De quelle manière résistons-nous ?
Plusieurs consultations données ces dernières semaines ont mis mon attention, de façon à m’étonner un peu, voire à m’émerveiller, sur un ou même deux aspects précis de la difficulté à en finir avec son mal de vivre, ses contrariétés, son insatisfaction… avec la souffrance (à en finir ou à commencer à s’en détacher doucement). Je rapporte donc ici, entre autres, ce que j’ai été amené à dire aux personnes qui m’ont sollicité ou ce que j’ai vu moi-même mieux que jamais jusque-là.
Ce que nous pouvons déplorer dans notre existence est imputable à notre conditionnement, à nos blessures non guéries, à notre tendance compulsive à rester pris dans la tête, dans le « passé qui est mort » et/ou dans le futur imaginaire, à considérer toute chose de façon uniquement mentale. J’évoque cela régulièrement sous différents angles. Pour faire une différence heureuse dans sa vie, souvent, une chose est à libérer : un ressenti douloureux. Même s’il reste limité (comme nous le verrons), ce dernier rappel est déjà un point d’une grande importance, semble-t-il, parce que beaucoup d’entre nous croient bien malencontreusement, pour vivre cette différence dans leur vie, qu’un changement extérieur doit se produire :
Faire une nouvelle rencontre ; améliorer ses relations familiales et amicales ; avoir un meilleur travail, d’autres responsables et collègues ; avoir plus d’argent, plus de succès, plus de clients, une nouvelle voiture, une maison plus grande, un plus beau corps… ; recouvrer la santé ; régler des comptes ou chercher à obtenir des explications ; se sentir plus libre, plus indépendant, plus aimé, plus respecté, plus aimant même (qui sait ?), plus dynamique… (À vous de corriger et de compléter la liste).
Je ne dis évidemment pas qu’il serait mal d’avoir ou de vivre ces choses, ni même d’aspirer à les avoir ou à les vivre. En dépendre est douloureux, ne le vérifiez-vous pas ? En attendre irrépressiblement le bonheur est un leurre qui provoque et ravive à coup sûr l’insatisfaction. L’accès au bonheur, à l’amour, à la satisfaction passe par un autre choix, un autre positionnement (juste pour rappeler tout de suite qu’ils nous sont bel et bien accessibles).
Ajoutons encore (même si ce n’est pas l’objet de cette chronique) que nous pouvons avoir à ce sujet un éclairage très utile en essayant de nous rappeler que c’est dans les moments où nous sommes le plus en paix et heureux que nous nous attirons dans notre vie les choses et les relations les plus harmonieuses, les plus heureuses. Ordinairement, nous les voulons, voire croyons les vouloir pour vivre l’harmonie et être heureux. Autrement dit, nous fonctionnons à l’envers, percevez-le bien !
Pour l’heure néanmoins, il reste vraisemblablement que vous déplorez encore ceci, regrettez cela, vous plaignez d’une relation chaotique, souffrez d’une manière ou d’une autre (manque, peur, ressentiments, honte, culpabilité). Alors, le reconnaissez-vous ? Le voyez-vous, clairement ? Nous voici entrés dans le vif du sujet, au cœur du problème ! Reconnaissez-vous votre malaise ? À cette question, il semble que tout le monde réponde « oui ». Eh bien, j’observe pour ma part qu’il n’en est rien généralement ou bien trop souvent. Et c’est pourquoi ce que nous éprouvons (et qui n’est donc pas véritablement reconnu), nous l’éprouvons encore et encore, à travers une même situation prolongée ou des circonstances différentes plus ou moins nombreuses.
Quand vous déplorez ce que vous éprouvez, vous ne le voyez, ne le reconnaissez pas, parce que le déplorer est une chose et que le voir en est une autre. Quand vous avez à l’esprit la circonstance ou la relation qui réactive ce que vous éprouvez, quand vous en égrainez les détails (dans votre tête ou à haute voix), vous ne voyez, ne reconnaissez toujours pas ce que vous éprouvez. Vous ne le faites pas davantage quand vous en considérez les causes (parfois lointaines) et les effets dans votre vie actuelle. Voir, reconnaître… ce n’est pas, ce n’est plus penser, se dire des trucs, réagir, attendre un résultat, vouloir quoi que ce soit. Là encore, voir ce que vous éprouvez est une chose, vouloir vous en débarrasser en est une autre…
Et bien sûr, quand le mal-être atteint son paroxysme, quand on le dit insupportable, on voit encore moins ce qui est réellement éprouvé. Plus on souffre et moins on voit (parce que plus on pense). Moins on voit et plus on souffre (parce que plus on pense). C’est évoquer ici l’un des deux moments où on voit le moins. En période de rémission (l’autre moment), quand le traintrain quotidien a repris son cours – lequel traintrain est fait pour certains d’hyperactivité, parfois d’arrogance à peine voilée, d’optimisme béat ou d’insouciance suspecte – il se pourrait bien que les ténèbres soient là les plus épaisses.
Cela vous arrive-t-il parfois de regarder quelque chose, dehors (une personne, un animal, un paysage ou n’importe quoi d’autre), en imaginant toutes sortes de choses au sujet de ce que vous regardez ? De la même façon, vous pourriez à l’occasion vous dire bien des choses au sujet de ce que vous entendez (une voix, du bruit, de la musique…). Alors, pareille chose vous arrive-t-elle en effet ? Très certainement !
Et, par ailleurs, vous êtes-vous déjà observé en train de regarder ou d’écouter quelque chose, cette fois sans rien en penser du tout, ne serait-ce qu’un bref moment ? L’expérience n’est pas seulement possible pour ce qui émerveille. Il est probable que vous puissiez entendre tomber la pluie, sans nécessairement laisser tourner dans votre tête les considérations rabattues à propos du temps, et reconnaître simplement qu’il pleut.
Mon intention est de faire saisir, de faire sentir la différence entre effectivement voir, ici ce qui est ou peut être éprouvé, et ne pas le voir (quand bien même on croirait le voir). Faut-il parler de « vision pure », de « voir exclusif », de « pleine perception », de « perception douce » ? Il s’agit de repérer, de reconnaître, de considérer la chose sans rien en penser. C’est ce rapport de plein accueil silencieux avec le ressenti douloureux présent qui le dissipe.
Or, puisque nous n’y avons pas accès, au moins en faveur de ce qui continue de nous éprouver (sans quoi nous ne l’éprouverions plus), voyons maintenant ce que nous faisons en somme au lieu de regarder vraiment et de voir, au lieu de « faire de la place » à ce qui hurle en nous, au lieu de lui offrir notre présence. S’il peut être difficile de se faire d’emblée une idée claire de ce que « voir véritablement, voir exclusivement » veut dire, puisque la chose ne nous est pas si familière, peut-être sera-t-il plus accessible de reconnaître qu’en définitive, nous ne regardons pas. Pour voir, il faut regarder, n’est-ce pas ?
Oui, comme évoqué plus haut, nous nous disons des choses, nous jugeons autrui, les circonstances, nous-mêmes, nous nous racontons des histoires, « notre histoire »… bref nous pensons ! Cependant, ce n’est encore là qu’un premier constat possible. Force est de reconnaître, à un moment ou à un autre, que nous résistons à sentir véritablement ce qui est là (quand c’est là), ce qui n’est jamais très loin en nous quand nous endurons quoi que ce soit. Je pourrais l’expliquer, le justifier (tenter au moins de le faire), mais ce que je veux faire partager ici, c’est la seule réalité de cette résistance et non pas parler de ses causes, ni même dans l’instant de ses effets.
Référence aux consultations évoquées, j’ai vu le grand soin mis par une personne (de façon bien sûr inconsciente) à ne répondre à aucune de mes questions (formulées de différentes manières) qui risquaient bien de l’amener à me dire, à me confier, voire à « me pleurer », mais surtout à se révéler à elle-même, cette douleur si visible ou tangible, tandis qu’elle ne tarissait pas de détails sur la situation exaspérante en cause. Eh bien, comme en d’autres circonstances, elle était là dans l’évitement. Elle a fini par parler de sa douleur, ce qui était évidemment ne toujours pas s’y arrêter. En parler et en parler encore permet de maintenir l’évitement.
Ce fut différent pour cette autre personne. Au moment de vérifier le ressenti, après évocation de plusieurs situations qui ne laissaient aucun doute sur les douleurs concernées, la réponse ressemblait en gros à ceci : « Non, mais ça, ça ne me fait rien ! ». J’appelle cela le déni. C’est à l’âge adulte que cette personne a découvert des mensonges la concernant qui ont surtout accompagné son début de vie. Sans cesse, j’observe qu’on se traite soi-même comme on s’est senti traité enfant : « Si j’ai été nié, je me nie » (ce qui n’est bien sûr qu’un exemple).
La résistance à sentir leur propre malaise peut s’exprimer pour d’autres personnes à travers un « je ne veux plus sentir » et pour d’autres encore à travers un « je ne veux plus souffrir ». Les premières sont donc complètement coupées de leur ressenti (de leurs émotions) et les secondes éprouvent leur souffrance, même avec des pleurs qui n’en finissent pas et qui sont donc inconsolables, sans parvenir à lâcher ce faisant leur fameux « je ne veux plus souffrir ». Le fait toujours heureux, efficace d’être pleinement, exclusivement avec une douleur ne s’accommode d’aucun « je ne veux pas », ni d’aucun « je veux » d’ailleurs.
« Je ne veux pas », « je veux », c’est du penser, ce n’est pas du voir, ce n’est pas de l’accueil, c’est de la résistance. Quand l’une ou l’autre de ces personnes parvient d’abord, parvient enfin à voir qu’elle est effectivement dans l’évitement, dans le déni, avec le « je ne veux pas sentir » et/ou avec le « je ne veux pas souffrir », il se passe tout à coup quelque chose de magnifique : c’est une ouverture, une libération émotionnelle. La résistance vue et donc relâchée, voici que peut être enfin libéré le douloureux qui demande à être libéré depuis si longtemps.
Et l’expérience est belle, en effet, parce qu’arrivés à ce point de plein accueil, de non-résistance, où nous permettons d’être à ce qui est, nous sommes pleinement présents, pleinement conscients, reliés à ce qui reste quand la tête est relâchée… à nous-mêmes. Nous sommes des êtres humains. Dans l’expérience, c’est l’être qui regarde et qui voit l’humain. C’est l’être qui reste quand, sous son regard, dans sa lumière, dans sa présence, l’humain, avec son histoire, a cessé de capter en vain toute l’attention. Et quand l’être a repris la première place, le mal-être n’est plus !
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