Pourquoi résistons-nous ?
Une question pour moi intéressante et inspirante m’a été posée ce mois-ci (merci Élisabeth) et, pour faire des divers éléments de réponse l’essentiel de la nouvelle chronique, je reformule cette question de la façon suivante : face à ce qui nous arrive et que nous éprouvons (quoi que ce soit), pourquoi ne faisons-nous que réagir d’une manière ou d’une autre ? En d’autres termes, pourquoi résistons-nous ?
Tout d’abord, il se peut bien que la question affirme un constat non partagé a priori par tout le monde. De plus, l’avoir déjà fait à un certain degré n’empêche pas d’ignorer combien ce constat est juste, décisif et encore à établir là où l’on ne le soupçonnerait pas. D’une manière ou d’une autre, à un moment ou à un autre, nous sommes tous réactivés émotionnellement par les vicissitudes de l’existence et diverses conditions indésirables. Peu importe ici que ces circonstances parfois très douloureuses ne nous arrivent pas sans raison, elles attirent, réclament en fait notre attention, notre conscience : quelque chose doit être décidé, accompli, reconnu, ressenti, dépassé ou simplement accueilli comme tel puisque c’est, puisque cela existe (encore) ici et maintenant. Or, reconnaissons aussi que notre positionnement général est en effet tout autre : selon le cas et notre histoire, nous baissons les bras, nous sommes révoltés, nous nous plaignons, nous luttons, etc.. Bref, nous réagissons effectivement ; donc, nous résistons.
Et avant de se demander pourquoi nous « fonctionnons » ainsi, il est donc fort utile de percevoir et d’admettre que tel est bien le cas, de ne pas s’en offusquer, de ne pas s’en défendre (de ne pas se culpabiliser). Cela également est et tant que c’est, c’est ! Le voir, le reconnaître et l’accepter véritablement est magnifique car c’est en soi transformateur. Certes, « la résistance » persiste souvent et il est par conséquent légitime de se demander sereinement ce qui pourrait bien être en cause. Néanmoins, précisons encore que la résistance constitue la souffrance éprouvée et qu’il n’y en a pas d’autre.
En fait, nous réagissons aux épreuves et autres contrariétés – à la manière qui résulte de nos blessures insoupçonnées de l’enfance -, parce que nous ignorons que ne pas privilégier l’accueil de ce qui est dans l’instant, avec le ressenti profond véritable, a pour effet d’entretenir et même d’empirer ce que nous déplorons à l’ordinaire. Nous ne le savons pas ou nous l’oublions si nous le savons, parce que notre seul intérêt est pour des soulagements immédiats (lesquels sont toujours illusoires ou en tous cas éphémères).
Or, toute expression réactionnelle offre ce soulagement de façon singulière : la personne qui pique une grosse colère, ne semble-t-elle pas « se faire du bien » dans l’instant même de la colère, donc se soulager ? À peine plus tard, il se peut qu’elle se culpabilise déjà pour s’être emportée (plus ou moins violemment) ou qu’elle s’emploie à se montrer conciliante (souvent à ses dépens) pour ne pas éprouver cette culpabilité, pour là encore la soulager. Ainsi, une réaction en appelle une autre ; c’est une ronde sans fin (la nôtre à tous).
Imaginer le pire, c’est encore ou déjà réagir. C’est une réaction mentale immédiatement suivie de l’état émotionnel qui s’appelle « la souffrance ». Faire comme s’il ne se passait rien quand l’épreuve est pourtant là, c’est toujours réagir. C’est une réaction passive et toujours de la résistance. Ce déni ne tarde pas à apporter d’autres complications sans qu’on fasse avant longtemps les liens de cause à effet (en continuant de croire au hasard, à la malchance ou à l’injustice). Boire, manger, fumer, travailler, lire, jouer (jeux vidéo par exemple)…, quand on s’adonne à l’excès à l’une ou l’autre de ces choses, ce sont autant de « réactions » qui soulagent finalement si peu qu’elles doivent être répétées sans cesse. Il y a de la souffrance dans tous les cas : résister fait mal d’une manière ou d’une autre, tôt ou tard.
Il est important de ne pas confondre « ne pas réagir » avec « subir » : subir est précisément une réaction de plus, une réponse spécifique à ce qui se présente. Alors, que reste-t-il quand toute réaction s’est tue, quand elle a été relâchée ? Que se passe-t-il quand on ne résiste plus ? L’épreuve de l’instant n’a pas nécessairement disparu (cela arrive cependant) ; une émotion sans pensée se révèle et peut enfin être ressentie pleinement, en conscience ; une douleur plus profonde se fait également connaître si elle n’est pas déjà la première émotion. Là, quelque chose peut enfin être dépassé et si la paix n’est pas l’expérience immédiate, elle jaillit bientôt. Le soulagement habituel devient une libération et la véritable satisfaction émerge.
En résumé, parce que nous privilégions le soulagement immédiat (même si nous ne le reconnaissons pas comme tel), nous oublions les conséquences négatives du fait de ne pas être à l’écoute véritable de nous-mêmes, laquelle écoute offre les solutions ou transformations vraies et durables. À l’inverse, persiste ce à quoi l’on résiste : la réaction donne du crédit, de l’énergie, du pouvoir à ce à quoi l’on réagit. On l’entretient de la sorte.
De la lamentation jusqu’au grignotage ou à tout autre dépendance (par exemple), nos options réactionnelles nous empêchent d’achever de « vieilles histoires », de dissiper de vieilles douleurs et de faire de justes choix, ceux qui nous combleraient véritablement. L’attention retenue, emprisonnée, accordée à l’indésirable, est indisponible à l’épanouissement, à ce qui épanouit. On s’occupe de l’inachevé et l’on délivre l’attention retenue en cessant de résister et de réagir. On cesse de résister et de réagir en voyant tranquillement qu’on le fait bel et bien, en le voyant encore quand on le fait à nouveau. Et l’on peut s’aider utilement en observant nos « choix » habituels contraires à nos préférences et aspirations profondes. Prenons quelques exemples :
D’une manière générale, beaucoup d’entre nous se positionnent mentalement comme s’ils s’attendaient au pire (choix réactionnel évidemment malheureux). D’une part, ils en sont relativement inconscients ; ils ont donc à déplorer ce « pire » qu’ils ont ainsi et malencontreusement appelé, qui se présente donc à eux sous une forme ou sous une autre. D’autre part, en tout cas jamais dans la même proportion, ils n’envisagent pas le « meilleur » ; ils ne l’appellent pas et ils déplorent de ne pas le vivre. On s’attend au pire et l’on ne s’attend pas au meilleur.
Alors que vous vivez beaucoup de frustration, le cas échéant, vous pourriez être très surpris de découvrir ce que vous ne vous autorisez pas, ce dont la mise en action ne dépend que de vous et dont l’accomplissement vous réjouirait. Et le seul fait de s’autoriser ce qu’on s’est interdit jusque-là est en soi une expérience heureuse (indépendante des résultats). On regrette de ne pas vivre certaines expériences ou de ne pas recevoir des attentions (prompt peut-être à en blâmer le monde) sans considérer ce que l’on s’interdit, ce dont on se prive ainsi soi-même. La vie nous traite comme on se traite soi-même. C’est un peu comme si l’autotraitement constituait une demande à laquelle il est répondu « respectueusement » – encore que la vie, avec nous-mêmes, est toujours plus généreuse que nous le sommes nous-mêmes.
On résiste parfois à la seule idée d’acceptation en considérant une condition insupportable alors même qu’en l’instant du refus (de la résistance), on est sans pouvoir pour la transformer. Que cela m’apporterait-il de bon, d’utile, d’heureux de refuser ma cécité (d’y réagir), par exemple ? (Il n’est pas exclu que je le fasse pourtant à un certain degré). Bref, on ne veut pas accepter ce qui est, ce qui ne peut changer dans l’instant, en se sentant justifié, et l’on accepte à tort, par ailleurs, des choses qui nous desservent, qui nous lèsent, alors qu’à chaque instant, il ne dépend que de nous et d’une décision ou d’une affirmation claire pour faire cesser ou pour transformer la condition incriminée. Là encore, que choisissons-nous ?
« Tout ce beau discours peut susciter l’intérêt, faire envie, mais encore faut-il y croire pour que ça marche », ai-je parfois entendu, exprimé de diverses manières. Ces gens ne voient pas que l’affirmation « il faut y croire pour que ça marche » est seulement une croyance parmi d’autres, la leur en l’occurrence. Au demeurant, ce pourrait être une croyance plutôt heureuse dès lors qu’elle pourrait être adoptée. Or, l’interpellation ne cache pas l’ironie en présence et le rejet de cette croyance même : on ne veut surtout pas croire que ceci ou cela puisse marcher, « en laissant ça aux gogos », tout en continuant de croire simultanément que la vie est pourrie, que le pire est à venir, qu’on ne peut compter sur personne, que le monde est dangereux, qu’on est soi-même mauvais, coupable, indigne, etc… Bref, on se moque de quiconque croit au meilleur et l’on croit au pire (en croyant bien entendu que sa croyance est la plus valable). Quelles croyances revendiquons-nous (sans même voir que ce ne sont que des croyances) ?
En réalité, pour que ça marche, il ne faut pas y croire, il ne faut surtout pas y croire. Pour que ça marche, il faut cesser de croire, de penser, d’espérer, de vouloir car cette activité mentale est encore et toujours de la réaction. Dans la nature, l’animal qui trouve sa pitance n’y a certainement pas cru au préalable pendant des heures, ni cru qu’il ne la trouverait pas. Il n’a pas à ce sujet émis des considérations mentales. Il a accompli ce qui lui était possible au moment où il avait faim. Il a ressenti son besoin et suivi son élan.
Or, « pauvres humains » que nous sommes, nous résistons à juste sentir au lieu de penser compulsivement et continuellement ; nous résistons à ressentir ce qui est en nous au moment présent en nous laissant embarqués dans la souffrance provoquée et entretenue par nos seules pensées. On éprouve des choses à tort, notamment en imaginant un avenir sombre, et l’on résiste à sentir ce qui est là dans l’instant, ce sur quoi l’on a en définitive tout pouvoir : celui de prendre la décision qui s’impose et qui est immédiatement possible (quand c’est le cas) ou celui de reconnaître, d’accueillir, de ressentir la chose. C’est lui dire oui, c’est la « saluer », c’est l’honorer, c’est la permettre… Cela n’est jamais sans effet. Cela n’est pas à croire, mais à vivre.
Commentaire
Pourquoi résistons-nous ? — Aucun commentaire
HTML tags allowed in your comment: <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>