La résistance
« Qu’est-ce qui pourrait nous aider à découvrir ce à quoi l’on résiste ? » J’aime bien cette question qui m’a été posée récemment et j’apporte ici quelques éléments de réponse. La question ainsi posée est intéressante, parce qu’elle admet d’emblée notre tendance à résister.
Je le dis régulièrement, je n’hésite pas à le rappeler, les circonstances de la vie que nous déplorons, aussi difficiles soient-elles, toutes nos conditions de vie qui nous éprouvent n’expliquent pas notre mal de vivre, ni plus simplement nos diverses insatisfactions. Je ne dis pas que telle situation pénible qui peut être la vôtre n’est pas « un problème » ; je dis qu’elle n’est pas le problème. La situation actuelle est souvent un problème à résoudre, en effet, mais elle n’est pas le problème ; elle n’est pas la cause de notre état émotionnel.
Eh bien, il est probable que l’on résiste (s’oppose) déjà à ce qui est là énoncé, sinon que l’on résiste à le considérer, à en tenir compte. Pour l’heure, en tenir compte pourrait signifier poursuivre votre lecture avec un intérêt et une attention maintenus. À résoudre ou non, le problème actuel, qui nous met parfois dans tous nos états, est utilement et ultimement une invitation à reconnaître ces « états », nos diverses réactions et nos ressentis douloureux en cause. Autrement dit, la situation du moment rappelle seulement le « problématique » déjà en nous, en nous depuis longtemps, en nous depuis notre prime enfance. Nous avons des blessures non guéries qui fondent notre conditionnement. Celui-ci reste notre vrai problème.
Par exemple, si j’ai en moi la peur de me faire avoir, je m’attire dans la vie des personnes ou des situations face auxquelles je peux avoir l’impression d’être dupé, escroqué, ou par lesquelles je me fais effectivement abuser. Selon le cas, je peux avoir à traiter l’abus du moment (un problème à résoudre), mais comprenez que le problème qui empoisonne mon existence n’est pas cet abus, que le problème est ma peur persistante et relativement inconsciente d’être abusé, trompé, trahi…
Le nouvel « abus » sera finalement, comme je le souligne, l’invitation à ressentir en conscience ma peur. C’est elle qui l’a rendu possible. Je peux bien, pour régler l’abus du moment, intenter un procès et même le gagner – il n’y a là rien à redire. Or, en conservant intacte ma peur de me faire avoir, je risque de m’attirer abus sur abus, de passer ma vie au tribunal. Toute complication est une occasion de ressentir ce qui est en soi, d’être présent, et cela revient à découvrir sa cause.
La première chose à laquelle on résiste est la difficulté du moment. Ce peut être le mauvais temps, un obstacle sur le chemin, une maladie, de la fatigue, une mésentente, toute contrariété. Y résister, d’une façon active, c’est s’y opposer, lutter contre… ; d’une façon passive, c’est la nier, faire comme si elle n’existait pas, s’y soumettre, baisser les bras… Précisons que la résistance est à observer à travers l’ambiance émotionnelle ravivée par la difficulté incriminée et non pas à travers les actes que nous posons. S’il y a dans le moment où se présente le problème quelque chose à faire pour le résoudre ou l’apaiser, s’en occuper n’indique pas en soi que nous résistons.
D’ailleurs, ne rien tenter pour changer une situation douloureuse, alors que des possibilités existent, c’est encore résister, en l’occurrence résister à la solution, à s’occuper de soi, à s’affirmer en sa faveur. Retenons donc que l’on résiste au problème ou à sa solution. Une des acceptions du mot « résister » est « souffrir », « supporter ». Résister à ce qui se présente à soi (problèmes et/ou solutions), c’est toujours souffrir. Dans mon livre, « Le regard d’un non-voyant », je dis que la souffrance est de la douleur mentalisée. C’est une « fabrication ».
Quand on ne résiste pas, quand on ne résiste plus, quand on peut ne pas résister, on reconnaît en soi la véritable douleur qui est « rappelée » par le conflit actuel. Si c’est un abus (pour reprendre l’exemple ci-dessus), au-delà de tout ce que je peux en penser, dire et faire, il y a surtout, en fin de compte, que je me sens déçu et triste. Puissé-je enfin reconnaître ce ressenti douloureux, être avec ? Eh bien, ordinairement, non ! Nous « luttons » pour ne pas ressentir le douloureux pourtant en nous, nous y résistons. Autrement dit, nous « le souffrons ».
La souffrance est une fabrication, ai-je dit. C’est une sorte d’action ; dire une « réaction » serait plus juste. Elle a son verbe, c’est un « agir » : « je souffre ». La douleur est une sensation ou un ressenti (on ne dit pas « je dolore »). On résiste à ressentir en conscience le douloureux en soi, parce qu’enfant, on ne put pas le dire, l’exprimer, le confier. Du coup, on ne sait pas que l’expérience est libératrice. On n’a pas cette expérience ! Le douloureux a été refoulé, enfoui sous un gros étiquetage qui dit « plus jamais ça ! ». Et donc, répétons-le, on résiste, on souffre. Du coup, on continue de s’attirer problème après problème, contrariété après contrariété, dans une ronde sans fin, jusqu’à reconnaissance et libération des douleurs contenues.
En somme, nous pouvons dire que nous souffrons (peu ou prou) du fait de résister à la situation présente fâcheuse, éventuellement à sa solution et au ressenti douloureux caché (caché mais réactivé). Et répétons que la résistance ainsi comprise a pour seul effet de maintenir, d’empirer la circonstance pénible ou d’en attirer d’autres de même nature. Résister, réagir, souffrir, non seulement n’aide pas, mais attise le malaise et appelle d’autres conditions difficiles.
« Qu’est-ce qui pourrait nous aider à découvrir ce à quoi l’on résiste ? » En fait, on résiste à sentir, à regarder, à reconnaître, à juste observer, à être présent… Savoir à quoi l’on résiste est utile en ce sens que la résistance même est alors reconnue, conscientisée. Ordinairement, on ne sait pas que l’on résiste. Nombre de nos dires, faits et gestes révèlent un degré de résistance. Nous faisons beaucoup de choses pour ne pas sentir, ni être présent. Les addictions jouent parfaitement ce rôle.
On connaît beaucoup de dépendances : au tabac, à l’alcool, aux drogues, aux jeux, au travail, à la lecture, etc. Il est une dépendance moins connue ou un phénomène qui n’est généralement pas considéré comme dépendance alors que c’est certainement ce qui piège le plus : la dépendance à la pensée, au « penser ». En effet, on pense de façon compulsive. On ne peut s’empêcher de penser (voire de façon généralement négative) comme d’autres ne peuvent s’empêcher de fumer, de boire, de se droguer…
À ce stade de votre lecture, ne retenez et n’entendez pas qu’il ne faut résister à rien, ni penser sans cesse à n’importe quoi. Simplement, par votre observation, vérifiez ce que vous lisez. Vérifiez-le en vous et pour vous. Et si, après avoir terminé cette lecture, vous vous arrêtiez un moment, avec pour seule et unique intention d’être présent et d’observer ce qui se passe ou ce qui se trouve là, en vous ?
Fermez ou non les yeux (à votre convenance). Détendez-vous. Soyez tranquille. Soyez conscient des éventuelles sensations dans votre corps, de votre respiration.
Soyez conscient que vous êtes là en train d’observer. Voyez au passage que vous pouvez le faire. Déjà, soyez conscient que vous êtes conscient.
Restez, revenez à l’observation. Eh oui, on quitte facilement et rapidement cet état inhabituel. Et que fait-on ? On pense ! Alors, observez cela, observez-vous en train de penser ou observez cette pensée-ci, cette pensée-là, mais ne vous y arrêtez pas ou observez-vous en train de vous y arrêter. Vous allez même vous laisser embarquer par une pensée et vous allez vous en rendre compte, le voir, revenir ainsi à l’observation.
Voilà, ce n’est qu’une proposition ! Avez-vous décidé de la suivre, de la tester ? Simplement, est-ce qu’elle ne vous parle pas, ne vous inspire pas ? Tout est possible ! Ou bien encore, est-ce qu’elle vous fait réagir ? Dans ce cas, voyez-le ! Voyez que vous résistez ! Et en suivant la proposition, en observant, en étant présent, outre les pensées qui surgissent, vous pouvez encore être témoin d’impressions plus ou moins subtiles, parfois de ressentis douloureux. Voilà l’occasion d’accueillir tout cela, d’être avec en conscience, de le permettre, de l’observer.
Distinguez bien votre aptitude à observer de votre aptitude à penser. Percevez-vous qu’il s’agit en effet de deux aptitudes différentes ? Il y a parler et il y a se taire ; il y a agir et il y a se reposer ; Il y a penser et il y a observer. Et il y a aussi permettre ce qui est et résister à ce qui est.
La résistance dont il est ici question est un refus ou un déni dicté par un évitement. L’inverse devient une acceptation ou une reconnaissance révélatrice de ce qui a été évité. Prenons un exemple :
Parce qu’on vous le dit ou autrement, vous découvrez, pourriez découvrir que votre fils fume de l’herbe. Ici, dans le contexte de la présente chronique, la question n’est pas de savoir ce que vous pourriez faire, s’il y a quelque chose à faire pour aider votre fils, mais de considérer, en l’occurrence, votre état émotionnel et réactionnel. Que vous soyez en rage ou que vous ne vouliez pas le savoir (refus ou déni), vous évitez probablement un ressenti douloureux bien antérieur à la situation présente.
Quand vous aurez pu cesser de résister à cette situation, d’y réagir de quelque manière que ce soit, une douleur en vous se fera connaître : la honte éprouvée dans votre jeunesse face à l’alcoolisme de votre père, la culpabilité que vous éprouviez quand, encore jeune enfant, vous fumiez en cachette, le rejet de vous-même face à des envies que vous éprouviez comme défendues et que vous ne vous étiez peut-être même pas permises… Que sais-je ?
En ressentant en conscience et en libérant de la sorte la douleur refoulée jusque-là, il est probable que vous vienne l’attitude la plus juste à adopter pour aider utilement votre fils. Souvent même, en pareil cas, le problème actuel qui a rappelé la vieille douleur disparaît sans la moindre intervention.
« Qu’est-ce qui pourrait nous aider à découvrir ce à quoi l’on résiste ? » Devenir l’ami de l’instant présent, se rappeler d’observer, accueillir ce qui est, ressentir sans penser, observer ses pensées, être conscient d’être conscient…
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