparu clairement le conditionnement humain fait des cinq blessures que sont l’abandon, la dévalorisation, la maltraitance, le rejet et la trahison. C’est devenu le livre que j’ai intitulé « Le regard qui transforme ». Aujourd’hui et de plus en plus, je perçois un aspect de ce conditionnement qui n’est rien d’autre que ce que je percevais déjà dans mon adolescence, sous une forme un peu différente et désormais beaucoup plus précise. Je vois la folie humaine, laquelle peut tout autant être celle des « fous » qui en parlent, ainsi que la mienne. Le propos peut sembler audacieux ou présomptueux, mais je ne suis plus assez fou pour m’empêcher encore de dire ce que je perçois par peur de paraître… fou ! J’ajoute au besoin que la cécité physique n’empêche pas d’être aveugle psychiquement et qu’elle en est même une cristallisation édifiante.
Nous pouvons ou non paraître fous, mais nous le sommes quoi qu’il en soit. Ce n’est que lorsque nous commençons à nous en rendre compte que nous ne le sommes plus ou que la folie commence progressivement à nous quitter. Montesquieu a dit : « On enferme quelques fous dans une maison, pour persuader que ceux qui sont dehors ne le sont pas ». Je ne juge personne ou je juge mon prochain comme moi-même, sciemment ! À vrai dire, je ne suis pas dans le jugement, mais je suis dans l’appréciation à percevoir nos vieux schémas insensés. C’est appréciable, parce que l’effet est des gratifications les plus heureuses et transformatrices. Si le mot « fou » vous semble trop dur, remplacez-le par « insensé » ou par « handicapé ».
Par ailleurs, s’il y a la possible indignation ou toute autre réaction contre la folie du monde, il y a surtout la simple reconnaissance de cette folie qui inclut la sienne et, d’ailleurs, dont l’indignation elle-même est un témoignage. Quand on a perçu que l’indignation est un moyen par excellence pour faire durer ce qui est déploré, on commence à dépasser sa folie. Ou bien nous restons la proie de la folie humaine, ou bien nous nous élevons au-dessus et la voyons, la percevons, la reconnaissons. Cependant, quand nous l’avons reconnue, nous continuons de nous surprendre souvent avec des positionnements et attitudes incongrus. C’est qu’elle ne nous lâche pas comme ça, la bougresse !
« Je suis fou ou je manque de bon sens quand j’appréhende une circonstance alors que je n’en ai jamais connue aucune qui ne se soit pas révélée moins terrible que ce que j’avais craint. Pourtant, je sais aussi que sans la crainte, tout se passe mieux encore. Je suis insensé quand je compte sur l’après pour vivre une satisfaction alors qu’aucun après ne me l’a jamais apportée de façon réelle ou durable. En outre, mes vraies satisfactions ou contentements proviennent toujours du plein accueil de toute circonstance qui habite le moment présent.
Je suis complètement inadapté quand je fais un problème d’une chose ou d’une autre (nous y reviendrons longuement dans le prochain texte – 2/3). Je suis incohérent quand, de façon exclusive, je cherche à résoudre à tout prix un problème qui n’est qu’une invitation à reconnaître un même vieux schéma impliqué dans les soi-disant problèmes. N’est-ce pas de la folie, encore plus toxique, dangereuse, préjudiciable, quand je tente d’embarquer autrui dans des positionnements réactionnels et erronés ? Le mensonge génère toujours du malaise et c’est de la démence que d’en user sans jamais tenir compte des inévitables conséquences. »
Je ne me reproche pas ma folie, ce qui serait encore de la folie, et je ne reproche à personne la sienne. Ce serait avoir à la reprocher à tout le monde. Qui pourrait déclarer sans rougir : « En toutes circonstances, je suis et je reste calme, adroit, juste, sensé, sage, éveillé » ? Personnellement, je n’en suis pas là ! Pour la plupart d’entre nous, il est difficile d’admettre cette réalité ou d’en envisager le l’ampleur. Nous consentirons tout au plus à avouer une certaine « folie douce » en demeurant dans l’illusion, en continuant de désigner les fous et non pas seulement ceux qui sont internés. Autre idée folle, on peut encore minimiser sa folie en se comparant à autrui. Avec le « bond du poisson volant », c’est la folie que nous découvrons là-bas, dessous, et elle n’est déjà plus nôtre. Pour voir quoi que ce soit, physiquement ou psychiquement, un détachement est toujours indispensable.
Maintenant, essayons de substituer au regard improbable ou limité du poisson volant pendant son bond au-dessus de l’eau par un regard pur et pénétrant et auquel rien ne pourrait échapper, ni les pensées, ni les intentions, ni les vieilles douleurs, ni les réactions ! Imaginons un instant ce regard dirigé sur nous-mêmes, sur moi qui écris, sur vous qui lisez, mais plus largement dirigé de la sorte au quotidien. Qu’est-ce qui serait vu alors ? Dans tout ce qui serait vu, qu’est-ce qui n’est ordinairement pas connu, pas reconnu ? Ne pourrait-il pas même y avoir des choses incroyables, ces choses que nous serions prêts à nier si l’on nous les disait de façon abrupte ou auxquelles nous pourrions encore ne prêter aucune attention ? Décryptons les images perçues par ce regard ou laissons-le nous parler :
– « Je te vois avec plein de pensées dans la tête. Elles concernent, tantôt le passé (souvenirs et interprétations), tantôt le présent ou l’actualité (des jugements sur ce qui se passe, sur toi-même et les autres), tantôt l’avenir (de rares projets réels et surtout des anticipations qui ne sont rien d’autre que des interprétations).
– Je te vois, suite à un ensemble de pensées, entrer dans une ébullition émotionnelle, parfois même souffrir terriblement. D’autres pensées affluent alors et attisent logiquement la souffrance.
– Je vois ton corps s’animer de diverses manières, se tendre, se stresser, se traîner ou se précipiter, poser des actes, agir en conformité ou non avec les pensées, faire effectivement, souvent, très souvent, le contraire de ce que les pensées semblaient annoncer.
– Je vois le déroulé d’un scénario et tout devient prévisible, parce qu’il ne fait que se répéter dans ses grandes lignes et, de toutes façons, parce que les mêmes causes produisent les mêmes effets.
– Je te vois, d’abord et surtout par ignorance de la libération possible et de l’épanouissement véritable, te contenter de soulagements éphémères, de lutter pour les obtenir, d’y tenir plus que tout, tenir finalement à l’illusion que tu prends pour la vérité ultime.
Je te vois parfois si sûr de toi que c’en est « pathétique » ! Plus l’être humain se montre sûr de lui, avec dédain, arrogance, ironie ou supériorité, et plus il s’enfonce en réalité dans l’erreur.
En effet, on ne sait pas que l’on est conditionné, ni à quel point. On ne sait pas que l’on tient aux soulagements et qu’ils entretiennent sa misère. On ne sait pas que l’on vit dans l’illusion et que l’on y est bien accroché. Et le monde moral et consumériste est parfaitement adapté aux somnambules que nous sommes. Il reste maintenant à envisager un enseignement qui serait à son tour adapté à la sensibilité du demandeur, à son contexte, à ses possibilités, lequel demandeur aurait donc déjà été « touché par la grâce ». Il s’agit d’une adaptation bienveillante et même aimante, non pas condescendante, et beaucoup sont tout à fait capables d’offrir de telles qualités. Peut-on envisager une structure qui soit cet espace où chacun pourrait trouver le mode de tout apprentissage spécifique et propice à sa réalisation ?
Un ami proche vient de m’informer de son intention de mettre en place une telle structure (en me proposant de plus d’y participer d’une manière ou d’une autre). Les personnes en situation de handicap, psychique aussi bien que physique, ne peuvent pas toutes être formées, enseignées de la même manière, mais toutes le peuvent certainement. Si les handicaps physiques sont très variés, les handicaps psychiques le sont plus encore et sont d’autant moins pris en compte. Dans mon « état autistique » d’adolescent, j’étais étonnamment capable d’apprendre seul une foule de choses, mais les moyens à ma disposition étaient dérisoires et je n’étais évidemment pas à même d’aller les chercher. Pour d’autres, l’apprentissage se fait aisément dans l’expérience directe, mais à combien d’entre eux en est donnée la possibilité ? Eh oui, nous vivons tous dans un monde inadapté !
Maintenant, pour en revenir à ce qui nous préoccupe ici, qu’en est-il de « l’accès adaptable » à la connaissance, celle qui nous fait défaut à tous ? Rappelons d’abord qu’il serait vain de vouloir la suggérer à quiconque n’est pas en demande en sachant de plus que l’aide ou la sagesse qui passe par soi n’honore pas le « moi », ni ne lui appartient. Il s’agit de repérer pour nous-mêmes, sinon une partie de notre propre folie, en tout cas notre propre handicap.
Pour terminer cette chronique qui aura une suite (comme annoncée), permettez-moi de vous proposer obligeamment cinq cas de figure (bien sûr associés respectivement aux cinq blessures) et soyez suffisamment amical(e) avec… vous-même, pour vérifier lequel pourrait vous correspondre le plus (en sachant que certains peuvent bien ne vous interpeller aucunement). Vous pourriez y découvrir votre propre besoin à satisfaire préalablement à l’accueil et au bénéfice de toute aide.
– Tu ignores à quel point tu es résigné en général. De ce fait, tu n’es pas disponible pour quelque aide que ce soit et tu vas même jusqu’à la refuser si elle se présente à toi. Tu as donc à reconnaître ton positionnement en tant que résigné dès lors qu’il s’agirait de tes besoins, de tes aspirations profondes, de toi-même. Pour les autres, à tes yeux ou ton cœur, tout devient possible, y compris ou surtout à travers ton propre soutien.
– Comme tu veux « en profiter » tout de suite, jouir tout de suite de ceci, de cela, d’une nouvelle chose et d’une autre encore, comme tu restes dans le vouloir (dans l’envie), tu ne peux être présent à ce qui ne dépend pas du vouloir, mais qui, au lieu d’être pris, demande à être reçu. Pour recevoir, il faut s’arrêter et c’est ce que tu ne peux pas. Tu es soumis à tes envies et à ta morale castratrice.
– Tu es tellement en quête d’attention que tu ne perçois pas celle qui t’est accordée et comme tu ne la perçois pas, ne la reconnais pas, elle t’échappe, finit par disparaître. C’est dire que tu repousses ce que tu recherches le plus. Tu as fondamentalement besoin de faire intérieurement l’expérience de la gratitude, ainsi honorer, apprécier et donc attirer ce à quoi tu aspires et qui t’a effectivement toujours manqué.
– Non seulement tu ignores tes vrais besoins, mais tu déploies une énergie folle pour tenter de faire en sorte qu’on satisfasse à tes envies qui ne sont que des caprices. Tu es dans le souci permanent de faire valoir « tes » droits et d’imposer ce que tu penses. Tu finis par décourager tout élan extérieur vers toi, par gâcher l’une après l’autre les possibilités de combler tes vrais besoins. Écoute-les et écoute ce que te dit la vie sans rien en penser !
– Tu déplores de ne pas exister, de ne pas avoir ta place, mais tu le fais de ta tour d’ivoire où tu t’assures de ne jamais l’atteindre. Cesse de faire l’autruche et vois les occasions qui s’offrent à toi de faire l’expérience « d’être avec », « d’être ensemble », et perçois de même les relations toxiques que tu entretiens. La peur est une chose, le déni de la réalité en est une autre.
Le conditionnement humain est tel que nous sommes tous animés par le « vouloir compensateur » et qu’il nous arrive, qu’il nous est arrivé une fois ou l’autre de parvenir à une « satisfaction » toujours éphémère (en l’occurrence). C’est alors l’occasion de soulagements qui retiennent bien sûr notre attention, que nous nous rappelons et que nous pouvons bien sûr confondre avec le vrai contentement ou épanouissement. Or, il est quelque chose d’autre à se rappeler qui est plus utile et qui peut représenter une aide de départ, une véritable ouverture. Les moments où nous avons été le plus « heureux », le plus en paix, le plus comblés, n’ont été précédés d’aucun vouloir. C’était inattendu. Cette expérience est essentielle, parce qu’elle montre que le plein bien-être ne dépend en rien de ce que l’on peut croire, ni des attentes que l’on a. (À suivre).
Ça me fais revivre un moment merveilleux…c’était un soir je revenais de ma gym…Mes pensées ont fait place à la compagnie d’une lune merveilleuse qui m’à guidée jusqu’à mon arrivée chez moi…Durant ce trajet de 20 minutes, j’ai eu le bonheur d’être transporter dans un réel état de plénitude, de contemplation
d’amour, de reconnaissance. Est cela le plein bonheur Robert ?
Quand nous faisons une expérience qui s’apparente au “bonheur”, nous n’avons certainement pas besoin de le définir. Je retiens surtout de ton partage, de ton expérience magnifique, que le “bonheur” ressenti est proportionnel au retrait des pensées intempestives. Dans ton expérience, quelque chose est permis et accueilli.
Magnifique chronique, merci Robert ! Oui des instants de grâce où le temps, les pensées, semblent être en arrêt, et simultanément surgissent la joie, la beauté de ce qui est vu dans l’instant, ressenti au plus profond de son âme, en harmonie avec la vie, et nous sommes alors, la paix, la joie, l’amour !
Du chaos de nos émotions accueillies, émerge la paix !
Le nénuphar pousse à travers les eaux troubles, la chenille porte en elle l’ADN du papillon !