De la déploration chronique au déploiement libérateur
Une fois n’est pas coutume, pour commencer, je vous propose aujourd’hui de pratiquer un peu avec moi la déploration ou je me propose de la pratiquer un peu avec vous. Ah, peut-être ne savez-vous pas vraiment ce qu’est la déploration ! D’ailleurs, si elle est souvent grossière, elle peut aussi se faire très subtile. L’essentiel de sa définition réside dans l’expérience que nous en avons, dans la possibilité de reconnaître tranquillement cette expérience : « Mais oui, il m’arrive de déplorer des choses… Ah, voilà quand ou comment je suis moi aussi dans la déploration ! … » Cette évocation et cette observation sont primordiales, parce que la déploration reste un piège longtemps insoupçonné, quelle que soit sa forme. Et nous en abusons tous !
En effet, nous ne savons pas quand, comment, combien nous sommes juste en train de déplorer une chose ou une autre, qu’elle nous implique directement ou qu’elle semble concerner davantage le monde. Dans ce dernier cas, nous ignorons tout autant que notre déploration est encore dictée par quelque chose qui nous appartient, qui appartient à notre seul conditionnement. Ce que nous savons encore moins et que nous pourrions même contester, c’est que toute déploration a pour effet de maintenir et même d’empirer la chose déplorée. Oui, ça peut sembler incroyable, mais par notre seule déploration, nous contribuons à la pérennité de ce que nous déplorons, par le seul fait de le déplorer. Et cela, ne le déplorons pas, sachons-le tout simplement !
« Le grand Robert » nous dit que la déploration est le « fait de manifester de la douleur, de la compassion, de pousser des lamentations ». Pour faire simple, « déplorer », c’est donc « juger ». De plus, « compatir » signifiant « souffrir avec », la compassion implique elle-même du jugement. Ainsi, avec du jugement partagé ou non, la compassion n’est pas vraiment un sentiment mémorable. Nous pouvons lui préférer l’empathie, laquelle est la capacité à ressentir soi-même ce que ressent une autre personne. Maintenant, être âprement éprouvé par ce que vit l’autre personne n’est pas de l’empathie, d’abord parce que ça n’implique pas forcément ce que cette personne ressent elle-même et que le jugement domine. L’effet essentiel de l’empathie est l’écoute, la présence, la disponibilité.
Par exemple, une personne handicapée peut être quelque peu incommodée par la compassion qu’on lui manifeste, parce qu’elle ne se reconnaît aucunement dans ce qui peut lui être dit, ni dans la façon dont on la traite. Pour prendre un autre exemple, il m’est arrivé de susciter de la compassion, juste après avoir évoqué un vieux vécu douloureux, alors que, soit j’étais heureux d’en reconnaître enfin l’effet produit sur moi, soit je tentais précisément de faire partager ce qu’il m’avait permis de voir, de libérer. Au passage, j’ajoute qu’il arrive aussi, au lieu de cette « empathie inopportune ou mal placée », que d’autres interprètent une confidence similaire comme une lamentation, comme une déploration, comme de la non-acceptation. Notre vieux conditionnement nous empêche longtemps d’être neutres, de voir clair (parole d’aveugle).
Alors, on se lamente un peu ? On n’est pas obligé d’être original, on peut continuer de faire ici ce que l’on fait tout le temps, ce que tout le monde fait tout le temps ! Pour la bonne cause, on peut surtout s’amuser un peu ! Il s’agit toujours et seulement de reconnaître comment nous fonctionnons, ce qui se joue et se rejoue sans cesse en nous.
« Ben oui, les gens ne sont jamais contents, il faut toujours qu’ils se plaignent d’un truc ou qu’ils revendiquent une chose ou une autre. Et ne parlons pas des moutons, des mauviettes ! (Déjà des accusations). Peut-être me direz-vous que « c’est comme ça », que « la vie est ainsi faite », ou même que « ça n’est pas grave » ! (La résignation et la soumission reposent sur une déploration plus subtile). Et à propos de mille choses, d’autres diront que « c’est injuste » ou que « ça n’est pas normal ». (Cette déploration-là a au moins le mérite d’être claire). Quant à moi, je vous dirais plutôt que « c’est bien dommage » que personne ne veuille rien voir ! (Encore de la déploration). » Poursuivons de la même façon avec divers cas de figure du même acabit :
Si j’avais su que les choses tourneraient comme ça, je ne me serais jamais mis dans cette situation. J’aurais dû réfléchir, prendre mon temps. Je fais toujours le mauvais choix, prends toujours la mauvaise décision. J’y peux rien de toutes façons et vaut mieux penser à autre chose, faire autre chose. (La culpabilité est aussi une forme de déploration.)
Je ne vais pas laisser faire ça, le (la, les) laisser traiter de cette façon. Bien sûr, ils s’en prennent toujours au plus faible. « Ne te laisse pas faire, tu dois te défendre ! » Vous avez vu ce qu’elle a dit, ce qu’elle a fait ? Attends, je vais lui dire ce que j’en pense, lui mettre le nez dans sa méchanceté ! (Cette déploration en cache une autre : nous pouvons intervenir en faveur d’autrui comme personne n’est intervenu en notre faveur !)
Vaut mieux que j’accepte ce qu’il (qu’elle) dit, ce qu’il fait, ce qu’il demande, pour ne pas avoir d’histoires. Et de toutes façons, si je n’accepte pas, je n’obtiens quand même pas ce que je veux ! Et puis, ça passera, ça finira bien par s’arranger ! (Ce qui est déploré, quoi qu’il en soit, est dans ce cas la chose affublée de la conclusion « ça finira bien par s’arranger »).
Tu devrais prendre soin de ta santé, travailler sur toi, et d’abord arrêter de fumer, de fréquenter ces gens-là, de te laisser embobiner par ta mère, par ta femme. Il y a quelques bons livres que tu devrais lire. (Tous les conseils non demandés que l’on donne parlent de ceux que l’on gagnerait à suivre, mais il y a là encore de la déploration détournée.)
Tu ne peux pas imaginer tout ce que je vis, tout ce qu’on me fait, tout ce que j’ai à encaisser. Et en plus, je dois faire avec ma mère qui … et ma fille qui … Je me demande souvent ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter tout ça. Non, tu ne peux pas comprendre. Personne ne peut comprendre. (De la déploration évidente.)
Les gens font vraiment n’importe quoi et c’est inadmissible qu’on les laisse faire, que personne ne mette jamais le holà. Si ça ne tenait qu’à moi, je peux te dire que les choses changeraient, que les feignants et les incompétents seraient virés. Je sais c’qui faut faire. Moi, par ailleurs, je ne laisserais jamais mes enfants faire ça ! (De la déploration incontestable.)
C’est un scandale, c’est pas normal, c’est inadmissible… Personne ne pourrait accepter une chose pareille. Tout le monde réagirait comme moi. Mais c’est ce qu’on va voir, je ne vais certainement pas me laisser faire ! D’ailleurs, je vais porter plainte. (Avec cette déploration-là, parfois encore moins qu’avec d’autres, on n’envisagera pas avant longtemps son seul revécu impliqué.)
C’est fou, quoi que je fasse, quoi que j’entreprenne, ça ne marche pas ! Il y a toujours quelqu’un ou quelque chose pour me mettre les bâtons dans les roues ou me compliquer les choses. Et même quand je suis sur le point d’aboutir à quoi que ce soit qui puisse me contenter, je suis toujours arrêté par une contrariété ou une autre. (Ce qui pourrait être une prise de conscience reste souvent au niveau de la déploration.)
C’est plus fort qu’eux (qu’elle, que lui), ils ne sont animés que par leurs seuls intérêts, qu’ils soient matériels, « intellectuels » ou reliés à la distraction. En fait, on ne peut rien envisager avec eux. On ne peut surtout compter que sur soi, ce qui est très sage au demeurant. Les gens sont relativement égoïstes ou au moins, la plupart du temps, complètement inconscients. (Et cela n’est encore que déploration)
En fait, dans ces cas d’école et le paragraphe entre guillemets qui les précède, il n’y a que de la déploration, plus précisément cinq expressions un peu différentes de la déploration plus ordinaire, chacune découlant d’une blessure principale (voir ci-dessous). Même quand elle est plus discrète ou dissimulée, la déploration est toujours de la déploration. Et l’on peut même la manifester à travers des propos qui se veulent spirituels. Sachant et me rappelant l’aspect « pervers » de toute forme de déploration, j’aime bien la piéger quand elle se réactive en moi.
Et ne vous méprenez pas, ce n’est pas parce que la dynamique « déploration » nous a quittés que nous restons les bras ballants quand une circonstance nous invite à l’action, mais c’est alors le cœur qui nous anime. De temps en temps, nous pourrons nous demander quand nous sommes nous aussi dans la déploration, donc dans le jugement, donc dans la non-acceptation. Puissions-nous alors accueillir la réponse (éventuelle) sans rien en penser !
L’abandonné répond à ses contrariétés avec un « c’est comme ça ! » et quand la contrariété se révèle ou se confirme, il sera juste avec un « ah bon ! ». (Bien que très discrète, sa déploration n’en est pas moins incontestable)
Bien souvent, quand le dévalorisé est contrarié, il peut dire « c’est pas grave ». Si les choses lui apparaissent plus avantageuses, il s’écriera « ça, c’est cool » (de la déploration contenue dans les deux cas.)
Le maltraité proclame à satiété « c’est injuste » (déploration criarde), mais quand il dit, par exemple, « bien fait pour lui », il fait encore écho à sa déploration constante, exprimée là de façon hasardeusement jubilatoire.
Il y a bien des choses que le rejeté relève avec un « c’est pas normal », mais il accueillera aussi un arrêt infligé à certains avec un « heureusement ! », comme si sa déploration était momentanément satisfaite, en tout cas rappelée ainsi.
Le trahi se permet au mieux un « c’est dommage », plus souvent pensé qu’exprimé, mais quand il dit « tant mieux », il cache encore avec l’espoir sa déploration contenue.
Le positionnement « déploration » est l’un des tuteurs principaux de notre conditionnement emprisonnant et donc souffrant. Sommes-nous disposés à considérer cela, puis à nous le rappeler souvent ? Et il y a là un autre point essentiel qui peut être pris en considération. C’est une réalité psychique quasiment jamais considérée ou, sinon, sur laquelle on s’arrête peu, dont on dédaigne les effets. Il s’agit du fait que « QUELQUE CHOSE NOUS ÉCHAPPE » dès lors que nous sommes mal, dès lors que nous sommes dans le jugement, dans la réaction, dans la déploration.
En proposant de l’aide à certaines personnes, surtout dans le passé, je me suis parfois entendu dire : « Moi, je sais ce que sont mes problèmes ». Au mieux, nous pouvons savoir ce qu’ont été nos problèmes, pour ne plus les éprouver, mais s’agissant de ce qui nous fait encore réagir, de ce qui affecte notre état intérieur, indéniablement, QUELQUE CHOSE NOUS ÉCHAPPE, il y a quelque chose que nous ne savons pas, quelque chose dont nous ne sommes pas (encore) conscients. Or, croire savoir empêche assurément de savoir. Et le « je ne sais pas » ou le « quelque chose m’échappe », quand il est reconnu, assumé, accueilli, est, non seulement d’un effet immédiatement libérateur, mais devient aussi l’ouverture au savoir, aux compréhensions éventuellement nécessaires et édifiantes.
Maintenant, la disposition à « se faire du bien », à vivre des moments de libération, ne dépend d’aucun savoir, sinon certainement pas du savoir ordinaire, de considérations purement mentales. En effet, pour commencer à se dégager de la souffrance ou de tout inconfort intérieur, il s’agit du plein accueil de son ressenti douloureux de l’instant, celui-là même qui, du fait du dédain qui lui est infligé, fait plonger dans la réaction, fait rester ou revenir dans la déploration, en fait dans la souffrance. Il est vrai que ceci au moins serait à savoir ou impliquerait de délaisser le fait possible de croire ou de ne pas croire à « l’accueil libérateur ». Nous pouvons nous disposer à expérimenter quoi que ce soit sans rien croire.
Et l’expérience libératrice est notamment l’attention dirigée sur son seul ressenti douloureux, quand il y a souffrance ou simplement inconfort moral. Serait-ce difficile à envisager ? Surtout au début, il se peut que l’on ait besoin d’accepter de l’aide dans ce sens. Au lieu de rester par exemple dans la réaction (laquelle est d’abord à reconnaître), il s’agit de regarder, regarder pour pouvoir voir, de voir, voir pour pouvoir reconnaître, de reconnaître, reconnaître pour pouvoir accueillir, de vivre alors un véritable accueil.
Suivant ce « processus », vous pourriez par exemple rencontrer un profond sentiment douloureux de peur, de solitude, de frustration, de manque, de mécontentement ou de privation… Ce douloureux-là demande votre attention, parfois vos larmes, la possibilité de se montrer, de se montrer à vous, donc d’être enfin accueilli. Il en a assez de rester caché sous vos diverses réactions, sous votre morale, sous vos considérations « spirituelles », sous votre résistance… Le Divin nous offre bien des occasions de le reconnaître, de nous en approcher, mais « nous tenons bon », l’ego tient bon, et nous continuons de lui préférer la réaction sous une forme ou sous une autre.
Alors, accueillir le douloureux, le laisser se montrer à nous, qu’est-ce à dire ? C’est lui laisser la place, le laisser prendre la place, le laisser s’étaler, se répandre en nous et partout à l’extérieur de nous, devant, derrière, à gauche, à droite, en dessous, au-dessus. On peut le voir ou l’imaginer s’écouler, pénétrer le sol, se disperser partout à la ronde, même s’évaporer. Il a été contenu, comprimé, et maintenant, il se déploie. Et que se passe-t-il quand nous faisons cette expérience, quand nous nous prêtons à cette expérience, quand nous sommes cordialement disposés à faire cette expérience ?
En fait, ce qui se dissipe ou s’évapore, par exemple, disparaît, est résorbé. Or, même si l’on peut soupçonner ce résultat, avec un minimum de bonne volonté, c’est en faire sa propre expérience qui deviendra la réponse que l’on oubliera ensuite plus difficilement. Il y a cependant le goût persistant à réagir, à déplorer, qui fait que l’on peut trop longtemps le préférer à l’accueil et au déploiement libérateur. Si nous parlons de nos épreuves de façon animée ou même quasi jouissive, ce que nous admettrons d’ailleurs difficilement, ou si nous avons un « vif intérêt » à simplement y penser et y repenser sans cesse, nous ne pourrons pas envisager le déploiement du douloureux impliqué. Mais aussi cela, ce seul positionnement néfaste, on peut le découvrir, le reconnaître tranquillement sans rien en penser.
Dans une prochaine chronique (peut-être le mois prochain), je m’arrêterai davantage sur le seul « déploiement libérateur », mais en attendant, même si ce qui a été dit pourrait suffire, essayons d’intégrer de plus en plus que du douloureux en nous, nié, dédaigné ou ignoré, demande à être « honoré ». L’honorer, c’est le considérer cordialement. On peut dire aussi que c’est le traiter comme on serait censé traiter un enfant en peine. Et en fin de compte, c’est se traiter soi-même à l’opposé de la façon dont on s’est senti traité en tant que bébé et enfant. Simplement, disposez-vous à vous traiter avec amour. Vous ne pouvez pas ne pas le mériter !
Commentaire
De la déploration chronique au déploiement libérateur — Aucun commentaire
HTML tags allowed in your comment: <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>