Le poisson volant ou la découverte de la liberté (2/3)
Avant de lire complètement cette nouvelle chronique, je vous propose de faire un petit exercice. Si vous le faites, en lisant ensuite la chronique, je crois bien que vous pourriez en arriver à une révélation potentiellement transformatrice. L’exercice est simple : prenez au moins dix minutes, davantage si vous le souhaitez, et faites une liste des choses que vous éprouvez ou pouvez éprouver comme problèmes. Tout le monde n’aboutira pas à la même liste. Allez-y !
Quelles sont ces choses qui ont apparemment, et au quotidien, le pouvoir de vous contrarier, de vous agacer, de vous mettre mal d’une manière ou d’une autre ? N’oubliez surtout pas les « petites choses » ! Vous pourriez même vous en contenter.
Lors de nos premiers « bonds de poissons volants », autrement dit lors des premières fois où nous consentons à cesser de penser, d’abandonner toute notre attention aux pensées qui surgissent, pour percevoir et reconnaître alors ce qui est, nous pouvons découvrir bien des choses. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une découverte, mais nous percevons purement et simplement pour la première fois tout ce en quoi nous sommes complètement impliqués à l’ordinaire. Nous percevons nos conditions de vie, notre existence telle qu’elle est ; nous percevons l’activité mentale si habituelle et incessante, les ressentis « soigneusement négligés » (impressions, sentiments, émotions et sensations), nos diverses réactions, nos positionnements chroniques…
Or, ce ne sont là que des effets, que des conséquences d’un conditionnement général qui est lui certainement davantage à découvrir ou qui n’est – disons-le – quasiment jamais pris en considération. Nous allons devoir prolonger le bond pour nous rendre compte de la réalité de ce conditionnement. Il est le problème, à vrai dire le seul problème. Un conditionnement est un emballage, un empaquetage – donc un enfermement, une limitation – ou encore un matraquage, une intoxication et surtout un dressage ou une production artificielle d’options et d’attitudes réflexes, réactionnelles. La description rapide du conditionnement n’annonce évidemment pas tous ses effets malencontreux. Nous sommes la proie d’un tel conditionnement qui est la base de notre réalité telle que nous la connaissons et la déplorons.
À partir de cette évocation « peu réjouissante », on peut toujours douter du fait que le conditionnement s’appliquerait à soi ou continuer de faire comme si l’on n’était aucunement concerné. Pour l’essentiel, le conditionnement se met en place en tout-début d’existence. J’ajoute que la prédisposition du petit humain à se laisser conditionner est bien plus grande que sa détermination future à conditionner autrui, ce qui nous fait faire l’économie de l’énergie « recherche de coupables » ou des vaines considérations à cet égard. Considérer qu’on est conditionné, qu’on s’est conditionné ou qu’on a été conditionné n’ajoute ni ne retire rien au conditionnement et cet aspect gagne ici à être laissé de côté.
Toutefois, pensez à un bébé ou à un petit enfant dans votre entourage et dont vous connaissez bien les parents. La Maman peut être très occupée et globalement peu disponible pour son enfant. Elle peut même ne pas l’avoir vraiment désiré. À l’inverse, elle peut aussi en faire tout le centre de sa vie et le surprotéger. Le Papa peut avoir du mal avec cette « chose qui ne fait rien que brailler, boire, manger, dormir et remplir ses couches ».
Repérez pour vous-même à la fois quelques caractéristiques psychologiques de ces parents que vous connaissez, ainsi que les attitudes vis-à-vis de leur enfant dont vous avez pu être témoin. Vous est-il vraiment difficile d’imaginer que tout cela puisse avoir un impact déterminant sur l’enfant et sur tout son « fonctionnement » à venir ou qu’il puisse y « trouver matière » pour bâtir avec le temps une personnalité bien définie ? Il y a suffisamment de quoi voir en faveur du bébé sans se préoccuper de ce qu’ont pu être les intentions réelles de ses parents.
Eh bien, nous avons été cet enfant-là ! La façon de nos parents d’être avec nous et de nous traiter, dans son intensité, sa régularité et son prolongement, a défini un cadre de vie, un contexte spécifique, duquel on n’a pas seulement hérité d’un prénom, d’une religion ou d’autres croyances, mais encore de peurs, d’une foule de réactions et surtout d’un fort sentiment de « moi ». Aujourd’hui, ce conditionnement dicte encore nombre de nos pensées, préférences et décisions alors que nous fonctionnons généralement comme si nous étions une « autorité décideuse ». C’est drôle et fou à la fois ! Le décideur est le conditionnement lui-même, le programme, ce que l’on prend pour soi puisqu’on s’y est identifié. En définitive, on se prend pour un conditionnement, pour un programme, pour du passé.
Pour faire simple et prendre un exemple, on peut dire que toutes nos affirmations que nous pourrions faire débuter par « moi, je… » émanent du conditionnement et il en est ainsi que nous adhérons ou que nous nous opposons à ce qui constitue le patrimoine parental, familial. Si nous revendiquons la même religion que nos parents ou si nous ne voulons surtout pas en entendre parler, le conditionnement est concerné dans les deux cas. Tout positionnement mental revendiqué est conditionné.
C’est seulement quand les choses ne suscitent vraiment aucune réaction en soi qu’on peut vérifier qu’en l’occurrence et probablement, aucun conditionnement ne s’exprime. Le détachement ou la neutralité et l’appréciation n’impliquent pas a priori un conditionnement. On peut explorer tout cela avec des thèmes comme la religion, la spiritualité, la politique, le racisme, l’argent, la santé, la sexualité, le sport, les émigrés, la délinquance… Voyez ce qui se passe en vous quand l’un de ces thèmes est abordé par vous-même ou autrui.
Une bonne façon d’aborder et de repérer son propre conditionnement revient à identifier sa blessure principale, ce qui est tout l’objet du livre, « Le regard qui transforme ». Dans son aspect « mal de vivre » ou « difficultés existentielles », le conditionnement repose sur la façon dont on s’est senti traité enfant, façon qui nomme la blessure, les blessures. Il reste que nous sommes tous conditionnés, que nous l’ignorons, voire le nions, que nous n’en faisons pas cas ou que nous ne percevons pas son ampleur. Si nous avons pu tout de même commencer à le voir assez clairement, nous l’oublions ensuite la plupart du temps. Oublier son conditionnement, sa blessure, certes d’autant plus l’ignorer ou même la nier, c’est en fait lui laisser jouer le premier rôle, en permanence !
C’est encore le conditionnement qui pousse à vouloir telle chose et à ne pas vouloir telle autre, mais une ouverture se produit s’il advient qu’on se rende compte, peut-être de façon intuitive, qu’autre chose que ce qu’on a toujours enduré est certainement possible. J’ai eu ce sentiment très fort vers l’âge de 18 ans, mais j’étais loin de soupçonner à quel point j’étais conditionné. Voilà donc nommés deux préalables à une transformation durable et réussie ou éventuellement à tout apprentissage efficace : envisager un autre possible et reconnaître son conditionnement, le conditionnement. En maintes circonstances ou d’une manière générale, nous restons à mille lieues et de l’un et de l’autre.
Or, c’est précisément parce qu’il y a conditionnement qu’autre chose est possible. Le déconditionnement à peine entamé, les choses commencent à changer et entamer le déconditionnement implique seulement de le reconnaître, de le reconnaître vraiment. Ce qui est ignoré ne fait que perdurer, ce qui est reconnu trouve bientôt son issue. Le défaut des deux préalables mentionnés est en soi terrible – on n’imagine pas combien – parce que, du coup, il y a pire, bien pire, et c’est sans doute ce que nous résisterons le plus à reconnaître, d’abord à percevoir. La difficulté à le percevoir pourrait résider aussi dans la seule simplicité de la chose. Il s’agit d’un autre positionnement assurant la persistance et même l’aggravation du mal de vivre. Ce n’est pas peu dire !
Sans cesse, du matin au soir et du soir au matin, durant toute l’existence, nous faisons d’une chose ou d’une autre un problème. Le conditionnement implique de faire un problème d’une chose ou d’une autre. C’est « incroyable », c’est sidérant ! Or, en le réalisant vraiment, on saisit aussi que c’est incontestable. La spécificité du conditionnement, la blessure, fera choisir plutôt telle chose que telle autre, ce qui est sans importance, mais dans tous les cas, nous avons tous à découvrir et à accueillir cette tendance partagée à faire des choses un problème. Pour ne toujours pas le voir, on peut par exemple penser aux pires drames vécus par soi-même : « J’ai perdu ma famille et mes biens dans un incendie, ce n’est pas que j’en fais un problème, c’est un problème ! »
Ayant tendance à faire des choses un problème, il est évident que l’on va vivre comme problème des plus effroyables toute circonstance objectivement malheureuse. Des témoignages parfois très touchants nous montrent cependant qu’il peut en être autrement. À l’inverse, la dramatisation d’une contrariété dérisoire (le tube de dentifrice qui n’a pas été remis à sa place ou une chaussette qui reste introuvable) peut témoigner de l’existence de l’aptitude à faire un problème des choses et je dis ici que nous avons tous développé cette aptitude à la perfection. Nous avons tous – « tous », entendez-le – tendance à faire un problème d’une chose ou d’une autre. Pour vous, ce n’est peut-être pas le fait d’attendre que la salle de bains se libère, mais ce peut être un courrier qui n’arrive pas.
Par « en faire un problème », j’entends ce qu’on se dit au sujet de la chose incriminée ou, parfois plus subtilement, l’humeur qu’on lui réserve. Telle ou telle circonstance se transforme en problème instantanément pour soi et l’on ne s’en rend évidemment pas compte. Plus une caractéristique psychologique est identificatoire et plus il est malaisé de la reconnaître comme telle. Pour certains d’entre nous, le seul énoncé « on fait de toute chose un problème » va être l’occasion de le « pratiquer », de l’éprouver en direct. L’énoncé est alors entendu via le filtre ou le programme bien en place. Il suffit, par exemple, de l’entendre comme une accusation : « Comment ça, je fais de toute chose un problème ? »
Par « en faire un problème », j’entends « vivre la chose » en lui donnant une réalité qu’elle n’a pas (imagination, projection, interprétation, anticipation). Et disant cela, par exemple, je fais simplement le partage de ce que je perçois et je ne nous accuse en l’occurrence de rien du tout. Y voir une accusation reviendrait à donner à l’énoncé (à la chose) une réalité qu’elle n’a pas. Si c’est parce qu’il pleut que vous êtes soudainement contrarié ou même parce que vous avez un torticolis, à vous de percevoir quelle fausse réalité vous lui donnez. Maintenant, si je vous accusais effectivement de faire des choses un problème, là encore, voyez que rien ne vous obligerait à faire de cette accusation un problème. Vous pourriez peut-être même vous en amuser ou simplement hausser les épaules.
Par « en faire un problème », j’entends aussi « repenser à une chose, se la rappeler », qui a antérieurement été étiquetée « problème ». Ici, c’est fait, plus rien n’est à faire, il n’y a plus qu’à « jouir » du problème. La seule tendance à faire des choses un problème indique qu’une satisfaction se fait éprouver d’une manière ou d’une autre. Par exemple, on aime justifier les choses et tout problème peut être une justification ! Précisons que ce « on » est le conditionnement lui-même, ce qui sous-tend ou constitue l’identification et qui n’est en rien ce que nous sommes en essence.
Par « en faire un problème » ou « vivre une chose comme un problème », j’entends en penser réactionnellement des choses et y réagir en effet plus ou moins intensément. Il y a une dynamique très puissante qui maintient ou refait surgir sans cesse la tendance à penser compulsivement et à réagir, autrement dit à fabriquer du mal-être, des problèmes, de la souffrance. C’est ce phénomène qui est impliqué quand je mentionne l’activité mentale intempestive et compulsionnelle. Nous pouvons ainsi le nommer directement : « la fabrique mentale des problèmes en cascades ». Elle fonctionne à plein régime, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Pour la percevoir mieux, pour saisir mieux sa réalité envahissante, oubliez un instant les « gros problèmes ordinaires » et considérez vos pensées. Admettons que vous venez juste d’avoir votre attention sur le fait que vous n’avez pas fait le ménage, appelé un réparateur ou n’importe quoi d’autre. La chose dont vous ne vous êtes pas occupé est un fait. Elle est simplement ce qu’elle est. Sentez et reconnaissez que l’éventuel aspect « problème » n’est rien d’autre que ce qui lui est surajouté, superposé. C’est cela faire d’une chose un problème, vivre une chose comme problème. Essayez de percevoir en vous cette tendance même. Ce qui est ici à percevoir, à reconnaître, c’est le seul aspect « réaction ».
En effet, cesser de faire un problème d’une chose ou d’une autre ne veut pas dire nier cette chose, ni surtout nier la vraie douleur qui peut être suscitée ou rappelée en l’occurrence. Cesser de faire, de fabriquer un problème, c’est en fait cesser de réagir, juste parce que c’est complètement inutile et même contreproductif, mais le ressenti douloureux doit lui toujours être honoré, respecté, accueilli. La différence entre la réaction et le ressenti douloureux n’est souvent pas perçue et c’est aussi pour cette raison qu’il reste difficile de renoncer à faire des choses un problème. En apprenant le décès d’un proche, vous en feriez un problème, seriez dans la réaction si, par exemple, vous vous mettiez à maudire Dieu ou la vie. Or, ne pas agir ainsi, ne pas réagir, ne vous empêchera pas de ressentir une éventuelle profonde tristesse.
Sachons que la tendance à faire d’une chose un problème s’exerce de la même façon qu’il s’agisse d’un « gros coup dur » ou d’un « banal contretemps quotidien ». Dans le premier cas, il est plus facile d’avoir accès au ressenti douloureux impliqué, celui qui, parce qu’il n’est pas permis, laisse justement libre cours à la réaction. Quand on sort de ses gonds, parce que la télécommande n’a pas été remise à sa place, il n’y a que réaction ; on est bien loin du douloureux en cause et l’on aurait bien du mal à l’identifier à ce moment-là et même après coup. La chose est toujours possible, mais le rappel des choses plus éprouvantes, des coups durs, suffit bien pour parvenir à cette reconnaissance salvatrice.
La tendance à fabriquer des problèmes est l’effet de la résistance à ce qui est ou, contradictoirement, d’un « plus jamais ça » mémorisé et qui veut sans cesse être réaffirmé. Or, l’ambiance problématique se fait aussi éprouver à travers une forme d’attente indéfinie ou de vouloir plus ou moins conscient. Tout comme on projette du problématique pour en souffrir, pour y réagir, on projette aussi du beau, du bon, de l’avantageux pour le vouloir, pour l’attente, de façon pareillement obsessionnelle et l’on souffre à l’avenant (manque, frustration, insatisfaction, mécontentement). En l’espèce, on ne se rend pas compte que ce n’est pas la chose projetée qui est voulue, mais le seul fait de la vouloir. Autrement dit, « on veut vouloir ». C’est une autre façon de se maintenir dans l’ambiance « problème ».
Comme pourrait le montrer la liste suggérée en introduction, beaucoup de choses sont utilisées pour en faire des problèmes, pour être vécues comme problèmes. En relisant votre liste, vous pourriez sentir que le problème n’est pas la chose, mais ce qui lui est surajouté (pensées et réactions). Voyez cela précisément et reconnaissez également de façon distincte la seule tendance à fonctionner ainsi. Oui, notez bien, d’une part, que telle chose sur votre liste n’est qu’un fait, qu’une circonstance, et que son aspect « problème » n’est que ce qui lui est surajouté, et reconnaissez, d’autre part, la tendance, le fait de tenir à faire ainsi de la chose un problème. Voyez cela sans le juger, sans le déplorer, sans rien en penser du tout.
Vous allez le percevoir ou non, le percevoir tout de suite ou plus tard, mais si vous le percevez, vous ne serez pas indifférent à ce qui suit ; vous y serez positivement sensible. Compte tenu de la tendance en soi à faire un problème d’une chose après l’autre, on ne peut que rester encore et encore dans l’ambiance « problème ». C’est en soi très inconfortable, très déplaisant ; ça mine la santé. Or, cette ambiance entretenue, l’énergie impliquée est tout ce qu’il faut pour provoquer, attirer mille autres choses qui pourront de même être vécues comme problèmes. Voyez-vous le piège dans lequel nous sommes tous ? Le voyez-vous ?
Avec suffisamment d’attention, avec la disposition effective à observer ce qui est, on peut assez vite se rendre compte ou confirmer que la plupart des pensées qui émergent recèlent une connotation problématique. N’est-ce pas impressionnant, voire perturbant de prime abord ? La question tombera à plat si la chose n’est pas vue comme suggérée ici. J’annonce à qui la voit une transformation radicale dans sa façon d’aborder toute l’existence. Si vous ne la percevez pas, c’est que, ou bien mes invitations manquent de pertinence, ou bien vous n’êtes simplement pas dans l’observation et continuez d’appliquer la chose même qui est relevée, à savoir faire de la chose un problème.
À partir de la tendance vérifiée à faire d’une chose après l’autre un problème, on commence à mieux comprendre ce que l’on endure, pourquoi on l’endure, ce qui empêche de s’ouvrir à autre chose, comme à la sagesse, ainsi que de la faire partager. Cette compréhension est un éveil, un autre « point de départ » ou même une renaissance.
(À suivre)
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