L’attachement irrésistible
L’attachement irrésistible
La prise en compte de nos blessures a pour effet de percevoir notre conditionnement (de comprendre ce qui le constitue). Comment lâcherait-on prise sans connaître à quoi l’on tient ou ce qui nous tient ? J’ajoute au passage que le percevoir revient (sans le dire) à entrer dans une autre dimension. Ordinairement, nous sommes complètement et exclusivement englués dans le conditionnement. En sortir revient simplement à le percevoir vraiment. On se rapproche ainsi de sa véritable nature puisqu’on relâche l’identification au conditionnement, à la personne, pour être en direct ce qui le perçoit, ce qui perçoit, la conscience, ce qui est notre véritable essence. On souffre ou l’on se limite de se croire ce qu’on n’est pas ou, pour le dire autrement, de rester positionné comme si l’on était une base de données.
Il n’y a ici rien de compliqué, ni rien à quoi il faille croire. Par exemple, pour rendre la chose plus pratique, considérez un moment de colère éprouvée. Il y a deux options : soit on reste complètement emporté par la colère, pris dans la colère (en l’exprimant ou en la contenant), soit on perçoit clairement que la colère est là, on en est directement conscient. Vous pouvez remplacer la colère par n’importe quelle autre émotion, par toute réaction, par n’importe quoi. Prenons un autre exemple : soit on est pris dans ses pensées, soit on voit qu’il y a des pensées. Reconnaissez-vous ces deux possibilités ? Voyez-vous cela ? Si oui, vous êtes déjà dans la dimension du « percevoir », de ce qui perçoit.
Si vous le voyez effectivement, vous faites une expérience où le croire n’est pas concerné et où vous n’avez obéit à aucun « il faut », ni à aucun « il ne faut pas ». Cela pourrait être intéressant de poursuivre la lecture de ce texte avec le même état d’esprit ou la même disposition : faire l’expérience de ce qui est écrit au lieu de seulement en penser quoi que ce soit de façon « auto-soumise ». Toutefois, plutôt que d’entendre qu’il ne faut pas penser, retenez simplement que cette possibilité existe, qu’existe la possibilité de ne pas se laisser emporter par les pensées (de ne pas s’y soumettre).
Maintenant, vous pourriez aussi ne pas avoir reconnu les deux possibilités soulignées. Dans ce cas, êtes-vous dans une sorte de réaction, avec certains jugements, où pouvez-vous simplement percevoir que, pour votre part, vous ne reconnaissez rien, que ce qui est mentionné là ne vous parle pas ? Répondre tranquillement à cette dernière question signifierait que vous êtes vous aussi dans le percevoir (indépendamment d’ailleurs de ce qu’est votre réponse).
« Dans l’instant, que se passe-t-il en moi ? Est-ce que ça pense ? Est-ce que ça réagit, plus ou moins fort ? Est-ce que quelque chose est éprouvé (une sensation dans le corps, une émotion, des impressions) ? Qu’est-ce qui est là ? Qu’est-ce qui apparaît en somme à la conscience ? » Ce dont on est conscient est en fait ce qui apparaît à la conscience. Ce questionnement ouvre une porte, invite à la perception et résume ce qui a été écrit précédemment.
Or, au-delà de l’instant, il y a notre existence, notre quotidien, notre réalité : on a mal aux dents ou au dos ; il y a les factures à payer ; on est en conflit avec un tel ; il y a plein de choses dans notre entourage et même dans le monde qui nous font réagir d’une manière ou d’une autre et, pour d’autres réactions encore, plein de choses qu’on ne parvient pas à obtenir, à vivre (à s’attirer dans la vie) ou dont on ne parvient pas à se débarrasser…
Si les choses deviennent beaucoup plus faciles en découvrant des liens entre notre fonctionnement habituel et notre conditionnement, il reste que ce même fonctionnement continue largement de… « fonctionner ». On continue de croire que…, de vouloir à tout prix…, en gros de réagir. Ici, je ne nous dit pas qu’il ne faut plus qu’il en soit ainsi. Une seule chose est, serait à demander : en est-il ainsi ou non ? Considérez la question suivante et répondez-y si vous le voulez : « Voyez-vous que vous êtes souvent dans une forme de réaction ? » Faites surtout la différence entre « réagissez-vous ? » et « vous ne devriez pas réagir ! ».
Il s’agit juste de percevoir et non pas d’exercer un contrôle (s’agissant de ma proposition ou de mon évocation du moment). À travers une forme tantôt d’espoir, tantôt de rumination, je me vois réagir souvent. Plus je le vois et moins je réagis, et ma confidence est censée témoigner que les « il faut » et « il ne faut pas » ne sous-tendent pas mes propos. Ils sont fondés sur « le regard qui transforme » car l’expérience m’a montré que ce qui est simplement et pleinement perçu bouge alors qu’il reste figé quand on ne fait qu’y réagir.
M’avez-vous suivi jusque-là ? Voulez-vous faire encore avec moi un petit bout de chemin ? Ci-après, je vous confie davantage mon cheminement, ma propre démarche, mon regard. Voyez si vous avez de l’intérêt à le faire vôtre, au moins à le tester !
Quand je suis présent, quand j’observe, quand je perçois, je suis manifestement en paix ou je ne tarde pas trop à le devenir si j’ai retrouvé la conscience directe de l’instant présent à partir d’une plus grosse bousculade émotionnelle ou d’un état plus fortement réactionnel. Il y a la paix, une paix immense, et la clarté même. Cette clarté a été si puissante parfois (pour relater une impression familière toute personnelle) que je n’aurais pas été étonné si j’avais recouvré la vue lors de ces moments-là. Dans cette clarté, c’est comme si je prenais possession de tout mon environnement, de tout l’espace. Dans ces instants, il n’y a pas de pensées, ça ne pense pas, ou peu ! Ce sont d’ailleurs des pensées qui mettent fin à l’expérience.
De nombreuses fois, déjà quand j’étais enfant et adolescent, j’ai fait cette même expérience. Je n’avais pas alors – et je ne l’aurai pas avant longtemps – « l’indication spirituelle » que tout apparaît à la conscience, qu’on n’est pas en vérité quelqu’un qui se déplace dans le monde, mais que le monde apparaît à la conscience que nous sommes. Je n’avais pas cette indication, mais j’en faisais l’expérience : l’impression de posséder l’environnement, lequel était donc en « moi », la conscience. C’est en écrivant ces mots dans l’instant que, pour la première fois, je reconnais, pour ainsi dire, le sens de l’expérience. Je perçois aussi qu’elle me touche. Paix, clarté, c’est encore l’expérience de l’amour inconditionnel.
Et je dis « je », par exemple « je perçois », parce que la traduction en mots de tels instants perçus est malaisée ou c’est bien sûr encore la personne qui s’en empare. Pour une part, ce peut être le « quelqu’un » pour qui l’on se prend qui prétend avoir fait l’expérience, que ce serait SON expérience ou ce peut être aussi le « Je » majuscule qui s’exprime, pour autant que pareille chose soit concevable. Quoi qu’il en soit, dans ces instants de grâce, la paix, la clarté, l’amour resplendissent. En fait, je tente de mettre des mots sur une réalité qui apparaît quand il n’y a momentanément plus personne pour en penser quoi que ce soit, ni rien d’autre.
Et toutefois, pour la personne appelée Robert (entre autres), force est de reconnaître qu’un phénomène se produit, se perpétue, lequel consiste à retomber dans le fonctionnement humain ordinaire, habituel, piégeant. Le bavardage mental reprend, captive, anime, emporte Il surgit tel un rêve ou même un cauchemar. Et, chose incroyable, le cauchemar attire autant que le rêve. Cela pourrait-il être sans l’attrait ? Exprimée à travers diverses réactions, voici la résistance qui s’active, se réactive. Peu importe que persiste ce à quoi l’on résiste, on résiste encore, je résiste encore. Je m’en prends à ce qui est, à ce qui ne me convient pas, et je veux m’en débarrasser ! Je veux m’en dégager alors même que je vais vers, que j’y retourne.
Ça ne marche pas, évidemment, et une solution ou un recours envisagé via le mental, pour un résultat peut-être encore plus frustrant, consiste à tenter d’explorer une compensation, sans se rendre compte que ce n’est que cela. On veut : on aimerait, on voudrait bien, on désire, on envie, on espère, on fantasme, on revendique ou on exige. On rêve encore, juste avant de cauchemarder une nouvelle fois. Le cauchemar (le mal de vivre) n’est possible que parce qu’il y a identification. En proclamant « je résiste », « je vis ceci ou cela », je prétends encore être quelqu’un, que ce quelqu’un est définitivement qui je suis. Le suis-je vraiment ? Ne serais-je pas plutôt qui le perçoit, qui perçoit le tout ?
Eh bien, puisque tel est le fonctionnement humain ordinaire, puisqu’il n’est pas question de se contrôler, je veux là encore voir cela, juste le voir (la conscience le perçoit). Je veux percevoir que « je » me prends pour quelqu’un, pour une personne. Je perçois ma tendance à penser, à penser compulsivement, à tenir à penser, à penser encore, à ne même pas m’en rendre compte, à y trouver un intérêt momentané, voire une forme de jouissance. Je me dis des choses, et même des choses qui me font mal, qui peuvent me faire mal ; je continue de me les dire et de me les redire. Cela, ne serait-ce que dans l’instant, je veux le percevoir, que cela soit perçu directement. C’est ce qui est, cela peut être vu en pleine conscience. D’habitude, je me cantonne à le subir, je peux faire mieux, faire autre chose : le percevoir.
Oui, j’ai à cœur de voir encore, de percevoir, que soit perçu combien je tiens à cet os que je peux ronger à loisir (à me plaindre, à me révolter, à m’indigner ou sinon à me résigner, à me soumettre). Oui, je peux voir ma tendance à réagir d’une manière ou d’une autre. De même, je peux regarder et percevoir combien, en quelque sorte, j’aime rêver, désirer, envier, fantasmer, revendiquer ou exiger. Est-ce que je le regarde vraiment ? Est-ce que je m’y arrête maintenant ? Est-ce que je le juge, en pense quelque chose ou est-ce que je pense déjà à autre chose ? Est-ce que je demeure encore un peu dans le percevoir ou est-ce que la marionnette gesticule à nouveau ?
Et elle peut bien gesticuler, ça n’est pas grave. Je peux la regarder faire ! Ici, je pourrais me rappeler des éléments explicatifs de ce fonctionnement pervers. Je pourrais même en trouver d’autres, mais dans l’instant, l’explication ne m’importe pas. Je ne veux pas expliquer mon fonctionnement, encore moins le justifier ; je veux seulement le regarder, le percevoir.
Je perçois ce qui semble être une habitude irrépressible, une forme d’attachement, de dépendance. Je perçois que je réagis au monde, que je résiste à ce qui est, et que je cherche à démentir certaines croyances et à compenser. Je perçois que je fonctionne comme une machine. Quand j’ai bu de l’alcool, fumé un peu, mangé trop, je ne faisais que lui donner le carburant nécessaire pour qu’elle fonctionne… plus mal encore. Je vois cela. Je n’en pense rien. Je le perçois !
Bien sûr, quand je fonctionne de la sorte, quand je pense inutilement, quand je réagis, quand je compense, je cherche le bonheur, du bonheur. Pour ce faire, j’oublie complètement les instants de grâce où je suis comblé et qui sont vécus sans le moindre effort, sans avoir à faire quoi que ce soit. Je perçois la folie, ma folie, la folie humaine. Je perçois que je ne la perçois pas vraiment, que je ne m’y arrête pas vraiment, que la perception reste limitée. Je perçois que demeure comme une préférence du compliqué, celui-là même que je déplore. Oui, je choisis ce que je déplore, je le vois.
D’un côté, il y a des moments de grâce ou d’insouciance et de l’autre, si familier, il y a le poids de l’existence. On ignore ou l’on oublie que ce poids existentiel est constitué de pensées. On peut penser (penser encore) à une réalité bien pesante, mais elle est le fruit des pensées entretenues. Est-ce difficile d’imaginer que la paix se passe de toute pensée et que la guerre en dépend ? C’est aussi vrai que la détente ne requiert aucun effort et que la tension en mobilise. Et, simplement, si nous tournions notre attention vers ce qui est paisible, insouciant, accueillant ?
Bonjour,
Un très grand merci pour la joie que vous me procurez à la lecture des “causeries” d’Eckart, grâce a vous mon quotidien se transforme. J’attends toute vos traductions, c’est un privilège que de vous avoir !!!!!
Merci à vous Robert.
Régine
Bonjour Robert,
ce que vous avez écrit est lumineux et honnête. Je suis comme Régine, dans l’attente de vos traductions d’Eckart. Vos écrits personnels en sont largement imprégnés mais peut-être sont-ils antérieurs aux enseignements d’Eckart. Bah on s’en fiche. C’est le message qui compte. Et oui, mille fois oui, utiliser son énergie pour être vigilant et être ce qui observe, vide, sans pensées, à l’écoute du silence. Cela dure ce que cela dure. C’est la paix. Merci Robert.