L’appréciation est créatrice
Quand ça ne va pas dans votre vie – ce qui doit bien arriver de temps à autre –, quand vous êtes contrarié de quelque façon que ce soit, êtes-vous d’accord pour simplement considérer qu’il vous manque alors quelque chose, que vous éprouvez en tous cas une sorte de manque ? C’est pour le moins la satisfaction qui fait défaut ! Je vous propose de reconnaître ce manque, ce ressenti de manque, ce ressenti « manque ». Or, le reconnaître ne veut pas dire s’en plaindre, ni le déplorer d’une manière ou d’une autre, ni en penser quoi que ce soit. Il y a « percevoir le ressenti, le reconnaître », et il y a « y réagir ». Y réagir, c’est bien sûr y résister.
Faites-le si vous voulez en l’instant même, si vous ne pouvez faire autrement, pendant quelques instants (à savoir vous plaindre, vous désespérer ou réagir comme vous le faites régulièrement), et profitez-en au passage pour voir vraiment que vous faites cela, puis voyez si vous pouvez en venir à ma proposition : juste reconnaître le ressenti « manque ». Et si vous ne pouvez rien faire de la proposition, si tout bonnement vous n’en faites rien, voyez-le aussi ! « Voyez », soit le ressenti (s’il est présent), soit la façon dont vous y réagissez (si c’est le cas), soit que la proposition ne retient pas votre attention dans l’instant. Quoi que ce soit, voyez ! Regardez et voyez !
Sachez encore que vous n’avez toujours pas répondu à l’invitation si vous avez juste pensé – et pensé une fois de plus – à tel ou tel ressenti. Voyez cela sans jugement, sans vous juger, sinon vous continueriez de ne pas « regarder ». Penser à votre manque est une chose, le ressentir en conscience en est une autre. Ne vous dupez pas vous-même en faisant comme si c’était égal, comme si vous suiviez ma proposition.
La différence entre « observer que la jauge d’essence de votre voiture indique qu’il ne reste pas grand-chose dans le réservoir, puis s’arrêter à la prochaine pompe » et « se retrouver en panne sèche perdu dans la nuit en pleine campagne » (quand l’étape précédente n’a pas été prise en compte) est de même niveau que la différence qui existe entre reconnaître un ressenti ou n’importe quoi et le juger ou en penser quoi que ce soit. L’observation produit un effet utile et heureux, le pensée réactionnel fige au mieux ou empire la situation.
Je vous invitais donc à reconnaître le ressenti « manque ». « Mais je ne sais même pas ce qui me manque ! », direz-vous peut-être. Tant mieux ! Observez que je ne vous ai pas demandé ce qu’il vous manquait, que j’ai juste mentionné le ressenti « manque ». Quand vous avez peur d’une chose, avez-vous déjà maintenu votre attention sur le ressenti « peur » ou, de la même façon inutile, la réservez-vous toujours et exclusivement à la chose incriminée ? Tout le monde fonctionne ainsi et ce fonctionnement explique en bonne part la persistance dans notre vie de ce qui ne nous convient pas, de ce qui nous préoccupe. La façon dont nous abordons nos problèmes est certainement inadéquate (inefficace) si les mêmes problèmes se présentent encore et encore dans notre vie. Que risquons-nous à tenter autre chose ?
Si je débute ainsi cette nouvelle chronique, avec le rappel de fonctionnements humains déjà évoqués, c’est juste pour introduire utilement (à mon sens) un point qui a récemment attiré mon attention. Si nous vivons, revivons effectiment difficultés et contrariétés diverses, de belles choses nous arrivent aussi dans la vie, petites ou grandes. Ce peut être une réussite, une rencontre enrichissante, la guérison d’une maladie…, mais encore un sourire, un compliment, une parole de sagesse qui nous touche…
Et si ces occasions heureuses semblent plus rares, il se peut bien là encore que soit tout aussi inadéquate notre façon d’aborder (d’accueillir) bienfaits, faveurs, plaisirs. On pourrait dire que notre attitude les décourage, ne les encourage pas. Quand vos propres intentions généreuses produisent peu d’effets chez autrui, par exemple, n’avez-vous jamais remarqué que vos élans finissent par s’émousser ou se diriger ailleurs ? Laissons ici de côté la raison pour laquelle vous pourriez rencontrer pareille circonstance (absence de réponse, d’intérêt, de reconnaissance…).
Oui, nous limitons les gratifications de la vie en ne reconnaissant pas ces dernières. Ne pas les reconnaître, ce peut être ne même pas les remarquer, les sous-évaluer par quelque jugement, ne pas s’y arrêter… Peut-être pouvons-nous avoir un aperçu de la chose en regardant différentes façons d’accueillir la vie, d’être avec ce qui est. Prenons l’exemple de la fleur qui se serait ouverte ce matin.
– Je suis passé trois fois à côté et je ne l’ai pas vue ;
– Je l’ai vue, mais encore en cet instant même, ma préoccupation du moment a gardé la priorité ;
– J’ai ouvert plus grands mes yeux, j’ai peut-être souri et j’ai passé mon chemin ;
– J’ai écarquillé les yeux, j’ai certainement souri et je me suis posté là un moment, dans une sorte de calme et de silence intemporels qui manifestaient ce qui me relie à la fleur, qui rappelle la vie, l’aspect vivant de toute chose et dont l’expérience dépasse tous les mots que je pourrais utiliser pour tenter de le définir.
Se sentir concerné par une simple fleur que moi-même, je ne peux pas voir, c’est peut-être beaucoup demander à quelqu’un qui, tellement pris dans son mental, a depuis longtemps perdu le contact avec la vie. Qu’en est-il alors de la fête que vous a réservée hier votre chien quand vous êtes rentré à la maison ? L’avez-vous vu ? Lui avez-vous accordé de l’attention ? N’y a-t-il personne dans votre entourage qui vous manifeste une fois ou l’autre une intention gratuite, généreuse, bienveillante ? Le voyez-vous alors ? Vous y arrêtez-vous, d’abord intérieurement ? Pouvez-vous sentir cela, le recevoir, en fait être avec ? Il s’agit d’observer ici comment nous « retrouvons la vie » une fois ou l’autre et peut-être combien nous ne la retrouvons en fait jamais.
« Une amie venait d’arriver chez moi. Nous prenions le café et commencions à manger la tarte sortie du four une demi-heure plus tôt. Elle dit son plaisir à manger cette tarte. Mieux encore que le dire, elle le vivait, le manifestait, le faisait vivre. Ici, point de bienséance, mais une sorte de contentement si grand qu’il ne peut qu’être communiqué, se communiquer, être une invitation… »
Dans cet exemple, la tarte est évidemment secondaire. Elle n’est qu’un prétexte ou une occasion de vivre une expérience intéressante dès lors qu’on s’y arrête un peu. J’aime faire parfois une tarte aux pommes quand je reçois quelqu’un et il se trouve d’ailleurs, ce jour-là, que je l’avais bien moins réussie que d’habitude, ce que j’acceptai de bon gré. Or, mon amie semblait se sentir accueillie, savoir que la tarte était à son intention et elle était avec ce qu’elle recevait d’une façon en quelque sorte riche d’enseignement : en de telles circonstances, il y a d’une part ce qui est reçu, ce qui est vécu (quoi que ce soit) et il y a, d’autre part, la façon dont on le reçoit, dont on le vit effectivement.
Que dire ? Des mots peuvent-ils traduire ce qui se passe en pareille circonstance ? Ce serait de loin insuffisant de dire que mon amie a témoigné de reconnaissance. D’ailleurs, dans ces instants partagés si doux à vivre, il n’y eut pas de mots de remerciement. Ce n’était pas le sujet. Peut-être était-ce de l’appréciation pure. Il y avait aussi ou surtout de la présence, une telle présence de l’autre qu’elle ne peut que vous appeler, vous aspirer, vous rendre présent à votre tour. Dans cette expérience, il n’y a finalement plus qu’une seule présence, il n’y a plus que la présence, il n’y a plus que la vie que nous sommes.
En fait, je ne tente pas ici de décrire l’expérience partagée autour d’une tarte, mais j’évoque celle que notre emprisonnement mental nous empêche de vivre la plupart du temps. Retenez avec moi qu’il y a une façon plus pleine, plus profonde, plus vivante de vivre la vie, à commencer par la bonté et la beauté qu’elle offre sous de multiples formes. Observons au passage (si ou quand c’est le cas) que nous vivons les choses de façon plus superficielle, plus distante. Nous pouvons demeurer dans l’attente permanente du plaisant et ne pas le remarquer quand il se manifeste ou le vivre alors au mieux comme une chose banale.
En écho à la chronique n° 85, on peut rappeler ici, par exemple, qu’on résiste à la fois au manque et au recevoir. La gratitude absente ou exprimée de façon réactionnelle témoigne de cette résistance. Reconnaissons-nous ce que nous recevons ? Entre nous, avouons que nous maintenons de l’attention sur ce qui ne nous convient pas bien plus que sur ce qui fait notre affaire. Et dans le premier cas, l’attention, en fait la tention est plus intense, maintenue plus longtemps.
Et il en est qui ne manquent pas de gratitude, pour ainsi dire, tantôt exprimée généreusement, tantôt juste ressentie intensément. Parmi eux, certains se croient (même inconsciemment) si indignes, si dérangeants, si mauvais… qu’ils sont étonnés, émerveillés de vivre ce qu’ils vivent (quand c’est bon), qu’ils se sentent honorés comme si, en réalité, ils ne méritaient pas ce qui leur arrive. Effet du mental, leur gratitude peut se muer en émotion. Être dans la gratitude de la sorte n’indique pas que l’on est dans l’appréciation.
Véritable gratitude, gratitude largement suffisante, l’appréciation vraie, pleine est un don naturel. Elle produit le véritable échange, la communion des cœurs. Rappelez-vous quelqu’un qui a de la sorte apprécié quelque chose que vous avez dit, que vous avez fait ou simplement votre présence. Rappelez-vous ce que vous avez ressenti alors à votre tour : vous avez pu vous sentir en communion, en effet.
Quand nous accordons délibérément plus d’attention aux choses heureuses qui nous arrivent, Nous découvrons que s’y trouve déjà ce que nous attendons ordinairement en souffrant du manque. En en faisant peu cas, nous l’avons limité et même empêché. Que voulez-vous donc ressentir en obtenant ceci, en vivant cette relation, en atteignant tel objectif ? Quand vous aurez répondu à la question, il vous suffira de reconnaître sincèrement les circonstances de votre vie qui vous offrent parfois de ressentir cela sans que vous vous y arrêtiez vraiment. L’apprécier alors enfin sera la porte ouverte à l’épanouissement attendu.
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