L’identification
Lecteur de la chronique, Dominique E. m’adresse un message dont voici l’extrait retenu pour développer ici la réponse que je lui ai faite (je rappelle que vous êtes invité à communiquer autant que vous le souhaitez) :
« …Je suppose que celui qui souffre d’une telle déprime aura quelques difficultés à repérer le film de sa vie et finalement à voir, à sentir, qui souffre…, qui il est.
Questions: dans ce contexte, le fait de pouvoir voir, sentir, ressentir vraiment (en vérité) qui il est, permet-il de le libérer de ses souffrances, à supposer
que malgré sa souffrance, il puisse “toucher du doigt” celui qu’il est, qui il est ? »
Il ne saurait être question de nier cette difficulté, c’est « dramatiquement » la nôtre ! Parfois, je me demande si nous avons, fondamentalement, une autre difficulté que celle de nous rappeler qui nous sommes. Et cet oubli pourrait bien expliquer toute condition de vie déplorée (déprime ou autres circonstances).
Il arrive que les médias rapportent qu’une personne amnésique a été trouvée errant « dans la nature », incapable de décliner son identité, son adresse, et parfois même de prononcer le moindre mot.
Tant que l’on ne retrouve pas l’entourage de la personne (laissons de côté les supercheries), elle est confiée à quelque lieu de vie approprié, possiblement à un tout autre conditionnement pour elle. Et pour elle, n’y a-t-il pas là le risque que les ennuis « commencent » ? Ah, si elle pouvait se rappeler qui elle est, d’où elle vient !
Eh bien, j’émets l’hypothèse que nous sommes cette personne-là, le « jouet » d’un conditionnement enduré, que nous ne comprenons pas, auquel nous résistons…
Nous pouvons regarder l’amnésie, ainsi que d’autres « défaillances mentales », comme la cristallisation d’un certain déni ordinaire, d’un refus de voir (il peut être le sien propre, celui de sa généalogie, ou du monde !)…
Alors, qu’est-ce qui est plus intéressant, plus important, déplorer la difficulté de nous rappeler qui nous sommes ou simplement reconnaître, prendre en compte cet oubli probable ?
À pieds ou en voiture, vous est-il déjà arrivé de vous perdre ? Observez que vous aviez continué de vous égarer, que vous aviez « empiré les choses », jusqu’à ce que vous réalisiez que vous étiez perdu ! C’est l’ignorance qui nous perd, la connaissance nous libère…
Il nous arrive parfois de proclamer, après quelque conflit relationnel : « Ah, je vois. Maintenant, je comprends ! » J’évoque ces expériences où il y a alors un soulagement, une libération.
Notre proclamation montre bien qu’avant, nous ne voyions pas, nous ne savions pas, nous ne comprenions pas, ce qui ne nous avait pas empêché de considérer le pire, de réagir vivement, de souffrir. Voyez-vous cela, le comprenez-vous ? Voyez-vous comment et combien « voir » peut faire toute une différence, avantageuse ? Et Dominique de s’interroger sur les possibles effets du « voir » et du ressentir ».
De mon point de vue, ces effets sont manifestes, et tentons d’apporter quelques précisions supplémentaires. « Voir » est une chose, sentir ou ressentir peut en être une autre :
Qu’il s’agisse de la vision physique ou de la vision spirituelle (intérieure), un premier effet est identique : je ne peux rien voir sans la possibilité d’observer une distance entre moi qui vois et la chose vue. On ne peut rien voir sans cette distance. Et mettre une distance entre soi et
son problème (par exemple, est d’une aide précieuse… En réalité, il s’agit moins de mettre cette distance que de juste reconnaître sa réalité. La distance existe en ce sens que le problème est perçu : il y a le problème, ce qui le perçoit, et ce qui le perçoit n’est pas le problème.
Concernant le « sentir », la chose devient plus délicate : qu’est-ce qui est ressenti ? Une sensation, une émotion, une impression ? Et, autre point, qu’entend-on par “ressentir” ? Cela s’approche-t-il de “voir” ou cela signifie-t-il “éprouver”, “endurer” ? D’ailleurs, la question même posée par notre ami suggère le besoin de spécifier cela, elle comporte le terme “souffrir” !
Nous pouvons « souffrir » de la tristesse, donc y être complètement collés, ou juste la ressentir avec cette idée de distance évoquée précédemment. Très souvent, des gens me disent : “Je me sens mal” et ont beaucoup de difficulté à nommer la chose, à la ressentir suffisamment pour la dire.
Derrière nos blessures non guéries, nos diverses réactions, nos conflits non
résolus…, se nichent précisément une charge émotionnelle à laisser
émerger, à libérer enfin, ainsi qu’un ensemble de considérations (résolutions réactives, croyances/certitudes = contre-intentions) adoptées lors des circonstances blessantes.
Oui, pour une bonne part, nous devons à notre enfance notre conditionnement actuel, nos bagages parfois très lourds, des rôles dans lesquels nous nous impliquons « on ne peut mieux ».
Dites et répétez à un petit enfant que c’est un trouillard, un bon à rien, un méchant (peut-être pourriez-vous vous rappeler d’autres étiquettes de ce genre), il sera bientôt identifié avec le « cadeau », enfermé dans ce conditionnement, y compris s’il s’évertue sa vie durant à tenter de manifester le contraire.
Pour approcher la perception de ce que nous sommes au-delà de notre conditionnement, il est aidant de découvrir ce que nous croyons être. Considérez notamment les étiquettes suggérées à l’instant. De même, nous croyons être nos « avoirs » (la déprime en est un), les différents rôles que nous jouons – ce sont d’autres « avoirs ».
Imaginez un peu quelqu’un dont la profession exige le port d’un uniforme et qui se présente encore dans son costume en dehors de ses heures de travail, un instituteur qui passe son temps, le soir et le week-end, à faire l’école à ses enfants et neveux !…
Ces exemples un peu caricaturaux devraient permettre de donner un sens à l’énoncé « ce que l’on croit être ». Après avoir découvert mon identification avec mon propre « avoir » qu’est ma cécité et après avoir commencé à la lâcher, j’ai littéralement transformé mon existence… (Mais les identifications inconscientes sont multiples. Le conditionnement est colossal…)
D’autre part (petite digression), une aide parfois inattendue que nous pouvons apporter à nos proches que nous savons dans la souffrance, sinon simplement les écouter quand ils veulent nous parler, est de nous arrêter à ce que leur détresse réactive en nous. En pareil cas, qu’éprouvons-nous, que craignons-nous, que croyons-nous ?…
Nous pourrions avoir bien des conseils à leur donner et il se pourrait que nous gagnions beaucoup à les suivre nous-mêmes.
Nous ne sommes pas tenus, cependant, d’écouter des heures durant des personnes qui ne font que se plaindre, dont la seule attente, la seule demande indirecte est de l’attention, toujours plus d’attention. Elles ne le font pas exprès, évidemment, nous pouvons les comprendre, mais nous devons aussi nous respecter… De plus, l’attention obtenue, accaparée par une personne qui se plaint ne lui est d’aucun secours – pire, cette « aide » l’enfonce dans son mode réactionnel, empire sa situation.
Convenons-en, longtemps, pour la plupart d’entre nous, notre nature essentielle, savoir qui nous sommes ne retient pas notre attention. Celle-ci est entraînée pour être fixée sur ce que nous voulons de façon compensatoire, sur ce que nous ne voudrions pas (plus) ou encore laissée sans maîtrise à la rêverie ou aux multiples appâts que le monde nous offre continuellement. Considérons cela avec bienveillance !
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