Accorder son attention
Étant donné que je poursuis dans les présentes pages avec le même thème évoqué le mois dernier (chronique n° 32), je vous invite à prendre connaissance du texte – si vous ne l’avez pas lu – ou à le relire. J’énonce des choses simples, qui apparaissent parfois compliquées, juste parce qu’elles ne sont pas habituelles !
Que l’on nous demande comment nous allons ou comment nous nous sentons, il est rare que nous répondions véritablement à la question (simplement constatons-le). Nous n’y répondons pas davantage quand la question n’est plus une simple formule conventionnelle de politesse ou un sympathique point d’entrée en communication. Du reste, nos interlocuteurs pourraient parfois être surpris ou même choqués si nous leur répondions vraiment ! (Un constat devient vite une invitation possible quand il n’est pas entaché d’auto-accusation).
Pour certains, la réponse donnée tout de même devient une « longue histoire » ; pour d’autres, c’est un « je vais bien », un « bof ! » ou un « je vais mal ». Précisons qu’il est des gens pour qui s’autoriser l’expression de ce « je vais mal » constitue une « petite révolution ». Ne pas donner à nos interlocuteurs une réponse plus juste n’est en rien un problème – il ne nous en demanderait pas tant ! En réalité, nous ne répondons pas à la question, d’abord parce que nous ne la comprenons pas ou parce que nous « méconnaissons » la réponse (c’est juste une façon de dire les choses).
Pourtant, imaginez-vous en train de passer du temps avec un(e) ami(e). La communication est donc établie et vous n’avez plus besoin de parler du temps qu’il fait, de votre poids ou de vos coupes de cheveux respectives… Voici que l’un de vous demande à l’autre (imaginez les deux cas) quelque chose comme : « Dis-moi, comment ça va pour toi ? », « Qu’est-ce que tu vis en ce moment ? » ou, mieux encore, « Comment est-ce que tu te sens ? ». Voilà l’occasion ou le risque de partager de l’intimité, de l’authenticité, d’exister différemment, de « vibrer ». « Ressentir » véritablement, utilement, demande une vraie attention ; recevoir l’invitation sincère à sentir est de l’attention obtenue.
Là encore, en fait, la réponse peut être / est généralement le récit d’une longue histoire, soit par goût de la parole, soit par évitement direct du malaise engendré par la question même. Est-on habitué à ce qu’on nous accorde une pareille attention ? Quand l’accordons-nous nous-mêmes ? Mais si l’on ne l’offre pas à autrui, il est surtout probable qu’on se la « refuse » à soi-même. Si la situation semble difficile, c’est d’abord parce qu’elle est (devenue) inhabituelle. Avec un minimum d’expérience, il est bien plus facile de dire ce que l’on sent que d’élaborer des discours mentaux. Discourir requiert de réfléchir, de fouiller sa mémoire, de chercher, alors que dire ce qu’on sent demande seulement d’être présent, d’observer, de juste reconnaître ce qui est.
Je veux souligner ici, indépendamment du douloureux retenu en nous et auquel nous résistons, que nous avons vraiment à composer avec un total manque d’habitude d’être avec ce qu’on sent plutôt que d’être incessamment embarqué dans des pensées superflues et souvent souffrantes. Quelques exemples (limités mais fréquents) : « je n’ai jamais de chance », « on ne me comprendra jamais », « je ne vaux rien », « le monde est pourri », « les choses ne peuvent qu’empirer », « les gens sont stupides », « on ne peut compter sur personne », « je n’y arriverai jamais »…
La seule observation de ses pensées (des exemples donnés ou d’autres) fait une différence (ouvre à une nouvelle expérience) : les observer, c’est ne plus y être embarqué. Mais la « bonne nouvelle » est que nous n’avons pas à lutter contre, à chercher à s’en débarrasser. Mettre son attention sur ce qu’une pensée nous fait ressentir est magnifique. Elle n’existe qu’à cause de ce ressenti jamais considéré. Le considérer (le reconnaître, le sentir en conscience) signifie s’en libérer. En tout premier lieu, cependant, il est important de s’assurer que l’on fait bien la différence entre « observer, sentir, être présent » et « penser, cogiter ou ressasser ». L’éventuelle difficulté s’explique notamment parce que penser demande aussi de la présence et de l’observation et que la présence n’exclut pas la pensée qui est alors inspirée.
Comme je le vois même encore dans l’espace privilégié que représentent les consultations, il est donc malaisé de répondre à la question « comment te sens-tu ? », parce qu’ordinairement, on n’a pas la réponse pour soi-même. On ne « sait » pas comment on se sent, non du fait de quelque ignorance, mais parce qu’on n’y met pas son attention. On la maintient ailleurs ! Parfois, on croit être dans l’observation, être pleinement conscient et reconnaître le ressenti du moment, donc être présent, quand il n’en est toujours rien.
On confond « souffrir » et « sentir » alors que « souffrir », c’est justement « résister au ressenti ». Je peux bien m’accorder cette résistance, la comprendre, sans me culpabiliser, mais je ne peux pas prétendre, quand je souffre, quand je suis dans la réaction, que je suis en même temps dans l’observation, dans l’accueil et la reconnaissance de ce qui est. C’est l’un ou l’autre. L’issue est de sentir, de reconnaître, « pour l’instant », que je suis dans la souffrance, dans la réaction.
De quel problème parlerait-on s’il n’y avait, à la clé, un ressenti douloureux (parfois appelé « malaise » ou « bouleversement » ? Est-ce vraiment difficile d’imaginer que nous « gagnerions » beaucoup à davantage mettre notre attention consciente sur ce malaise, sur le ressenti, plutôt que sur l’histoire (les détails du problème) ? Dans tous les domaines (conflits, délinquance, politique, religion…), l’attention reste fixée sur les effets plutôt que sur les causes, sur l’essentiel.
Par exemple, vous pourriez reconnaître que vous avez peur de l’insécurité, que vous vous sentez coupable par rapport à vos enfants (ou autres) ou que vous avez honte de vos prestations. Si tel est le cas, vous arrêtez-vous sur le ressenti profond, sur le ressenti de base ? Généralement, vous ne faites que mentionner rapidement votre peur de l’insécurité, votre culpabilité par rapport à autrui ou votre honte de vos prestations. Si j’ai peur de l’insécurité, de ceci ou de cela, il y a surtout que j’ai PEUR, que j’ai ce ressenti en moi et que je peux le reconnaître vraiment, que j’ai besoin de le reconnaître, de l’accueillir comme tel (puisqu’il est là, quand il l’est effectivement).
En fait, maintenir son attention sur l’histoire, sur les faits (avérés ou non), sur les détails, c’est éviter de ressentir, (tenter de) fuir le ressenti et c’est finalement… souffrir. C’est de la résistance. On réagit, mais on ne ressent pas. Ressentir en conscience revient à accueillir ce qui est, tandis que souffrir est l’effort pour s’en débarrasser. Et ce qui est enfin reconnu se dissipe, tandis que persiste ce à quoi l’on résiste.
Si vous avez de l’intérêt à tirer de ces observations un exercice pratique, je redonne celui que je me rappelle avoir présenté dans une ancienne chronique (alors que je n’avais pas à ce moment-là perçu toute sa portée). Aussi souvent que possible, demandez-vous comment vous vous sentez, ce que vous ressentez. « Je pense à ceci, à cela, j’imagine ceci ou cela, je déplore ceci ou cela, mais qu’est-ce que cela me fait sentir ? Comment cela me fait-il me sentir ? »
Très vite, la pratique fait réaliser la différence entre le positionnement ordinaire – la soumission aux pensées, l’embarquement dans les pensées – et la possibilité d’user de son attention consciente (la pleine présence à ce qui est). D’ailleurs, cette pratique en dit davantage que ces explications nécessairement maladroites. Elles sont « maladroites », parce qu’elles dépendent justement des pensées. Sentir, sentir vraiment demande de s’arrêter de penser. Toute perception a cette exigence : même quand vous épiez quelqu’un, quand vous tentez de capter ce qui est chuchoté, vous cessez machinalement de penser.
Vous voici arrivé à la fin de cette nouvelle chronique : vous pouvez en penser bien des choses, positives ou négatives, mais d’autant plus si la pensée est prenante, arrêtez-vous un instant, prenez du temps, et vérifiez ce que vous ressentez. Puisque vous le faites pour vous, vous n’avez même pas à le nommer, juste à l’observer, juste à le reconnaître. De la sorte, captez vos ressentis et accordez-leur toute votre attention. Ce faisant, vous recevrez bien plus que ce que vos attentes même inespérées d’attention d’autrui pourraient vous apporter. C’est ainsi que l’on s’accorde, enfin, une attention transformatrice.
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