Une rectification essentielle
Soit on déplore ouvertement ce qui ne va pas dans sa vie, s’en plaignant à sa manière, soit on n’est même pas conscient (aussi étrange que cela puisse paraître) que des choses ne tournent pas rond. Dans les deux cas, on ne sait surtout pas que l’on est à côté de la plaque à bien des égards, que l’on fait fausse route et que l’on est donc perdu. On est perdu, parce que l’on se perd dans les pensées. « Quand ou comment pourrais-je bien être dans l’erreur ? » Serait-ce offensant que de se poser une telle question ou ne serait-ce pas plutôt une prétention caractérisée que d’affirmer que la question ne peut nous concerner en rien ? D’ailleurs, disons-le tout de suite, notre erreur fondamentale est de nous prendre pour ce que nous ne sommes pas (cette « prétention » est l’erreur).
Se prendre pour qui l’on n’est pas revient à jouer un rôle, à justifier ses réactions, à ne fonctionner qu’à partir de considérations mentales, donc de la mémoire, du passé. Comme bien d’autres, j’aime être en relation avec vous du seul fait de la présence que vous êtes, de la conscience que vous êtes, de l’être que vous êtes, et non grâce à rien de ce qui fait votre histoire passée, ni à aucun rôle que vous jouez (auquel cas je serais surtout intéressé). D’ailleurs, c’est bien parce qu’il y a une présence que nous nous rencontrons. « Des livres d’histoire ou des banques de données ne se rencontrent pas ».
Comment fonctionne l’être humain ordinairement ? En fait, comment fonctionnons-nous la plupart du temps ? Comment vivons-nous ou abordons-nous l’existence ? Comment sommes-nous positionnés sans même nous être jamais rendu compte qu’un positionnement a été adopté, mis en place et qu’il est absolument bien « huilé » ? Mais au fait, est-ce que nous comprenons ou simplement entendons ce genre de questions ? Elles ne nous ont jamais été posées et nous ne nous les sommes jamais posées. Étant vécu comme une seconde nature, voire comme notre vraie nature, notre positionnement habituel ne peut pas aisément être reconnu comme tel. Cependant, rien ne nous empêche de l’envisager et de le considérer enfin, ce qui en soi fera immanquablement une différence très appréciable.
Habituels ou non, tous nos positionnements ne sont que les effets d’un conditionnement familial et collectif qui constitue en fait la seconde nature qui vient d’être évoquée. À l’ordinaire, nous ne sommes pas intéressés à savoir qui nous sommes véritablement et il reste que nous sommes d’abord positionnés comme si ce que nous sommes en définitive était notre conditionnement même. Cela peut sembler étrange, quand on y regarde de plus près, car c’est exactement comme si nous étions essentiellement, par exemple, le poste que nous occupons après une embauche ou une formation longue et solide.
Il est vrai que cela nous arrive à un certain degré de nous présenter en permanence comme étant une fonction sociale, professionnelle ou encore une condition de vie spécifique. Selon le cas, on se prend tout aussi bien pour un agent aux responsabilités importantes que pour une femme de ménage, tout aussi bien pour un surhomme que pour un handicapé malchanceux, tout aussi bien pour celui qui sait tout que pour un bon à rien.
Quant à la « formation longue et solide », il se trouve que nous en avons tous eue au moins une et c’est celle que représentent nos premières années d’existence et notre identification se fait de même à partir de tout son contenu dont on pourrait bien sûr parler longuement. Maintenant, suivant mon positionnement, si je n’existe qu’à travers cette formation longue et solide, celle qui fait mon emploi du moment ou celle qui a débuté toute mon existence, est-ce à dire que sans elle je n’ai aucune réalité, aucune présence ? Est-ce à dire que ce qu’a fait de moi toute formation est de loin plus important que ce que je suis et demeure sans elle ?
Et si vous basez toute votre propre valeur à partir des rôles que vous jouez aujourd’hui, est-ce à dire que vous attendrez que vos enfants jouent les leurs (socialement, familialement, professionnellement…), sans même évoquer ici vos attentes spécifiques éventuelles, avant de leur reconnaître une dignité, une légitimité, une vraie valeur ou une valeur plus grande ? Le risque existe bel et bien, parce que si nous nous prenons pour ce que nous ne sommes pas, nous prenons aussi les autres pour ce qu’ils ne sont pas.
De plus, nous sommes positionnés de telle sorte à prendre très au sérieux ce qui nous arrive, que nous le considérions comme négatif ou comme positif. D’ailleurs, nous sommes surtout positionnés de telle sorte à juger tout, à en penser bien des choses, à penser sans cesse, à accorder un énorme crédit aux pensées qui nous traversent l’esprit. Nous pensons de façon compulsionnelle, en faisant généralement fi de ce que nous ressentons en réalité, tout en le subissant pourtant, et nous réagissons plus ou moins « violemment », de façon attendue étant donné qu’elle est toujours la même. Du reste, puisque tout le monde ne réagit pas nécessairement de la même façon, il pourrait y avoir là de quoi s’intéresser une fois ou l’autre à ce fameux positionnement qui est donc à l’œuvre inconsidérément.
Aujourd’hui, je ne veux pas m’attarder sur ce qui fonde notre positionnement spécifique, à savoir le conditionnement évoqué, constitué principalement de nos blessures et surtout de notre blessure principale. Je veux simplement insister sur la réalité jamais considérée du positionnement adopté quel qu’il soit. Ce positionnement a été adopté très tôt et il reste subi. Du coup, nous ignorons longtemps qu’un autre « positionnement » ou qu’un autre espace est possible et quand nous le savons, quand nous l’avons même déjà vérifié, le vieux positionnement n’est pas pour autant relâché. Il revient à la charge de façon tout à fait normale.
Regardez ce qui se passe lorsque vous vous employer à corriger un geste, une posture lors d’un apprentissage, d’un entraînement physique ou autres. Il ne suffit pas de savoir ce qui est bon ou utile pour nous pour être en mesure de le manifester d’emblée de façon aisée et définitive.
Il est tout à fait sage d’accepter ses limites, d’admettre – mais avec bienveillance – que l’on en est là où l’on en est, de se permettre de progresser pas à pas, de reconnaître que l’on fait du mieux que l’on peut quoi qu’il en soit. En revanche, ne serait-ce que pour moi-même, je considère qu’il y a un manque de sagesse – pour ne pas dire qu’il y a surtout de la folie – quand on déplore (quand je déplore) réactionnellement diverses conditions de vie. Pour l’instant, nous continuons plus ou moins de réagir comme nous avons toujours réagi, mais si nous l’avons perçu et accepté, nous devrions en accepter de même les conséquences. J’ai aimé tomber un jour sur cette citation d’Albert Einstein : « La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent ». Oui, la folie, c’est de maintenir un même positionnement et de s’attendre à vivre autre chose !
Eh bien, si nous acceptions aussi notre folie, notre incohérence ?… Ce serait au besoin un excellent début ! Or, l’égo en nous ne l’entend pas de cette oreille : « Je ne suis pas fou, c’est le monde qui est fou ! Je les vois bien tous ces fous autour de moi et à tous les niveaux de la vie sociale ! » Il se peut que des lecteurs et lectrices de cette chronique n’y trouvent aucun intérêt ou se sentent surtout agacés par son contenu et renoncent même à la lire jusqu’au bout. D’ailleurs, je vous suggérerais d’agir ainsi si son contenu devait susciter trop de malaise, plutôt que de rester avec des jugements, des réactions mentales, ce qui aurait comme d’habitude un impact sur vous contraire à l’intention même du texte.
Je n’écris évidemment pas avec l’idée que les évocations présentes ne constitueraient pas une invitation, pour peu qu’il y ait un intérêt à voir, une disposition préalable à regarder. Peut-être puis-je suggérer par conséquent de recevoir le texte, non pas comme un contenu d’informations éventuellement intéressantes, mais surtout comme une direction dans laquelle diriger effectivement son regard. Nous reviendrons aussi sur ce seul point. S’il est quelque chose qui peut vous aider au besoin, soyez sûr que c’est à mille lieues de tout jugement, que ce soit celui que vous pensez lire dans ces paragraphes ou plus sûrement le vôtre.
Nous pouvons illustrer tout ce qui vient d’être dit à travers un exemple certainement inattendu. Certains s’étonnent ou pourraient s’étonner d’avoir encore à éprouver tant de peur, de honte ou de culpabilité, ainsi que l’insatisfaction qui en résulte, alors qu’ils ont consacré tant de temps, d’argent, d’énergie à tenter de surmonter leurs difficultés. Souvent, ils reconnaîtront que les choses sont tout de même devenues plus faciles en continuant de déplorer une existence globalement insatisfaisante. Et ils s’expriment parfois ainsi :
« JE n’y comprends rien ! J’ai fait tout ce que j’ai pu et je revis toujours les mêmes histoires, même si je peux reconnaître qu’elles sont parfois moins pénibles. D’autres fois, il me semble cependant que des choses sont pires qu’avant. Je ne parviens pas à vivre ce que je veux, comme je veux. J’ai lu tant de livres, suivi tant de démarches thérapeutiques et même spirituelles et j’en suis encore là ! »
Eh bien, « bonne nouvelle », il est tout à fait possible d’améliorer encore grandement les choses. D’ailleurs, une progression a pu être observée et il n’y a pas de raison de croire qu’elle ne puisse pas se poursuivre. En revanche, « mauvaise nouvelle », la tâche est ardue, demande effectivement beaucoup de temps et d’énergie, et pire encore, si je puis dire, cette amélioration ne sert strictement à rien, parce qu’elle concerne les effets extérieurs et intérieurs et non pas la cause profonde, toujours intérieure. On œuvre pour améliorer notre personne alors que l’épanouissement requiert de s’en désidentifier.
L’amélioration ordinairement attendue joue le même rôle que l’identification au personnage formé mentionné plus avant. On ne sait pas que l’on se prend pour ce que l’on n’est pas, mais il ne devrait pas être trop difficile de soupçonner la discordance éprouvée à un moment ou à un autre quand on ne fait que jouer un rôle. Il est donc possible d’améliorer les conditions de vie du « joueur », mais cela ne sert qu’à empirer son illusion et surtout la discordance. Et c’est parce que nous nous occupons encore de ce « joueur », que nous cherchons à l’améliorer ou à le privilégier, que nous continuons aussi de déplorer le peu d’effets heureux et durables de nos efforts soutenus.
En fait, dans ce cas, ce que nous nous employons à améliorer ou à transformer, ce sont des conditions extérieures, qu’elles soient matérielles ou relationnelles, comme si notre bonheur ou notre épanouissement en dépendait. Peut-être ne pouvons-nous même pas imaginer qu’il puisse en être autrement.
Ce qui se passe extérieurement reste et restera toujours le reflet de ce qui se passe intérieurement, le reflet de notre état de conscience. Quoi que nous voulions atteindre, sans vraiment y parvenir ou sans contentement durable quand nous y parvenons, est notamment censé nous éviter un malaise persistant qui, en tant que tel, ne reçoit jamais notre pleine attention. Notre mental lui attribue une cause et en réagissant à cette dernière, peut-être croyons-nous nous occuper du malaise. Il est familier, très ancien, et, pour se faire éprouver, il n’a pourtant pas attendu la chose incriminée du « jour ».
On a bien du mal à se rendre compte que seul le mental cause le mal de vivre sous quelque forme que ce soit, soit à l’envisager simplement, soit à l’intégrer pleinement. Quand on perçoit, tout change tôt ou tard ; quand on pense, tout se gâte… tout de suite ! Percevoir, c’est être présent ; penser, c’est être dans le passé. Je n’évoque évidemment pas le mental en tant qu’outil de travail fort utile, mais le mental qui juge, accuse, condamne (soi-même autant qu’autrui). Arrêtons-nous un instant sur un exemple qui montre le piège que constitue le mental prédominant. Ce mental perd de son pouvoir nuisible quand on cesse de s’identifier à lui, quand on cesse de prendre pour argent comptant toutes les pensées qui nous traversent la tête.
À un certain niveau ou en certaines circonstances, on est pris par le souci d’avoir raison. Alors, on cherche à avoir raison ; on veut avoir raison ; on tient absolument à avoir raison. On peut déjà remarquer ici combien le mental est impliqué. On raisonne, se dit des choses, compare, explique, justifie, argumente, etc. Et l’on reste pris, en effet, non seulement dans le souci prolongé d’avoir raison, mais dans le « je pensant », dans le « je conditionné », dans le « je illusoire ».
Or, cette tendance à vouloir avoir raison n’est qu’un aspect limité du problème posé. Un autre aspect, peut-être plus subtil, plus piégeant et plus inattendu, est le fait même d’avoir raison. Dans les diverses circonstances où l’on tient à avoir raison, il se peut fort bien qu’on ait raison au niveau où l’on se situe. Situé à un autre niveau, l’antagoniste a généralement raison lui aussi. Permettons-lui d’ailleurs d’être animé par le même souci que nous, celui d’avoir raison !
Dans mon conditionnement de trahi, par exemple, il va m’être donné d’avoir à faire face à un abus, juste un de plus, et je vais le cas échéant avoir toutes les preuves de l’abus, des preuves écrites, des témoignages, etc. Ainsi, avec des témoins ou bons amis ne doutant pas de ma bonne foi, je vais pouvoir me gargariser de mon statut de « victime abusée qui a raison ». Si c’est la blessure d’abandon qui fait mon conditionnement, je pourrai pareillement avoir les preuves d’avoir été lâchement délaissé (une fois de plus) : des lettres d’amour enflammés (plus rares de nos jours), des SMS dans le smartphone, des posts sur Facebook, etc.
En maintes circonstances, nous avons raison, mais cela ne résout en rien notre problème de fond. Non, la formulation est insuffisamment précise : nous avons raison et cela empire notre problème de fond. Étant restés au niveau mental, nous ne nous sommes toujours pas occupés de ce qui se niche derrière la circonstance généralement récurrente. C’est ainsi que, tôt ou tard, nous allons endurer un nouvel abus, un nouvel abandon, un nouveau problème qui risque fort d’être pire. Et, bien entendu, nous trouverons sans peine de quoi faire, une fois de plus, l’expérience (pitoyable) d’avoir raison.
Nous avons parfaitement raison par rapport à cette situation que nous déplorons (chacun ayant la sienne), soit ! Or, pour la vivre encore, pour la revivre une fois de plus, n’aurions-nous pas tort de penser ce que nous pensons, de toujours nous attendre au pire, d’attendre que le monde devine nos besoins, de faire comme si nous n’avions aucun problème, de ne jamais prendre soin de nous ? Que nous ayons raison ou tort, on voit bien ici que seul le mental est impliqué et qu’il n’est pas d’un grand secours !
Détendez-vous, je ne vais pas nous laisser dans cet éventuel constat peu glorieux et je vais rappeler une issue apaisante et même libératrice. Quand je perçois l’un de nos travers, je perçois aussi, au minimum, de quoi ne pas en faire un problème. Si l’on se dispose à voir, à débusquer ce qui est caché, on ne devrait pas s’étonner que tout ce qui se révèle à soi ne brille pas. À vrai dire, il n’y a pas à juger nos tendances, quelles qu’elles soient, et s’il fallait les juger tout de même, je dirais simplement qu’aucune n’est pire qu’une autre. Seule l’intensité ou la prédominance d’une tendance fera qu’elle sera éprouvée dans ses effets d’une façon plus marquée que pour une autre moins prenante.
Si l’on résiste à percevoir ses positionnements, ses tendances, alors qu’on pourrait être comme sur le point de les reconnaître, c’est juste que ces choses dérangent, mais qui dérangent-elles ? Le mental, toujours lui ! Eh bien, cette fois, pour une fois, choisissons en quelque sorte de ne plus en être la proie, de ne plus le laisser nous contrôler, autrement dit de ne plus nous prendre pour lui (de ne plus nous identifier à lui). On vient de percevoir, par exemple, que l’on tient souvent à avoir raison ou que l’on joue effectivement tel ou tel rôle, pourquoi donc en penser quoi que ce soit ? Ici, voyez les deux options, en penser quoi que ce soit ou juste percevoir la chose.
Voyez aussi que, dans le premier cas, il y a celui qui pense et dans le second, celui qui perçoit. Qui êtes-vous ? Qui tenez-vous à être encore ? Et quand vous verrez que celui qui pense est surtout négatif, causeur de trouble, vous verrez bientôt que celui qui perçoit est bienveillant est libérateur. La pure perception est libératrice. Vous n’avez pas à vouloir changer, vous n’avez rien à faire, vous avez juste à percevoir, ce qui ne demande aucun effort. Penser et faire demandent des efforts ! La rectification salutaire est le basculement du mode « penser » au mode « percevoir ».
On gagne à PERCEVOIR d’abord combien l’on MENTALISE d’une manière chronique. Cela veut dire, selon blessure, que l’on a tendance à rêver et s’imaginer, à comparer et se raisonner, à anticiper et se justifier, à juger et se convaincre ou à nier et s’expliquer. Au moins l’un de ces cas de figure est plus particulièrement le nôtre, à tel point qu’il pourrait bien nous priver encore de juste… le percevoir comme tel. Or, percevoir tranquillement ce vieux schéma et n’importe quoi d’autre, c’est s’aligner sur ce qui est dans l’instant et c’est ultimement la seule rectification dont nous ayons besoin.
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