Le basculement libérateur (1/5)
Disons-le d’emblée, les humains que nous sommes contrecarre leur existence en la laissant aveuglément livrée à des vieux positionnements psychiques, tous malencontreux, tels que, par exemple, penser, souffrir, déplorer, réagir, résister, dénoncer, accuser, s’accuser, justifier, anticiper…, vouloir (désirer, envier, exiger, revendiquer, espérer, fantasmer, attendre, s’impatienter…), subir le fonctionnement mental conditionné, ne pouvoir que subir l’humeur du moment, « confirmer » (de mille manières) l’impression atavique de séparation. Bien sûr, chacune et chacun compose avec des positionnements plus spécifiques et très nombreux. (Les « positionnements psychiques » ont fait l’objet de six chroniques, la première ayant été publiée ici en novembre 2022.)
De la sorte, nous restons la proie inconsciente et malheureuse d’une vieille histoire, d’un vieux conditionnement. Et ce n’est certainement pas l’ego en nous qui va entendre une pareille chose, pour lui si peu glorieuse. Pour lui, ce qui est pensé est d’une importance majeure, d’une pertinence inégalée… Il pense en premier lieu que seul le monde est en cause, injuste, épouvantable, et bien entendu, qu’il est lui victime, qu’il est l’innocence en personne. Ce qui croit, ce qui réagit, ce qui ne voit pas plus loin que le bout du nez, c’est l’ego, mais la belle affaire, nous ne sommes pas l’ego !
Nous ne sommes jamais contrariés pour les raisons que nous croyons et déplorons, comme le précise Un cours en miracles, et chaque contrariété peut en revanche être une occasion de reconnaître et libérer quelque aspect de notre propre conditionnement psychique. La plupart des gens n’entendent pas cela et s’en tiennent à diverses croyances très communes : la vie est dure, injuste, compliquée ; je sais bien ce qu’il en est, je n’ai jamais rien vécu d’autre ; je sais que ça marche comme ça, tout le monde me le dit, me le confirme ; je suis bien obligé de l’accepter, sinon ce sera pire pour moi ; tout le monde réagit ou réagirait comme moi ; la vie est comme ça, il n’y a rien à faire ; que veux-tu, c’est une malédiction…
Vous êtes-vous déjà rendu compte comment ou combien vous pouvez, vous aussi, vous limiter du seul fait de vos croyances ? En effet, ce que nous vivons ou ne vivons pas dépend aussi ou surtout de ce que nous croyons. Comprenons qu’il est vain, même absurde, de continuer de déplorer certaines de nos conditions de vie qui résultent de nos seules croyances que nous ne remettons jamais en question et qui ont donc pour effet notamment ces choses mêmes que nous déplorons. Ce que l’on croit devient la loi (la nôtre). Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas des coupables, des indignes, des victimes, des malchanceux, des maudits et pas davantage des statistiques.
Et s’agissant des statistiques, il est dit, par exemple, que sept ou huit personnes sur dix seront confrontées à telle ou telle épreuve à partir d’un diagnostic alarmiste, qu’il s’agisse de la santé ou de tout autre domaine. Peut-être, mais il se pourrait bien que certains du pourcentage non touché (les deux ou trois personnes sur dix) n’aient pas eu cette information, ne se soient pas attendues au résultat annoncé, n’en aient pas fait une croyance, n’en aient pas fait leur loi, ne se soient pas prises pour des statistiques qui, au demeurant, sont souvent fausses. On pourrait surtout découvrir que ces personnes-là ne sont pas porteuses des mêmes peurs, des mêmes vieux schémas, d’un même programme psychique, qu’elles n’ont donc pas les mêmes choses à vivre, à dépasser.
La cause de ce qui nous arrive n’est pas celle qui nous est donnée, ni celle que nous croyons, mais comme cette cause est bel et bien en nous, nous tirerions grand avantage à l’éclairer, à la découvrir, à la reconnaître. En fait, ce qui est incriminé ne doit pas être nié et gagnera toujours à être considérée, mais seulement en tant qu’effet. Par exemple, je suis devenu aveugle, non pas à cause d’un coup de poing, ni du professeur alcoolique qui m’a opéré, mais entre autres, parce que j’étais porteur de la croyance « pas le droit de voir, de regarder », d’une profonde honte d’aimer, du déni de la façon dont je me sentais traité (ce que je NE VOULAIS PAS VOIR… L’approche ou la considération d’une vraie cause peut un temps nous secouer, mais son effet libérateur est toujours au rendez-vous.
Ainsi, en réponse au mal de vivre, il importe en premier lieu de savoir qu’existe la possibilité d’en sortir. Ordinairement, on ne sait pas que l’on peut s’aider soi-même, voire d’abord se faire aider au besoin, et quand on le sait, on l’oublie vite ou n’en tient aucun compte. Et pour en revenir à ce que l’on appelle « l’ego », il déclare notamment : « Si c’était vrai, ça se saurait ». Eh bien, il ne risque pas de savoir que cela est su, que beaucoup le savent, parce que le savoir doit passer par lui, même s’il met en avant, ce qu’il prend pour parole d’Évangile, un « ils l’ont dit à la télé et dans le journal » !
L’ego décide de ce qui est vrai et faux, de ce qui est bien et mal, en pouvant aussi s’appuyer sur quelque autorité douteuse ou ignorante. C’est toujours à partir de notre seul ressenti profond, ce à quoi même l’animal a accès, que nous savons ce qui est juste pour nous. Ce que nous en pensons l’embrouille. Ainsi, sans remettre en question nos vieux positionnements psychiques, ni les reconnaître, nous continuerons de déplorer ce que nous déplorons.
Il s’agit donc, « maintenant », de remettre en question la façon dont nous fonctionnons, dont nous vivons, de remettre en question nos vieilles habitudes psychiques et comportementales. Nous sommes tous dans l’erreur, la plupart du temps. Cela n’est pas si grave et cela s’explique très bien, mais ce qui est ou qui serait plus gênant, pour nous-mêmes, c’est ou serait de repousser l’idée qu’il y a une autre façon de voir les choses, une autre façon de voir, une autre façon de vivre… Ne serait-ce pas dommage de se compliquer la vie, de ne pas préférer se faire du bien ?
Comprenez bien qu’ici, il n’est question que de cela, que de la possibilité de nous ouvrir à une perspective de plus en plus épanouissante. Certes, cela nous demande de décrédibiliser de la peur, de la honte et/ou du sentiment irrationnel de culpabilité. On ne se libère pas d’un claquement de doigts de son sentiment irrationnel de culpabilité, ni même de sa profonde honte éventuelle, mais on peut au moins cesser d’y croire ou encore cesser de faire comme si cela n’existait pas. Ce que l’on déplore sont aussi les effets de la culpabilité refoulée.
En train d’être mal, d’éprouver notre vieux truc, d’y réagir, de ne pas l’accepter, qu’il s’agisse d’une préoccupation relationnelle ou de tout autre problème, l’idée est de s’arrêter, prendre du recul, observer, observer au lieu de penser encore, initier autre chose, ouvrir ce faisant une porte, donc provoquer un basculement, un basculement d’un état à un autre, d’un positionnement fixe à un état de détente, de souplesse… C’est aussi revenir à « ici et maintenant », revenir à soi, revenir au cœur, revenir à l’amour… Oui, un basculement est indispensable et il doit être envisagé, permis, occasionné, provoqué. En fait, nous devons nous l’offrir ! Et d’abord, bien entendu, nous devons savoir que cela est à notre portée.
Faire l’expérience d’un basculement libérateur, c’est au minimum « changer quelque chose », mais changer avant tout quelque chose en soi. Rappelons-nous la citation d’Albert Einstein : « La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent ». Et favoriser un basculement intérieur, il n’y a pas de doute, c’est vraiment « faire autre chose », initier autre chose. Il y a un petit questionnement qui peut nous aider à l’occasion : « Je déplore ceci ou cela depuis très longtemps, mais qu’ai-je fait qui témoigne de ma disposition à vivre autre chose, à commencer par ma manière de voir ? Et quoi qu’il en soit, serais-je désormais prêt à tenter de changer quelque chose ? » Au passage, notons qu’il y a des questions que nous ne pouvons poser qu’à nous-mêmes !
L’observation pure permet de rendre compte directement de ce qui se joue en soi dans l’instant, un peu comme le fait l’audiodescription d’un film ou d’une pièce de théâtre à l’intention des aveugles et malvoyants. Nous sommes tous des « aveugles » et « malvoyants » et l’audiodescription est le rapport de la conscience que nous sommes. Nous ne sommes pas le film, nous ne sommes pas notre histoire. En principe, la personne qui m’informe sur le film que nous suivons ensemble ou sur l’environnement dans lequel nous nous trouvons me fait grâce de ce qu’elle en pense. À l’ordinaire, on ne peut pas s’empêcher de juger tout, sans répit, même quand on pourrait prétendre ne faire que sentir. Et il y a de l’amour dans l’aptitude à témoigner de ce qui est, sans le souiller de quelque jugement.
Des choses sont éprouvées, certes, mais il peut y avoir observation. Ce qui est éprouvé est le film et l’observation est la conscience que l’on en a, ce que nous sommes. Comme déjà dit, nous ne sommes pas le film, le revécu, l’histoire. Nous sommes ce qui éclaire le film, ce qui le rend visible, sensible. Nous sommes « la lumière du monde ». Il est essentiel de revenir à l’observation encore et encore, de s’assurer d’être dans l’observation pure. C’est le basculement nécessaire et, si l’on s’y dispose, toujours immédiatement possible. Observer, observer, observer, en commençant par observer que l’on est rarement dans l’observation.
C’est par amour que nous nous disposons à être vrais et précis, donc sans jugement. « Moins on juge, plus on aime » ou « plus on juge, moins on aime », disait Honoré de Balzac. Et j’ajoute : moins on réagit, plus on est bienveillant. Moins on réagit, plus on est bienveillant : entendez cela ! Plus on réagit, plus on est malveillant. Je vous le confie cordialement, le degré de ma propre réaction dit le degré de ma propre malveillance. Et plutôt que de résister à la vérité, disposons-nous au basculement libérateur.
Pour vivre le plein accueil et le déploiement libérateur…, en effet, une disposition intérieure est nécessaire, laquelle permet le basculement indispensable… Elle le permet ou c’est ce qu’elle est. Dès lors que l’on est réellement disposé à quoi que ce soit, un basculement a eu lieu et tous les domaines de l’existence en bénéficient. Pour moi, par exemple, l’idée soudaine d’habiter une maison avec un jardin plutôt que de rester en appartement a manifestement surgi d’un certain basculement d’état d’esprit. Jusque-là, l’aveugle que j’étais n’était pas censé gérer un pavillon… Et plus généralement, quand je vois ce qui se nichait derrière un revécu émotionnel/réactionnel, avec à la clé une libération, je le dois de même à un basculement d’état d’esprit, favorisé alors par l’absence de tout jugement.
Ce que nous endurons, éprouvons, déplorons, nous le prenons pour la réalité du moment, comme étant causé par la réalité du moment. Ça n’est jamais le cas ! On est toujours dans du revécu, du « réchauffé ». Il y a bien une réalité dans l’instant, mais elle n’est pas ce qui nous fait mal, ce qui nous fait réagir. Ce qui nous heurte n’est pas la réalité de l’instant, c’est ce que nous y projetons, ce que nous en pensons ; nous projetons notre vieux vécu, d’où l’appellation revécu. De même, ce corps ou cet objet que nous convoitons, il est chargé de ce que nous y projetons. Il cessera de nous plaire sans même qu’il change, parce que nous aurons mis fin à notre projection. Même si c’est inconscient, même si cela ne nous sert pas de leçon, nous faisons tous cette expérience.
Vous pourriez ne pas comprendre pourquoi une personne s’intéresse à ceci ou à cela, pourquoi elle déplore ceci ou cela, juste parce que vous ignorez ce qu’est sa projection, laquelle est différente de la vôtre. La réalité peut être cruelle, mais chacun l’éprouve selon sa seule projection. Répétons-le, ce qui nous fait mal ou nous fait réagir n’est pas cette situation cruelle ou simplement aberrante, mais ce que nous en pensons. Percevez que ce qui est dit là ne suggère pas le déni de la folie et de la cruauté humaines, ni aucune condition plus ou moins difficile. Un cousin de mon père s’est suicidé en devenant aveugle, alors que c’est en devenant aveugle que j’ai commencé à voir et ma cécité de soixante ans aboutit depuis six mois à des émerveillements insoupçonnés.
Pour prendre un autre exemple, en entendant le récit de la mise à tabac subie par un ado, trois personnes peuvent s’indigner ou s’en trouver plus ou moins mal. Puis, en apprenant après coup que l’ado est noir ou magrébin, si l’une des trois personnes déclare « Et qu’est-ce qu’il foutait là cet ado ? » (pour ne pas la laisser dire pire ici), n’est-il pas évident que chacune n’en pense pas la même chose ? Une même circonstance fait réagir différemment différentes personnes, parce que chacune compose avec un conditionnement différent. L’extérieur est incapable de nous rendre heureux ou malheureux. Cette seule compréhension peut faire l’objet d’un basculement libérateur.
Quand ça ne va pas, alors que l’on tend à plonger dans la réaction, il y a quelque chose de très doux à basculer dans un état d’accueil de ce qui se passe en soi, bien sûr si on le peut, parce que c’est substituer l’amour à la négativité. Et dès lors que l’on peut substituer à l’état réactionnel grossier la reconnaissance du douloureux en cause, on a effectivement fait un bond libérateur et l’on a de surcroît assumé utilement sa responsabilité. Vous assumez magnifiquement votre responsabilité, par exemple, quand vous vous intéressez aux liens étroits entre vos conditions de vie et ce dont vous restez porteur (votre vieux conditionnement). Il s’agit alors, non pas d’en faire toute une histoire, mais d’abandonner la fausse, l’histoire imaginaire, d’abandonner la projection.
Bien que nous ayons déjà fait l’expérience de notre responsabilité, que nous ayons déjà vécu de nombreux moments libérateurs, nous pouvons pourtant comme être encore surpris par diverses ambiances intérieures éprouvantes (agitation mentale, penser incongru, agacement plus ou moins fort, confusion, incompréhension, grosse frustration, etc.). Ce peut alors être l’occasion de découvrir notamment que nous restons en lutte contre cela, que nous ne l’acceptons pas. Voici avec ce revécu spécifique ma propre expérience récente :
Tout en recevant une relaxation guidée avant un entraînement « vision sans les yeux » (voir la chronique de mai 2023), j’étais envahi par une forme d’agacement. Je n’étais pas disponible à ce moment-là – croyais-je – pour accueillir la chose, pour la laisser être, et plus tard, j’ai surtout vu la réalité et le degré de ma non-acceptation passagère de l’agacement lui-même. J’adore quand je peux me surprendre dans la non-acceptation ! Dès lors, bien sûr, je retrouve l’acceptation sans la moindre difficulté. C’est une occurrence où le basculement est spontané et c’est donc alors le basculement de la non-acceptation à l’acceptation, mais ce qui l’a permis en réalité est d’abord et surtout le basculement de l’état réactionnel à la disposition à regarder. Bien sûr, l’agacement est en lui-même de la non-acceptation.
Précisons aussi au passage que vouloir accepter est forcément périlleux : on peut en arriver à se laisser croire que l’on accepte, mais on reste alors mal, quelque chose n’étant pas apaisé, libéré. L’acceptation est l’effet, non pas du vouloir, mais de la disposition cordiale à « regarder au bon endroit ». Nous regardons rarement au « bon endroit » et nous y reviendrons. Quand il y a véritable acceptation, on est passé à autre chose ; il y a un changement radical d’état d’esprit et même les circonstances changent. Quand nous considérons une circonstance éprouvante qui perdure, rappelons-nous de vérifier les aspects réactionnels qui l’accompagnent forcément.
Le basculement nécessaire implique une action, il est une action, une décision possible, forcément un changement, un premier changement. C’est le passage de la réaction à l’action. La réaction peut aussi être discrète ou subtile ; elle peut par exemple être le déni d’une réalité toujours répétée ou maintenue. Quand nous sommes et restons mal, nous pouvons revenir à l’auto-questionnement sage et toujours efficace : « Et qu’est-ce que je fais pour qu’il en soit autrement, quelle attitude intérieure est-ce que j’adopte pour envisager autre chose ? Qu’est-ce qui dit ma disposition à vivre autre chose, sinon à vivre différemment les choses ? Et au fait, qu’est-ce que je ressens exactement ? Comment est-ce que je me sens traité et qu’est-ce que cela me fait (me fait sentir) d’être traité ainsi ? » Une question sage est déjà une action.
Et quand nous sommes davantage disposés à considérer différemment notre ambiance intérieure plus ou moins éprouvante, demandons-nous si nous sommes bien en train de juste l’observer ou si nous restons avec « vouloir nous en débarrasser ». C’est là un point essentiel – ne passez pas à côté. Nous ne nous sommes jamais libérés de ce dont nous avons voulu nous débarrasser. La question est donc de savoir si nous avons basculé de la déploration à l’observation. Je le répète, la libération ou la décharge émotionnelle est un effet de l’observation, du plein accueil.
En général, non seulement nous usons de la projection, de l’interprétation, mais de surcroît, nous nous employons (inconsciemment) à nous attirer les personnes ou circonstances qui manifestent les mêmes « attributs dévastateurs », les mêmes « ingrédients empoisonnés ». À tort et dû à notre vieux conditionnement, si nous voyons partout des indifférents ou même des malveillants, par exemple, nous finissons bien sûr par en croiser de vrais sur notre chemin.
Sans un basculement libérateur, nous continuons et continuerons d’être plus ou moins mal et de déplorer une circonstance pénible chronique ou une succession de circonstances similaires, soit projetées, soit « fabriquées ». Nous déployons beaucoup d’efforts pour mettre en place notamment des relations, ce que j’appelle de la « fabrication ». En comprenant mieux tout cela, on peut découvrir aussi finalement que nous avons le choix et, même si c’est de façon inconsciente, que nous choisissons toujours, que nous usons toujours de notre libre arbitre.
À l’évidence, il est impossible de rester pris psychiquement et de voir ou de sentir en même temps ce qui se joue, rejoue en nous. Soit on éprouve les choses de façon réactionnelle, soit on les considère de façon cordiale. Comme dans mon exemple, nous ne pouvons pas rester agacés et être dans l’acceptation. Tant que nous restons éblouis par une relation qui ne nous permet rien, pas grand-chose, ou qui ne nous donne accès qu’à des miettes (autre exemple), nous sommes indisponibles à toute possibilité de rencontres harmonieuse. De même que l’on ne peut pas à la fois VOULOIR s’endormir et s’endormir ou VOULOIR comprendre et comprendre, de même, on ne peut pas souffrir et regarder, reconnaître la vraie douleur. C’est l’un ou l’autre. À nous de choisir, en conscience !
On ne peut pas laisser la poussière sur un diamant et en voir la beauté. On ne peut pas à la fois trouver intérêt à déplorer quoi que ce soit et s’ouvrir à une solution. On ne peut pas à la fois maintenir un positionnement tel que « ne rien demander » et bénéficier de l’aide « partout » disponible. On veut une chose, parce que l’on résiste à une autre (un ressenti), mais on résiste même à ce que l’on dit vouloir. Il y a là de l’impossibilité qui peut devenir très tangible. J’ajoute, de façon un peu triviale : si l’on restait dans son malaise, dans sa crasse, si l’on ne prenait pas sa douche, ne se brossait pas les dents, n’allait pas aux toilettes, on ne pourrait pas sentir après chaque occasion « oh, ça fait du bien ». Et vivre un basculement ajusté, en effet, « oh, que ça fait du bien ! »
Quand on souffre, quand on est mal, on n’est pas là, quelque chose n’est pas là ou quelque chose est voilé, ce qui est conscient est voilé. Il n’y a plus alors qu’un vieux film ou une scène d’un vieux film qui est jouée en boucle. Il y a surtout l’incapacité ou la non-disposition à vivre autre chose. Quoi qu’il en soit, avec la résistance à ce qui est, tout autant avec l’ignorance, on reste avec ce que l’on peut appeler « l’autoprivation ».
Jusqu’à environ 65 ans, je me suis privé de la possibilité de faire moi-même certains travaux, du plaisir à les faire et des autres bénéfices à la clé. Je n’avais pas pu en profiter tant que je laissai déni et ignorance gouverner ma vie. D’une manière générale, j’ai évolué avec un programme qui disait : « Étant donné que je suis aveugle, je n’ai pas le droit à bien des choses et je n’ai surtout pas la capacité d’en envisager beaucoup d’autres… » Vous n’avez pas besoin d’être aveugle pour connaître ou avoir connu un scénario similaire. Et en plus, quand les circonstances extérieures s’avèrent favorables, qu’en est-il de notre capacité réelle à apprécier les choses, à en profiter pleinement ? Seriez-vous sûr de pouvoir profiter pleinement du bon qui s’offre à vous ? Vérifiez-le, objectivement !
À certains moments, nous pouvons avoir l’impression que les circonstances extérieures sont contre nous, qu’elles nous empêchent de profiter de ce que nous mettons en place ou même de ce qui vient à nous, de ce qui s’offre à nous. Or, quand il n’y a plus le moindre obstacle à incriminer, pouvons-nous ou savons-nous vraiment profiter de l’instant, de ce qui est à notre disposition ? Certains ont à découvrir un « je n’ai pas le droit d’en profiter », d’autres un « ça ne va pas durer » ou « c’est trop beau pour être vrai ». Et, pour d’autres encore, en profiter ne veut pas dire apprécier, parce qu’ils se saisissent alors du bon au lieu de le recevoir. Et si l’on vit le bon comme un dû, on méconnaît la gratitude, laquelle attire ou favorise pourtant le meilleur. Tout ce que nous vivons reflète quelque chose de notre état d’esprit, s’en fait l’écho.
En effet, selon notre conditionnement, nous pouvons résister au bon, le repousser quand il se présente à nous ou, face à lui, plonger dans une sorte de black-out, d’hébétude. Il peut même nous arriver de « casser la branche » sur laquelle nous sommes assis, c’est-à-dire négliger ou mépriser ceux qui nous ont habituellement été favorables. Il est probable que notre sentiment irrationnel de culpabilité ne nous permette pas de le reconnaître, nous laissant donc dans une situation émotionnelle vécue comme sans issue. Bien sûr, le basculement libérateur requiert aussi un degré élevé d’authenticité.
Avec un problème à l’esprit, on peut ou pourrait en observer comme jamais son contenu psychique réel, alors que, beaucoup plus communément, on le déplore de mille manières. Ainsi, ce problème-ci, « est-ce que je continue de le déplorer ou est-ce que je m’en occupe enfin ? » C’est passer du subir à l’agir, à l’usage de son pouvoir, de son seul et vrai pouvoir. Une action est d’abord psychique ou intérieure, une décision est prise avant d’être exprimée, manifestée. Quand on se met sciemment à l’écoute, quand on dirige utilement son attention, on bascule en quelque sorte du mode « subir » au mode « agir ». L’expérience intérieure est alors différente.
En règle générale, nous ne nous occupons pas utilement de ce qui nous contrarie, nous pose problème. Nous nous débrouillons pour l’éviter, pour compenser. Comprenons qu’il s’agit toujours alors, non pas d’action, mais de réaction. Compenser est aussi une forme de réaction. J’appelle « réaction » ce qui est une réponse inappropriée et qui témoigne d’une certaine malveillance (envers autrui ou envers soi-même). Pour toute circonstance rencontrée, il existe une action juste, une action dont la seule idée est souriante ou peut l’être. Nous avons accès aux actions justes quand nous nous ouvrons davantage. Avec un peu d’attention, nous pouvons sentir en nous la possibilité de basculer intérieurement du mode « subir » au mode « agir ». En quel mode sommes-nous, ici et maintenant, et la plupart du temps ?
Sans même le faire délibérément, il peut nous arriver d’occasionner en notre faveur un basculement très appréciable, libérateur. Par exemple, on finit par faire ce que l’on a longtemps laissé traîner, là où l’on se sent à nouveau en paix, tranquille, disponible. Personnellement, quand je finis par faire ce que je ne fais, ne faisais pas, tout en sachant bien que je finirais par le faire, je suis très généralement surpris par l’espace intérieur que je retrouve. Là encore, on illustre le passage à l’action, le basculement étant déjà lui-même un passage à l’action.
Il y a mieux que se demander ce qu’est pour soi l’action juste, c’est voir que nous n’agissons pas, que nous réagissons, que nous ne sommes donc pas avec le juste (quand nous ne le sommes pas). Et l’action juste se fait témoin d’un basculement ou d’une disposition claire. Dans « Dialogues avec l’ange », Gitta Mallasz rapporte : « Il n’y a pas de foi sans acte. Il n’y a pas d’acte sans foi. La foi ne peut pas être plus que l’acte. L’acte ne peut pas être plus que la foi, car ils sont un. »
Nous pouvons avoir notre attention « envieuse » sur ce que certains vivent, peuvent vivre, alors que nous ne le vivons pas, mais nous ne nous arrêtons pas sur nos propres positionnements limitatifs et séparateurs qui sont seuls en cause et qui ne sont en rien les leurs.Et agissons-nous comme eux ? En fait, peu importe ce qu’est l’histoire d’autrui, quelle est la nôtre ? Quels sont nos peurs, croyances, positionnements, limitations personnelles… ? Ce qui nous fait le plus défaut est l’observation pure. Ce questionnement-là est utile ; la réponse aux questions que nous nous posons ordinairement ne nous serait d’aucun secours.
Les réponses à nos questions ou ce que nous avons besoin de savoir se trouvent dans tout ce qui nous éprouve et seule l’observation peut nous en donner l’accès. Les problèmes que certains endurent sont plus spécifiquement destinés à leur montrer (pour peu qu’ils regardent) qu’ils sont et restent soumis ou résignés, qu’ils ont renoncé ou qu’ils sont plus fortement la proie du vouloir. Eh oui, il s’agit toujours de « regarder » la douleur, de s’y disposer, comme on peut apprécier d’avoir accès à une tension dans son corps pour la relâcher, y compris en acceptant l’aide disponible ! (Nous évoquerons un peu le corps dans la prochaine chronique.)
Quand on s’arrête un moment sur le comportement de tiers en interaction, sans être concerné soi-même a priori, on peut voir mieux la différence entre réagir et observer ou être simplement tranquille. D’abord, voit-on leur comportement comme très révélateur ou bien revit-on soi-même quelque chose face à ces tiers, en pouvant alors tomber dans le jugement, la réaction. C’est seulement quand on n’est pas impliqué soi-même que l’on peut mieux se rendre compte des « jeux relationnels ». En tous cas, en tant que témoin, on ne dira pas la même chose à des antagonistes extérieurs selon que l’on est dans l’observation ou dans la réaction. Il devrait être facile de reconnaître cette « évidence ».
Et à partir de la réaction ou plus simplement de la projection, on est forcément maladroit ou indélicat. Par exemple, si un proche, votre confident ou votre thérapeute porte sur votre condition particulière un jugement moral ou suggérant « il faut, il ne faut pas », il n’est probablement pas celui qui vous sera d’une grande aide. Et c’est ce que vous aviez à vivre, jusque-là ! Il peut être amusant d’observer que les conseils insistants et même les suggestions indirectes ne sont pas suivis par ceux qui les donnent.
Il y a un mouvement (basculement) quand on passe du subir, du souffrir, du mental à l’observation, au « regarder » (arrêt, mouvement, action…) Dans l’instant choisi délibérément de « l’observation », tout comme quand elle est spontanée, il n’y a plus de mental pensant actif/réactif, plus de jugement, plus de vouloir, plus de résistance. Au besoin, la résistance est reconnue, mais elle ne domine pas. Lors d’un revécu éprouvant, qu’est-ce qui domine, ce qui est éprouvé ou la conscience de ce qui est éprouvé ? Quand cette conscience domine, un basculement a eu lieu. Le seul basculement libérateur peut être la libération, non pas toujours, mais il la précède toujours.
Le basculement d’état de conscience serait indispensable à chaque fois que nous éprouvons quoi que ce soit, parce que nous sommes mal et qu’il nous permettra la libération. Et j’ai dit qu’il s’agissait toujours de revécu. C’est encore le cas quand, dû à des soulagements, nous sommes tout excités, nous exultons parfois. Dans ce dernier cas, le mental est toujours de la partie ! Il en veut plus, veut retenir l’expérience ; il est dans la comparaison ou se sent honoré de façon suspecte (comme s’il n’était pas censé vivre du bon).
Et c’est une toute autre expérience quand, par exemple, nous sommes véritablement contents ou dans la gratitude/appréciation. Ce qui nous informe de cette autre expérience, c’est qu’à ce moment-là, d’une part, il y a de l’épanouissement et, d’autre part, il n’y a plus de pensées intempestives. Or, plus nous avons connu de soulagement, plus nous nous y sommes habitués, plus nous avons continué de le rechercher. C’est un manque « d’ambition », parce que c’est d’abord un manque de conscience : se libérer plutôt que se soulager pour enfin connaître la paix, la joie, l’amour…
Quoi qu’il en soit et en tout temps, nous avons besoin d’observer, de regarder pour voir, pour savoir, pour être conscient, et quand nous voyons, puisque cela nous arrive, il importe alors de voir que nous voyons, d’être conscients que nous sommes conscients. C’est là un point fondamental qui pourrait pourtant ne pas retenir l’attention. Vivre sans conscience un changement heureux, même s’il renvoie à ce qui est naturel, revient à le banaliser de façon égoïque et ne contribue pas à son intégration. Nous pouvons bagarrer longtemps pour obtenir quelque chose, atteindre un but, et, quand nous y parvenons, n’en faire aucun cas !
Alors que la vision sans les yeux me permet de voir de plus en plus de choses, à un moment précis, j’ai vu, non seulement la chose que je m’étais donné à regarder, mais surtout que je voyais. J’ai vu, j’ai reconnu que je voyais ! Ce vécu renvoie encore à la conscience : quoi que l’on vive, heureux ou malheureux, le degré de la conscience que l’on en a peut être très faible. Je dis que j’avais vu que je voyais, dans un moment privilégié, mais ça veut dire que j’étais conscient de voir. Ça veut dire aussi et surtout que je peux voir sans en être conscient.
Une autre fois, j’ai vu clairement la tête du chaton que me montrait à l’écran mon entraîneur, ayant donc identifié l’animal, mais à ce moment-là, je n’ai pas relevé que c’était la première tête que je voyais depuis que j’étais devenu aveugle, il y a près de 60 ans. Je n’ai pas non plus tout de suite été sciemment conscient du seul fait de voir. Et je ne dis pas que je n’ai pas apprécié la vision de la tête du chaton. Elle était à croquer !
De la même façon, nous pouvons vivre quelque chose qui nous tient à cœur, sans la conscience simultanée que nous sommes alors en train de vivre ce à quoi nous aspirons à l’ordinaire. Sans cette « conscience consciente » (sans savoir sciemment), l’appréciation est limitée. Si nous dévorons sans conscience notre plat préféré, nous limitons l’expérience même du plaisir. En finissant un dessert « apprécié », il m’est arrivé de noter, d’une certaine manière, que je n’avais pas été là pour le déguster. Je n’avais fait que l’engloutir. N’auriez-vous pas des expériences similaires à raconter ? Très souvent, nous aurions besoin, tout simplement de basculer de l’inconscience à la conscience.
Or, si nous ne pouvons ou ne savons pas être avec le plaisir, quand nous sommes en train de le « vivre », comment allons-nous pouvoir aisément être avec la douleur, quand elle est là elle aussi ? Être avec quoi que ce soit, c’est surtout être avec notre pouvoir d’observation, ce que nous finissons par faire à la faveur d’un basculement. En fait, à l’ordinaire, nous ne VIVONS pas les choses, nous les subissons ou nous les endurons. Il en est ainsi qu’il s’agisse de plaisir autant que de douleur. Nous ne sommes pas là, nous ne sommes pas sciemment avec ce qui est là. Dans le passé, lors de moments relationnels intimes, je me suis parfois entendu dire : « Mais profite-s-en ! Laisse-toi aller, mets-toi à l’aise, ne te retiens pas… »
Le vécu intérieur idéal est fondamentalement le même, que l’on soit avec un vrai plaisir ou une vraie douleur. Les deux sont reconnus et appréciés. Quand nous sommes enfin avec une vraie douleur, y avons enfin accès, l’effet libérateur est si puissant et réjouissant que nous ne laisserions personne nous en priver. Or, si nous ne laisserions personne nous priver de l’accueil libérateur du douloureux en nous, nous pouvons surtout observer, habituellement, que nous ne laissons pas grand monde nous éloigner de la souffrance… Il y a bien des circonstances et même parfois des gens autour de nous qui pourraient nous arracher à nos états d’âme pesants, mais cela est tellement à l’opposé de ce à quoi nous nous attendons que nous ne le voyons pas ou que nous y résistons.
Nous ne voyons pas quand nous voyons, nous ne sommes pas conscients d’être conscients, nous ne vivons pas pleinement ce que la vie nous offre, nous n’accueillons et ne libérons donc pas le douloureux, pourtant toujours prêt à se déployer, à se dissiper, à disparaître… Alors, sachons cette possibilité, entendons-la, intégrons-la. On n’apprend pas le fonctionnement et l’utilisation d’un dispositif avant de connaître son existence. Ainsi, connaissons la possibilité d’un basculement radical et déterminant de notre état de conscience.
Je chéris l’idée de me sentir, ici, maintenant et de plus en plus, puissant, dans l’amour, la gratitude, et sans la moindre attente, autrement dit pleinement épanoui.
Je chéris l’idée de voir de mieux en mieux, sans les yeux, et quand je le chéris en effet, comme dans l’instant, « la lumière du jour » illumine davantage mon écran intérieur.
Je renonce à déplorer les instants où je ne peux rien faire de mieux que souffrir, que rester mal, en sachant que l’acceptation véritable porte toujours ses fruits.
Quand ce qui nous aide d’une manière générale ne peut ponctuellement pas retenir notre attention, nous pouvons justement être plus proche d’un revécu pénible spécifique qui ne requiert rien d’autre que d’être enfin reconnu, accueilli, libéré. Alors, chérissons l’idée de vivre le basculement avantageux à chaque fois qu’il est requis, en fait à chaque fois que nous laissons bien trop de place au mental, à l’agitation mentale.
Quand nous nous surprenons en plein embarquement mental, dans des pensées a minima inutiles, disons-nous ou entendons en nous le mot ou l’invitation « bascule ! » N’essayons même pas de forcer un basculement, aussi bienvenu serait-il, mais rappelons-nous en sans cesse la possibilité. En en ayant découvert la possibilité, personnellement, j’ai immédiatement chéri l’idée de me rappeler souvent : « Bascule ! » ou simplement même « Ah, je ne bascule pas ! » Il faut et il suffit de pratiquer cela réellement environ une dizaine de fois sur une courte période pour en percevoir la pertinence émouvante. Plus d’explications seraient inutiles.
Si, quand ça va plus ou moins mal, le mot « bascule » ne suffit pas, sentons sciemment et directement ce que nous ressentons, reconnaissons notre positionnement éventuel du moment, vérifions aussi un possible état d’attente ou réactionnel. Nous pouvons connaître des moments où aucun rappel utile ne produit d’effet sur nous. Voyons-le, reconnaissons-le, avec cet autre rappel : « C’est juste maintenant ! » Ce qui ne produit pas d’effet heureux dans l’instant, le fera dans deux heures ou demain, qui sait ? Nous avons passé tant de temps, tant de décennies, à méconnaître le basculement libérateur que nous pouvons bien accepter d’avoir parfois du mal à l’initier sur-le-champ.
Et quand nous VOYONS, quand nous RECONNAISSONS que « nous ne basculons pas », que nous préférons donc au basculement le penser compensateur ou réactionnel, nous assumons (sans le dire) notre responsabilité. Alors, simplement, demeurons tranquilles ! La vraie conscientisation efficace est toujours accompagnée de bienveillance, libre ou dépouillée des jugements, de la culpabilisation et des injonctions. Au besoin, sans nous juger, reconnaissons notre non-disposition habituelle à basculer du penser compensateur et réactionnel au potentiel intérieur de conscience, de paix, de joie, d’amour, de lumière. (À suivre)
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