Un dialogue imaginaire (suite chronique Le plongeon de l’humain)3/4)
(Le début de la première partie de ce texte, chronique d’avril 2016, donne des explications utiles à sa compréhension)
– Le lecteur – Tu as évoqué des circonstances propices à « l’explosion émotionnelle », peux-tu en dire un peu plus ?
– La réponse – Aucune circonstance n’est cause profonde de la réactivation émotionnelle, grosse ou petite. La circonstance incriminée à tort est en réalité la chose utilisée pour permettre et justifier les émotions et les réactions qui nous habitent et nous encombrent quoi qu’il en soit. Perçois bien cette réalité non prise en compte ordinairement !
Quand j’ai vraiment perçu que j’utilise telle circonstance (ou telle personne) pour réagir comme je réagis, d’ailleurs jusqu’à l’interpréter (à ma « convenance »), je ne peux plus me laisser croire qu’elle a été la cause de mon malaise et cette seule perception/compréhension est déjà d’un effet incroyablement libérateur. La circonstance utilisée peut être aussi bien un coup dur qui nous tombe dessus (non pas par hasard) qu’une situation qui présente des aspects heureux comme on n’a « jamais » vécus jusque-là.
Le coup dur rappelle de façon générale et assez directe notre blessure principale, donc témoignage subtil et inattendu de la façon dont nous nous traitons nous-mêmes. Voici, par exemple, que l’on nous accuse à tort, mais on pourra découvrir que nous nous accusons nous-mêmes et de façon bien plus âpre. Bien sûr inconsciemment, on se fait traiter comme on se traite soi-même et le hasard ne saurait expliquer aucun coup dur. Cette réalité explique d’ailleurs que ce qui fait office de « coup dur » peut parfois n’être qu’un souvenir ou que du penser qui divague.
Quand intervient ne serait-ce qu’une contrariété mineure dans un contexte que nous vivons comme nous étant plus que favorable, comme tout à fait bienvenu, il y a potentiellement « explosion émotionnelle ». Dans ce contexte heureux, mais si inhabituel, tous les systèmes de défense sont relâchés et l’on ne s’attend plus (momentanément) à croiser quelque contrariété que ce soit.
Or, selon le cas, voici que l’on retrouve l’abandon, la dévalorisation, la maltraitance, le rejet ou la trahison outrancière. À noter encore, même en l’absence de tout aspect contrariant, que vivre soudainement du « bon inhabituel », comme être traité inopinément à l’inverse de la façon dont on s’est toujours senti traité, suffit parfois pour enclencher une grosse remontée émotionnelle.
Dans les deux cas (coup dur et situation heureuse), il y a projection de son histoire et interprétation de ce qui est vécu. On projette l’histoire et on l’interprète. C’est pure folie, mais c’est humain. En fait, tout comme l’expression pure est vectrice de présence, la projection est cause d’émotions et de réactions. Soit on s’exprime véritablement, dit ce qui est, soit on projette complètement, dit ce qui n’est pas, et les effets sont évidemment différents.
Percevoir et dire ce qui est, c’est ou finit par être divinement bon ! Percevoir et dire ce qui n’est pas fait horriblement mal, tout de suite ! On peut très bien ne même pas ressentir le mal ordinairement, quand on projette, mais du mal se fait éprouver tôt ou tard (sous une forme ou sous une autre) et, en attendant, espérons que son entourage n’écope pas ! Reconnaissons aussi que, bien des fois, nous ne l’épargnons pas.
– L. – Tout ce que tu as proposé jusque-là m’éclaire, occasionne comme des jaillissements de lumière. Or, je veux évoquer un point particulier qui m’apparaît maintenant. J’ai la nette impression que « ça pense moins » et que certaines des pensées restantes semblent dues à une impression ou plutôt une sensation sous-jacente, persistante, qui a bien sûr également toujours été là, à savoir le ressenti à la fois d’une sorte de glu et d’un effet tenaille, étreinte, de quelque chose qui peut en même temps être comme empêché de sortir et être retenu, voire qui se garderait bien de sortir. Je ne sais pas le définir mieux. C’est comme la présence de deux forces qui s’opposent : une poussée et une rétention.
De surcroît, ce point-là m’amène à une question plus vaste : d’une manière générale, alors que l’on a déjà bien perçu et reconnu son conditionnement en tant que tel, qu’est-ce qui explique que l’on continue de le subir, de s’y soumettre, de lui trouver un tel attrait ou qu’il soit (semble) si importun, envahissant ?
– R. – Commençons par ton premier point. On a évoqué le fait d’être dans sa tête (ainsi que le « climat émotionnel » associé – voir les deux chroniques précédentes). Ce que tu tentes de décrire semble parler de la même chose ou en être l’effet, la conséquence. « Être dans sa tête », c’est une formule, mais elle n’est pas anodine. Elle n’est pas vide de sens, d’implications, et elle implique en effet des conséquences. Il est question d’un isolement, d’un auto-isolement, d’un enfermement qui peut fort bien être évoqué comme tu l’as fait, même si d’autres emploieront certainement d’autres mots et images.
À partir du vécu éprouvant, pour nous protéger ou du fait d’autres réactions, nous nous sommes renfrognés ; nous nous sommes contractés, nous nous sommes retirés ; nous avons même pu nous évader ou nous anesthésier. C’est comme dire que la conscience que nous sommes s’est figée, agglutinée, concentrée dans un intérieur imaginaire et assimilé au corps. Nous nous sommes bridés, réduits, limités… Et à certains moments, nous pouvons en effet éprouver les sensations qui découlent de ce conditionnement mis en place, éprouver de la pression et de l’étroitesse, de l’adhérence et de l’enfermement…
Et parce que la conscience que nous sommes s’est ainsi contractée, comme compactée, pour nous en libérer ou nous libérer des sensations inconfortables et autres conditions de vie consécutives, nous avons grandement besoin, disons d’un épanouissement de conscience ou encore de sortir de notre tête, même « de notre corps ». Ledit épanouissement ou la sortie du corps se produit notamment par la conscience du monde qui nous entoure, de l’extérieur, des autres, de l’univers. Pour le dire encore autrement, il nous faut nous ouvrir, aller vers en conscience, nous exprimer, donner et demander. La conscience qui se manifeste ainsi est celle qui était emprisonnée et qui ne l’est plus alors.
Associés à l’élargissement de conscience, des actes sont et seront posés, bien sûr, mais il s’agit avant tout d’un « état d’esprit » ou d’un changement de conscience. Ici et maintenant, tu peux être et rester plus ou moins pris par quelque sensation ou ambiance interne, conscience alors limitée, ou bien avoir « toutes tes antennes ouvertes » du fait d’être conscient de tout ton environnement, de l’univers, du fait de te savoir uni à l’univers, de faire un avec le tout, du fait d’avoir cessé de te croire seul, du fait de ne plus tenir au retrait, à l’auto-isolement, etc. En fait, le flot de conscience est, soit bloqué, stagnant, alors limité et limitant, soit libre, englobant, alors épanoui et épanouissant.
Voilà pourquoi est lancée l’invitation à l’éveil, à la présence. Il s’agit de « devenir » présent, de manifester la présence, d’être présence, d’être… un peu plus alors à l’exclusion ou indépendamment de l’activité mentale. Or, comme tu le relèves, on continue pourtant de subir son conditionnement que l’on a pu désormais identifier. Beaucoup de ce qui a déjà été dit répond en partie à la question plus large que tu as posée, mais on peut tenter d’en dire davantage.
C’est un peu comme si le conditionnement avait son propre dynamisme. Une simple pensée ne surgit-elle pas de façon dynamique ? D’ailleurs, c’est essentiellement à travers le mental (les pensées) que le conditionnement semble s’imposer. Certes, il est aussi constitué de douleurs profondes, celles qui n’ont pu être exprimées, et ces dernières colorent ou influencent les pensées. Les douleurs englobent l’effet des traitements endurés, la honte, la culpabilité et la peur qui en ont résulté. Il s’agit (selon moi) du « corps de douleurs » (painbody) dont nous parle Eckhart Tolle.
Il semble qu’il faille que le douloureux soit consumé, se fasse connaître, reconnaître, sorte, remonte, jusqu’à travers l’attraction dans ce sens de circonstances éprouvantes. Il y a donc une grosse pression, mais il y a aussi une résistance qui est longtemps plus énorme encore. Il y a donc pression et résistance. On peut douter de la pression, avoir du mal à la ressentir, mais la résistance est ordinairement admise. Or, s’il y a résistance, n’est-ce pas qu’il y a aussi pression, remontée ? Pression et résistance sont en conflit, forment un conflit (le définissent même) et ce conflit durera aussi longtemps que la résistance sera maintenue.
D’ailleurs, ce conflit se cristallise ou se manifeste dans tous nos vieux schémas psychiques. Comme on l’a dit, on attend le meilleur en s’attendant au pire ; on veut coûte que coûte, tout échauffé, et l’on reçoit avec froideur ; On se prétend meilleur ou le laisse croire et l’on ne cesse de se dénigrer en silence ; on veut avec la conviction de ne pas pouvoir (autre contradiction)… On est fait de contradictions, de forces contraires, conflictuelles. Et voici peut-être la pire contradiction (contradiction seulement en apparence, comme les autres) : on s’évertue à être une personne exemplaire, ne serait-ce qu’à ses propres yeux, et l’on culpabilise en fait de façon irrémédiable et plutôt inconsciente. Il y a là une vraie bombe à retardement.
Tous ces phénomènes contradictoires mettent en œuvre des forces qui s’opposent : des actions ou réactions et des contre-réactions. À en croire la physique, la force de la pression est égale à celle de la résistance. Ce phénomène donne du sens à la citation jungienne transposée : « Plus ça résiste et plus ça persiste ». S’amplifiant les unes les autres, les forces qui s’opposent expliquent la pérennité ou la continuité de ce qu’il convient d’appeler ici l’expérience conflictuelle. La résistance ne cause pas seulement la persistance, mais elle renforce ce à quoi elle s’oppose, doit donc elle-même se faire plus forte ou plus maline. Ce qui est malin est à la fois astucieux et démoniaque, nous indique le dictionnaire. Il est ici question de la résistance psychologique et égoïque.
Ici, peux-tu percevoir qu’au lieu de la résistance, qui doit d’abord être reconnue, une autre attitude gagne à être adoptée. Dans les arts martiaux, on reconnaît que l’on rompt l’équilibre (force égale de la poussée et de la résistance) et que l’on fait chuter son adversaire en ajoutant à la force de la poussée de l’adversaire la force de sa propre tirée. Autrement dit, il n’y a pas résistance et l’on va dans le sens de ce qui se présente, de ce qui arrive. On suit le mouvement. C’est une représentation martiale de l’accueil, de l’acceptation et de l’efficacité : laisser venir à soi ce qui se présente (remonte) au point même de l’aider.
Venons-en alors à l’ultime résistance et à ce que je peux t’apporter ici de plus « précieux », de plus important sur le plan de la compréhension. Notre conditionnement ou le conditionnement que nous disons nôtre continue de s’imposer encore et encore, parce que nous résistons, au-delà de ce que nous pourrions imaginer, à percevoir clairement ou pleinement l’identification au conditionnement, à son personnage central, à l’histoire représentée. Nous résistons à percevoir cette identification, elle ne peut donc pas être abandonnée et ce que nous endurons en sont les conséquences.
Tu y es encore identifié à un degré ou à un autre, mais tu n’es pas ton corps, tes sensations, émotions, pensées, tendances, actions, réactions, réalisations, etc. L’identification perd petit à petit de sa force au gré de l’observation, mais elle demeure longtemps de façon de plus en plus subtile. Par exemple, quand tu es pris par quoi que ce soit et d’autant plus une réaction ou une émotion, même si tu devais te dire « je ne suis pas ça, moi », tu témoignerais de l’identification persistante. Si tu n’es pas ça, toi, c’est que tu es autre chose, que tu tiens à être autre chose, ce qu’indique le « moi ».
On est devenu conscient d’être identifié à quelqu’un qui … et l’on cherche subtilement à s’identifier à quelqu’un d’autre qui … (le contraire). Le problème est l’identification à quelqu’un, qui que ce soit, parce que l’on n’est pas quelqu’un. Le « je ne suis pas ça, moi » pourrait être remplacé un temps par quelque chose comme « ce n’est pas vrai que je suis ça ». Le « mensonge » est à reconnaître et il n’y a rien à mettre à la place, rien d’autre qui parle d’actions, de fonctions, d’attitudes, d’intentions.
On est positionné depuis si longtemps et de façon si fermement enracinée comme si l’on était le personnage qui souffre ou qui vit ce qui est vécu qu’il nous est longtemps impossible de nous rendre compte que ce mensonge ou cette erreur est le problème primordial, qu’elle fait mal. Imaginez un automobiliste qui tue un cycliste du seul fait d’une imprudence de celui-ci et qui passe sa vie à se culpabiliser, à se faire du mal. Il s’identifie ici à un tueur alors qu’il n’en est rien. Du fait de l’identification, on cause du tort à soi-même comme à autrui. Si l’on s’identifie à une bonne personne, on souffrira dès que cela sera remis en question ou ne pourra pas être vérifié dans ses actes selon ses critères…
Tu es la conscience, ce qui est conscient, la présence, l’être ; tu es. Tu as déjà entendu ces mots, mais « Le mot n’est pas la chose », comme disait Krishnamurti. Je ne pourrais le définir mieux et je peux juste tenter de t’inviter à t’approcher de ce que tu es, à le rencontrer ou, pour mieux dire, à être ce que tu es, à être en conscience directe ce que tu es. On dit aussi que tu es l’espace ou le silence intérieur et poursuivons à partir de cette autre analogie.
Que reste-t-il de l’espace d’un parking bondé de voitures quand toutes les voitures sont parties ? Ce même espace demeure, bien sûr, pourra accueillir d’autres voitures ou devenir un petit parc fleuri. Je ne t’invite pas, surtout pas, à t’identifier à cet espace, mais je veux ici évoquer le parallèle entre la neutralité de l’espace physique, indépendamment de ce que l’on en fait, et ce que tu es et qui demeure intact, pur, indépendamment des pensées et de toutes les manifestations. De plus, les yeux clos, si tu restes visuel et perçois des images, que reste-t-il quand elles disparaissent ? Ce qui perçoit, ce qui est conscient !
Que reste-t-il ou que se passe-t-il quand le bruit, le brouhaha de ton environnement cesse soudainement ? Le silence, bien sûr ! Je ne t’invite pas, surtout pas, à t’identifier à ce silence, même s’il évoque ou symbolise certainement un aspect de la présence. Simplement, perçois ou rappelle-toi la possibilité du calme, de la tranquillité, d’autant plus si tu l’as déjà reconnue dans la nature, par exemple. Le silence est probablement plus inspirant que le bruit et ce que tu es inspire plus encore. De plus, sans le moindre son, il reste ce qui entend, ce qui est conscient. Ne pense pas à cela, fais-en l’expérience !
Quand tu es allongé dans ton lit, par exemple, alors que tu veux méditer, que se passe-t-il quand tu observes le silence autour de toi, la nuit, et à l’intérieur ? Personnellement, plus je l’observe et plus je perçois un grand apaisement, mais même si elles se font plus rares, si elles se bousculent moins, des pensées vagabondes viennent encore occuper l’espace ou faire un peu de bruit, si l’on peut dire.
Même si elle n’appelle pas de réponse verbale, veille à recevoir mieux encore la dernière question ! Il y a là des pensées, plus ou moins, comme il y a des voitures ou des fleurs dans notre espace choisi et du bruit dans la cafétéria, mais que reste-t-il en l’absence de toute pensée ? Aie ton attention sur « là » d’où émergent les pensées, les pensées ne sont plus « là », ne serait-ce qu’une seconde, mais « là » ne demeure-t-il pas ? Comme tu peux maintenir ton attention sur là d’où les voitures sont parties, sur là où le bruit a cessé, accorde-la un instant à là d’où n’émergent momentanément plus de pensées.
Quand les objets sont retirés, reste l’espace. Quand le bruit a cessé, reste le silence. Quand les pensées se sont estompées, reste … (« là ») ! C’est à vérifier et non pas à nommer car c’est ce que tu es et que je suis. Quand tu le perçois, en fait, tu ne le perçois pas, tu ne le perçois pas comme tu perçois l’espace physique laissé vide ou le silence environnant et dans ton corps, car à ce moment-là, tu l’es, tu l’es sciemment.
À ce moment-là, sans bruit, sans image, tu n’es plus conscient de ceci ou de cela, d’une chose ou d’une autre, mais tu es juste conscient, puis conscient d’être conscient. Être conscient d’être conscient, c’est être conscient de soi-même, non plus en tant que « soi historique », mais en tant que ce que l’on est en essence, la conscience.
Et de « là » ou de ce que tu es, émergent les pensées, les idées, les intuitions, les inspirations, par exemple, mais aussi les synchronicités, les prémonitions, la télépathie, tout ce qui révèle potentiellement qu’il n’y a pas de différence ni séparation entre « là » chez toi et « là » chez moi ou « là » chez quiconque. On parle de la conscience Une et c’est « là » qu’on la vérifie. Avec cette conscience, on ne cantonne plus dans sa tête « ce qu’il reste » quand cesse les pensées, ce qui serait (était) encore identificatoire.
Ajoutons que, de même que s’il n’y avait pas l’espace, il n’y aurait pas les fleurs ni les voitures, de même que s’il n’y avait pas le silence, il n’y aurait pas le son, s’il n’y avait pas « là », il n’y aurait rien, ni la conscience des pensées, ni les pensées, ni aucune manifestation. Si tu n’étais pas, rien d’autre ne serait. Il y a « là », l’essentiel, et nous fonctionnons comme s’il n’en était rien. C’est une réalisation potentiellement bouleversante, transformatrice et libératrice.
Le « silence » qui finit par suivre la question « qui suis-je », qui est en vérité l’état sans pensées, est donc « là », la réponse. (À suivre)
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