les modes penser et observer
Régulièrement, j’évoque les deux modes d’appréhension du monde : la pensée et l’observation. Le sujet est d’une importance primordiale car les effets de ces deux modes sont très différents. Or, « penser », qu’est-ce à dire ? Cela a-t-il un sens ? Cela existe-t-il ? Y a-t-il vraiment quelqu’un qui pense ? Puisque je vis en cet instant même une circonstance qui me défie, qui me réactive suffisamment, j’ai l’idée que l’aubaine est trop belle pour la laisser échapper. Je m’observe ici dans mes réactions mentales absurdes et je veux noter directement ce qui me vient. Je vais néanmoins élargir la transcription de mes observations au fonctionnement humain général, à une réalité qui est susceptible d’intéresser tout le monde.
Sans cesse, des pensées défilent et se bousculent. De même, sans cesse, il vente, même de façon imperceptible. Les pensées ne se font-elles pas plus calmes, plus rares parfois ? Il y a des pensées, il y a du vent. Vents et pensées peuvent se calmer et tout autant devenir tourmente. Tout va bien tant qu’il n’y a personne pour s’y laisser prendre. Alors qu’il n’y a personne pour proclamer « je vente », l’illusoire « je pense » se devine en l’être humain qui capte, véhicule ses pensées. Elles ne sont en fait siennes que comme appartient à une fréquence donnée la musique qu’elle diffuse.
Quand nous disons « je pense », c’est communément pour annoncer une pensée (idée, croyance, opinion) et quand nous formulons cette dernière, la restituons, nous sommes bien trop pris pour prétendre encore penser. En d’autres termes, je ne dirais pas que nous croyons penser, que nous croyons être celui qui pense, être à l’origine des pensées vagabondes, mais que nous sommes positionnés comme s’il en était ainsi, d’où le sérieux, la gravité ou l’importance que nous pouvons destiner à notre parole. C’est toujours ce positionnement qui pourrait nous faire dévaloriser ou mépriser cette même parole.
Pris dans la tourmente, venteuse, la situation devient critique. En permanence, nous sommes pris dans les pensées, et tout est délicat, en effet ! Même dans le vent qui se fait tourmente, il est possible, il est même mieux de rester calme. La tourmente mentale n’est rien d’autre que l’absence du calme. Il y a des pensées qui nous traversent, parfois qui nous assaillent, et nous nous en emparons ou nous sommes emparés, nous sommes pris. C’est dire que nous ne pensons pas, mais que nous sommes pensés. Nous sommes pensés, pris, et nous ne le voyons pas… jusqu’à ce que nous le voyions.
Les pensées sur lesquelles je m’arrête dans ce texte ne sont pas les réflexions nécessaires à l’accomplissement d’une tâche, ni les mots qui transcrivent une prise de conscience, une simple observation, un rappel utile au contexte du moment. J’ai essentiellement à l’esprit ces pensées fantaisistes qui jaillissent inconsidérément, parfois de façon isolée, parfois formant un film heureux ou malheureux. Le film heureux ne dure jamais longtemps et toutes ces pensées finissent par nuire à quiconque les assume comme s’il en était l’auteur, comme s’il était penseur.
Quand la tourmente émotionnelle a répondu aux pensées intempestives, le voir efficacement requiert une résolution inhabituelle. Là, tout comme on est pensé, on est désormais… éprouvé. C’est alors cela qu’il faudrait voir et ce n’est pas le plus facile. Il y a enlisement, emprisonnement, isolement. En fait, il n’y a plus qu’un « volcan en activité ». Ça bouillonne, ça réagit, ça souffre ! C’est un nœud, une tension ; c’est un abcès qui peut devenir cancer. C’est un blocage d’énergie, un bouchon… L’activité y est si intense, si bruyante, si prenante que l’espace infini environnant est occulté, oublié, en rien considéré.
Comme après toute tempête, le calme va bien sûr revenir, mais le prétendu penseur ne lâchera pas le morceau pour autant. Quelle est la différence entre le rêve nocturne et l’activité mentale diurne ? Il y a des différences, mais dans les deux cas, les pensées et les images affluent de façon non délibérée. Qui pourrait dire qu’il décide de sa prochaine pensée, dans l’état de rêve comme dans l’état de veille ? Si la chose n’est effectivement pas envisageable, comment pourrais-je dire « JE pense » ? Tout au mieux, j’ai une pensée, je reconnais une pensée, j’obéis à une pensée ? je m’y soumets. Ma soumission à une pensée est révélée par ma disposition à m’en laisser affecter. En somme, ça pense dans ma tête !
De même qu’il y a du vent, de la pluie, du soleil, il y a des pensées ; cela pense. Il « pleut » des pensées : je suis mouillé, je suis pensé. Je suis fouetté par le vent, mouillé par la pluie, réchauffé par le soleil, et visité par des pensées. J’ai des coups de soleil et j’ai des pensées. Cela, bien sûr, je ne le vois pas. Du coup, je vis les choses sérieusement, je prends tout au sérieux ou au pied de la lettre ; j’en tiens compte, lui accorde du crédit, je réagis. Je suis pris, endormi, pourrait-on dire.
À l’occasion d’une pause, j’ai surpris deux ou trois pensées banalement successives (peu importe ce qu’elles furent) et, jusqu’à m’en amuser, j’ai voulu les observer après coup. J’ai perçu que les rattraper (y revenir en toute conscience) me demandait un effort, que la seule disposition à en être conscient les vidait de leur substance. Oh, j’aurais pu les rappeler, mais avec la conscience, cela ne pouvait être (il n’y avait plus le moindre intérêt dans ce sens). L’expérience est édifiante : en somme, on ne peut pas être vraiment conscient et maintenir une pensée ; on ne peut que la voir passer. Il ne s’agit donc pas de laisser passer les pensées. Je ne peux pas dire : « je laisse passer les pensées » davantage que je peux affirmer « je pense ». Il s’agit seulement d’en être conscient et, de la sorte, les pensées passent.
Dans la tourmente émotionnelle, dans l’enlisement, il serait vain de s’inviter directement au lâcher-prise, à son abandon. Les questions appropriées d’une méthode appelée « Sedona » sont ici : « Puisque tu es complètement pris émotionnellement dans l’instant, pourrais-tu l’observer davantage et un peu plus encore ? Voudrais-tu en être plus conscient ? Aimerais-tu en être plus conscient ? Quand ? Reviens avec assez de conscience à ce qui est là, à l’état pensif tenace, à la tendance à penser qui peut être observée et accueillie comme n’importe quelle autre tendance. Vérifie si tu l’acceptes. Pourrais-tu l’accepter davantage, juste un peu plus ? Voudrais-tu le faire ? Quand ? D’après toi, pourrais-tu en être davantage conscient ?… »
En ayant une expérience insuffisante de l’observation, en méconnaissant en somme la différence entre le mode « penser » et le mode « observer », il pourrait être difficile de se disposer à juste contempler la chose. « L’envoûtement » est puissant, résistant. On y est pris, on est dedans, et l’observer signifie en être sorti ou en sortir. Il s’agit en l’occurrence de faire en direct ce qu’on pourrait plus aisément faire pour un épisode passé.
Par exemple, je peux me rappeler une conversation que j’ai eue hier ou il y a quelques jours et simplement regarder comment je me suis comporté, surtout intérieurement, ce que j’ai pensé, ce que je me suis dit, ce que j’ai ressenti, comment j’ai réagi, etc. (en fait ce que j’ai subi). Ce que je peux faire là, ne puis-je pas le faire pareillement pour la façon dont je vis l’instant présent. Que puis-je voir tout de suite et dont je serai capable de parler demain ? Je gagne certainement à voir que je ne fais que subir (en certaines circonstances tourmentées), qu’il n’y a rien de délibéré dans mes réactions et positionnements. On peut bien avoir déjà reconnu sa tendance à se plaindre, à se résigner ou autre, mais en conscience, s’est-on dit une fois « Je vais me plaindre, me rebeller ? » Au mieux, on finit par se surprendre à le faire, mais on ne décide pas de le faire.
Il y a deux moments à considérer, celui où des pensées arrivent et celui – juste un peu plus tard – où je suis et reste pris, embourbé, hypnotisé. On pourrait tenter d’expliquer ces deux phénomènes, mais il suffit amplement de les reconnaître. Quand je reconnais assez tôt les pensées qui surgissent, elles ne font que passer et je ne suis pas embarqué. La conscience demeure. Quand je suis embarqué, la conscience est toujours là, bien sûr, mais il y a comme une réduction, une mise à l’écart, une concentration « localisée », délimitée. Il semble alors que je ne sois pas intéressé à sortir du bourbier, que je ne sache même pas ou ne me rappelle pas que c’est possible et facile.
Je suis attaché et je ne le vois pas. Je ne suis plus là, je suis parti et je ne le vois pas. Si j’imagine maintenant que je suis parti pour ne pas voir, pour ne pas sentir, rien d’étonnant à ce que je ne vois pas et à ce que je ne sois pas intéressé à autre chose. Donc, la raison pour laquelle je suis envoûté est l’évitement. Or, étant dans l’évitement depuis des lustres, je peux bien m’accorder d’être devenu le jouet du mental. Quand j’ai un intérêt majeur, comme en cet instant pour rédiger ce texte, les pensées fantaisistes ont beaucoup plus de mal à me captiver. Alors, elles passent, c’est tout !
Oui, je peux admettre que toute activité intellectuelle choisie puisse encore être une forme d’évitement. Il n’en demeure pas moins que l’effet émotionnel est alors tout autre. Quand je rédige, quand je traduis, quand je donne une consultation…, non seulement je ne rencontre pas la souffrance, mais je m’enrichis, je me réjouis, je vis. Je suis inspiré. Il reste que dans les moments, qui sont les plus nombreux, où je ne suis pas avec une activité intellectuelle, en train d’écouter, d’aider quelqu’un, où je suis simplement sans rien faire, mon attention autrement dirigée de façon positive ou efficace risque fort de se faire absorber par un film fantaisiste.
En fait, je passe alors de la fréquence « intelligence universelle » à la fréquence astrale. Ce fut au moins en partie ma réponse à la cécité : je ne vois plus clair, je ne peux plus que me faire des films ! En d’autres termes, je ne suis plus conscient, je ne peux plus que croire et penser (me dire des trucs).
Je ne vois pas. Je ne veux pas voir que je ne vois pas. Je fais alors comme si je voyais et le faux regard est frustrant. C’est le pompon qui glisse entre les doigts, le rayon de lumière insaisissable, la séparation éprouvée. Or, il y a possiblement un instant précis à considérer ici où je bascule de l’état de présence (celui qui me permet notamment de m’adonner à une activité intellectuelle) dans des pensées absorbantes, absurdes et génératrices tôt ou tard de frustration. Alors, il reste à voir cela, à le reconnaître. Être pris dans ce genre de pensées, c’est demeurer soumis au passé et/ou au futur fatalement imaginaire.
Bref, c’est être « ailleurs ». C’est ne pas être présent. C’est ne se laisser aucune chance de faire avec ce qui est, ici et maintenant, de l’accepter et d’accéder aux solutions éventuellement requises et, ici et maintenant, toujours disponibles. Toute transformation dépend exclusivement du pouvoir du seul moment présent. Comme toute autre réaction, le ressassement nous en éloigne. J’émets le vœu que nous puissions de plus en plus nous rappeler d’être présents, dans la seule reconnaissance bienveillante de ce qui est. C’est seulement ainsi que tant d’autres vœux qui se révéleront alors seront exaucés. Bonne année !
Commentaire
les modes penser et observer — Aucun commentaire
HTML tags allowed in your comment: <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>