Être en représentation
Le problème fondamental et insoupçonné de l’être humain, c’est qu’il se prend pour quelqu’un. La plupart des gens s’exclameront : « Mais bien sûr que je suis quelqu’un ! ». Souvent celui du bon sens, le langage populaire qui peut faire dire « il se prend pour quelqu’un » laisse pourtant envisager la possibilité qu’il puisse en être autrement en réalité. Et il y a un lourd ajout au fait de se prendre pour quelqu’un : se prendre pour quelqu’un qui… « Se prendre pour quelqu’un » provient principalement du conditionnement collectif. « Se prendre pour quelqu’un qui… » renvoie à son propre conditionnement, à sa blessure principale et à ses blessures en général. Et ce « quelqu’un qui… », ce pour quoi l’on se prend, il reste à l’assumer : entreprise laborieuse et toujours illusoire.
Oui, il y a bien quelqu’un, un homme, une femme, quelqu’un qui… (ceci, cela), un érudit, une belle personne, un indigent…, et il y a surtout que ce quelqu’un, qui ou quoi qu’il soit, peut être perçu, repéré, évoqué. Par exemple, je suis notamment un homme, un homme aveugle, mais suis-je effectivement cela, entre autres, ou ne serais-je pas davantage ce qui le perçoit, comme ce qui perçoit toutes autres particularités ? Comprenons que nous ne sommes jamais quoi que ce soit qui est perçu, dont le « quelqu’un qui.. » et le « simple quelqu’un », mais ce qui perçoit, ce qui est conscient, ce qui contient même le quelqu’un. Ainsi, nous sommes l’être, l’espace, le silence… Et ce qui perçoit n’a pas de problème. La souffrance résulte de l’identification au quelqu’un.
Le quelqu’un existe donc bien, mais ce n’est pas qui nous sommes. Le quelqu’un n’est en rien un problème, mais continuer de fonctionner comme si c’était qui nous sommes reste le problème, un piège, un enfermement. C’est un peu comme un comédien qui aurait fini par être convaincu en son for intérieur qu’il est le rôle qu’il joue ou le même genre de rôles qui lui sont confiés et qui serait devenu incapable d’en explorer d’autres. Et justement, on peut en quelque sorte piéger le quelqu’un qui, le percevoir tout simplement en observant en particulier les jeux qu’il nous fait jouer, des jeux permanents auxquels on tient sans en être conscient ordinairement.
En effet, une façon de se compliquer la vie et d’entretenir une insatisfaction ou un certain malaise consiste à demeurer en représentation dès lors qu’on se retrouve face à autrui. On veut se montrer, on cherche à se montrer à son avantage, à produire un certain effet, parfois à ne surtout en produire aucun (ce qui est encore un « rôle »)… Quand on connaît ou soupçonne ce phénomène, il devient amusant de se voir soi-même et autrui fonctionner de la sorte. Ce sont des moments nombreux et prolongés où l’on s’emploie à donner et confirmer une certaine image de soi-même, laquelle n’est jamais harmonieuse puisqu’elle est toujours fausse.
Dans ce fonctionnement réactionnel, par conséquent, on veut paraître, on veut faire ou laisser croire, on veut passer inaperçu, on veut être une personne indispensable ou de grande importance, on veut être celui qui sait, qui a la solution, celui qui soigne, qui enseigne, celui qui fait de l’humour, on veut être celui qui dit toujours vrai et bien sûr le faire savoir, celui qui mène une vie « exemplaire »… Ce sont là quelques exemples qui précisent le « quelqu’un qui… », qui veut se faire valoir d’une manière ou d’une autre, y compris quand il veut se montrer très discret. S’identifier à un rôle implique bien sûr de pouvoir le jouer. Il s’agit de se mettre soi-même en vedette.
Ce fonctionnement humain collectivement partagé peut être subtil ou très grossier. Voyez combien certains s’appliquent à faire bonne figure, à faire étalage de leurs mérites, de leurs connaissances, à mettre systématiquement de l’extraordinaire dans ce qu’ils racontent. Ils nous disent comment ils ont mouché un interlocuteur, défendu leurs droits. Ils peuvent se contenter d’exagérer ou tout inventer. Combien de fois avons-nous pu vérifier que la réalité était tout autre ? Il y a ceux qui tiennent des discours répétitifs tendant à montrer que ce sont de bonnes personnes quand d’autres, à l’inverse, sont enclins à se faire passer pour pires qu’ils sont. Bref, quoi qu’il soit, chacun joue un rôle.
Ici, non seulement je ne blâme pas une personne qui adopte l’un ou l’autre de ces rôles mentionnés, mais je relève simplement des manifestations plus marquées du phénomène « représentation » pour suggérer que nous sommes tous concernés par ce dernier et qu’il nous appartient (si nous le souhaitons) de percevoir ce que sont nos propres rôles de prédilection. Ce pourrait être ce qui complète une phrase comme « Je me positionne dans la vie comme si j’étais… ». Est-ce une sainte, un saint, une mère, un père, un chef, un serviteur, un moraliste, et encore une victime, un coupable, un malchanceux, un macho, une dame patronnesse, une femme enfant, une autorité savante, un snob, un boute-en-train ?…
Le fait d’être en représentation varie bien sûr en intensité en fonction des circonstances et du public : le genre et le nombre de personnes atteintes, des groupes familiaux, amicaux ou professionnels. En représentation, on tente de jouer un rôle personnel du mieux possible, déplore silencieusement de ne pas pouvoir faire mieux encore. Quand on se retrouve seul, le rôle n’est lâché que dans son aspect manifesté. Un malaise demeure et peut même « friser la gueule de bois ». On accuse le monde de ne pas avoir joué son rôle attendu et d’aucuns s’accusent eux-mêmes, se jugeant vraiment peu capables ou peu intéressants. On est pris dans les pensées relatives aux effets de la représentation. Ça n’a pas marché !
Cependant, dès la prochaine occasion, on aura « revêtu » son costume habituel. On l’aura revêtu d’autant plus facilement qu’en réalité, on ne l’avait pas vraiment quitté. Voilà bien une circonstance où la résistance ne fait pas obstacle. On ne résiste pas à jouer son rôle, celui adopté dans la représentation conditionnée. On y tient au contraire plus que tout. On résiste seulement à la difficulté de pouvoir le jouer à satiété. En fait, l’identification est telle qu’on ne pourra cesser progressivement de se comporter de la sorte qu’après pleine acceptation de son positionnement réactionnel. Bien sûr, on résiste aussi aux effets des positionnements adoptés.
Puisqu’on est quelqu’un qui…, censé être ce quelqu’un qui, il y a malaise s’il n’y a pas de quoi le confirmer suffisamment. On n’a pas produit l’effet escompté, on n’a pas été reconnu, encouragé, sollicité, écouté, on n’a pas suscité l’attention, etc. On est si sûr d’être ce quelqu’un spécial, et le monde tarde pourtant à l’attester de façon définitive. C’est énervant, insupportable ! Pour jouer son rôle à la perfection, s’épanouir donc en tant que ce « quelqu’un spécial », encore faut-il trouver toujours les autres « quelqu’un » qui vont eux aussi jouer leur propre rôle, mais ici un rôle attendu. Si je joue le rôle de l’instituteur, en dehors de ma classe, je dois me trouver des « quelqu’un » qui sont conditionnés pour jouer le rôle de l’élève.
En vouloir au monde revient à lui reprocher de ne pas avoir joué son rôle, bien sûr celui qu’on attend de lui. Ce rôle attendu est somme toute assez facile à définir. On attend des autres qu’ils jouent le rôle de nos parents ou le rôle opposé. Si c’est tantôt l’un, tantôt l’autre, cela fera souvent l’affaire. Si vos parents vous ont maltraité, vous allez longtemps jouer le rôle de la victime. Vous aurez besoin comme réplique que certains vous maltraitent encore, jouent le rôle du maltraitant, pour ainsi pouvoir vous plaindre, jouer votre rôle, mais vous chercherez aussi des personnes jouant le rôle du parent très attentionné pour tenter d’obtenir enfin ce que vous n’avez jamais obtenu (encore satisfaire un « quelqu’un »).
À un moment ou à un autre, à un niveau ou à un autre, il arrive à « tout le monde » d’être en représentation. Cela veut donc dire que nous ne le sommes pas tout le temps. Quand ne sommes-nous pas en représentation, alors que nous exprimons ou manifestons ce qui pourrait être appelé notre mission ou notre raison d’être ? C’est quand nous suivons notre cœur sans attente, ni souci des effets. Dans ce cas, nous ne sommes aucunement affectés par rien de ce qui est manifesté autour de nous en lien au rôle que nous jouons ou au chemin que nous suivons de façon naturelle et spontanée. Ce qui nous motive est le seul contentement immédiat à faire ou vivre ce qui est actualisé dans l’instant présent. Nous sommes alors présents justement !
Pour chacune des cinq blessures, essayons d’approcher les circonstances dans lesquelles nous sommes plus ou moins en représentation, où nous pouvons ainsi découvrir le degré auquel nous sommes identifiés à ce personnage qui s’est développé depuis notre prime enfance. Laissez-vous simplement inspirer par les propositions, si vous aimez vous voir vous-même, voir de quelle façon vous n’êtes pas présent, où vous perdez la présence.
Pour l’abandonné, c’est quand il se sent seul, même entouré, ou quand il se croit inopinément aimé. Au fond, il est celui qui ne s’attend à rien de bon.
Pour le dévalorisé, c’est quand il se fait critiquer en toute circonstance ou quand il est simplement face à un public. Il est celui qui s’attend à l’échec.
Pour le maltraité, c’est quand il se sent accablé, ou quand on le plaint, quand on va dans son sens. Il est celui qui s’attend à devoir se battre.
Pour le rejeté, c’est quand il se sent insuffisamment accueilli ou quand il trouve un groupe favorable. Il est celui qui s’attend au conflit.
Pour le trahi, c’est quand il ne se sent pas sollicité ou quand il a l’impression qu’on lui donne de la place. Il est celui qui s’attend à ne rien recevoir.
On demeure en représentation qu’on se sente traité, soit comme on s’est toujours senti traité, désavantageusement, soit à l’opposé. Le premier cas est la confirmation attendue et le second occasionne un malaise par inhabitude. On n’y croit pas, on ne le reconnaît pas ou l’on ne peut pas le recevoir, et il y a une forme de réaction qui fait perdurer le même rôle. Généralement repoussée ou retardée, la possibilité de sortir de sa représentation, de lâcher son rôle se présente bien des fois. On peut alors se sentir déstabilisé et l’on va se débrouiller pour retomber bien vite dans le vieux scénario. En fait, on ne sait pas vivre la possibilité d’être abordé d’une façon complètement extérieure à ce que l’on a connu. Là encore, qu’en est-il pour chacune des blessures ?
Pour l’abandonné, c’est quand on s’intéresse vraiment à lui. On peut reconnaître son potentiel qu’il ne parvient pas toujours à cacher !
Pour le dévalorisé, c’est quand on l’apprécie vraiment. On peut apprécier de lui ce que lui sous-estime !
Pour le maltraité, c’est quand on lui dit d’arrêter de se plaindre tout en lui étant favorable. On peut l’aimer, même ou surtout en méconnaissant son histoire !
Pour le rejeté, c’est quand on se confie à lui. On peut apprécier son écoute et non pas toujours lui accorder la nôtre.
Pour le trahi, c’est quand on lui accorde de l’attention en public. On peut lui accorder de l’attention et non pas seulement obtenir la sienne !
Faire face à l’expérience où une aide véritable nous est apportée, où de la considération nous est témoignée, par exemple, c’est autre chose que l’expérience où autrui entre dans notre jeu, en nous plaignant, en s’apitoyant sur notre sort, en s’indignant avec nous, etc. Plutôt familière, cette dernière expérience est facile à vivre. L’autre expérience déstabilise en effet puisqu’elle nous demande, nous demanderait de sortir de notre rôle et d’être présents. Il est loin d’être facile ou évident de s’abandonner au meilleur quand ce serait vivre ce qu’on n’a jamais vécu en définitive.
Cette métaphore de la représentation théâtrale permet de mieux se rendre compte de ce qu’implique le phénomène identificatoire. Affirmer que nous sommes identifiés à certains rôles ou à un conditionnement, que la souffrance humaine en est la conséquence, reste peu parlant pour beaucoup d’entre nous. Percevoir directement les effets de l’identification dans notre existence est certainement plus démonstratif. Si, en prenant la parole publiquement, je tiens avec angoisse à m’exprimer de façon remarquable (plus intéressé donc par la forme que par le fond), me revoici en représentation et je m’identifie donc, par exemple, à un orateur, bon ou mauvais.
Or, en acceptant de considérer tout cela, de percevoir ses propres positionnements « théâtraux », on s’en détache, s’en libère petit à petit, et l’on s’ouvre du même coup au nouveau, au meilleur. Quand on n’est plus identifié aux rôles façonnés par le passé, on se laisse naturellement porter par le courant de la vie ou, pour mieux dire, on est la vie elle-même qui s’exprime en toute liberté, en toute insouciance, de façon toujours harmonieuse.
Cette histoire de rôles est intéressante, notre insécurité s’exprime. Comment faire face au rôle de l’autre, du conjoint notamment, puisque qu’alors on ne peut plus communiquer avec la personne qui se retranche ds sa fausse sécurité et ne veut (ou ne peut) pas voir plus profondément?
Ce n’est qu’aujourd’hui, 1er mars 2016, que je découvre que votre message, chère Odile, n’avait pas été validé (alors même que j’ai le vague souvenir d’y avoir répondu). Étrange !
Si l’on éprouve « l’absence » de l’autre, enfermé dans l’un de ses rôles, et d’autant plus si l’on y réagit, si l’on est dans le jugement, c’est simplement que l’on est soi-même dans l’un de ses propres rôles !
De toutes façons, soyons clairs, nous sommes tous « toujours » en représentation à un degré ou à un autre et restons donc bienveillants, aussi bien envers soi-même qu’envers autrui.
Or, il est vrai que l’on peut bien à l’occasion être plus centré, plus présent, et percevoir clairement tel proche pris dans son scénario habituel. Ce peut être vécu comme une invitation à être encore plus présent, ce qui pourrait bien ne pas être sans effet, tôt ou tard, une fois ou l’autre, d’une manière ou d’une autre.