La fuite
Je décide de rédiger cette chronique juste après avoir eu un long échange téléphonique avec une amie qui a une nouvelle fois évoqué ses frustrations ou son mal de vivre. Je veux ici restituer l’essentiel de notre conversation car, me semble-t-il, elle apporte d’utiles précisions à ce que je propose régulièrement dans la chronique mensuelle.
Amie – J’ai 52 ans, j’ai raté ma vie (je suis toujours insatisfaite) et je me demande ce que je vais devenir ! Parfois, j’ai envie de foutre le camp, de recommencer ma vie ailleurs !
Laisse-moi te rappeler que ce qu’a été et ce que sera notre vie n’est pas le problème du moment. De telles pensées sont seulement dictées par une peur qui n’est pas reconnue en tant que ressenti profond. Dès lors que tu vas te sentir en paix, véritablement et pleinement en paix, « dans cinq minutes », que t’importera de ne pas l’avoir été précédemment ? D’abord, vois que tu as mal, que tu te fais mal du fait de te dire des choses, de considérer des choses, de penser (juger, accuser, te culpabiliser). Cela ne t’aide pas ! Vois cela. Vois-le, c’est tout !
Un jour ou l’autre, tu pourrais bien avoir l’idée plaisante et l’élan (spontané) de bâtir différemment ton existence, mais alors, ce ne serait pas sous le coup d’une réaction, comme « foutre le camp ». Vouloir foutre le camp, c’est évidemment une fuite, une sorte de déni ou la résistance à ce qui est, à ce qui se présente à soi. Soit nous « consommons » nos ressentis douloureux (en les reconnaissant), soit nous sommes « consommés » par ces derniers (alors même que nous tentons de les fuir, de les nier, d’y réagir).
Résister, réagir à ce qui est à ressentir, alors qu’aucune action peut être envisagée dans l’instant, c’est mentaliser, penser, se dire, croire, prétendre des choses… Bien entendu, ce sont alors des choses qui font mal. Ou bien nous faisons cela, ou bien nous allons observer. Tout comme tu peux observer les choses qui t’entourent (sans les nommer, les étiqueter, les juger), tu peux observer ton ambiance émotionnelle, des ressentis douloureux en toi qui, pour ainsi dire, réclament ta pleine attention : l’observation, une véritable attitude transformatrice et libératrice.
Tu peux bien chercher de mille façons à fuir, t’évader, à « foutre le camp», à faire n’importe quoi pour maintenir le refoulement, pour ne pas sentir ce qui t’habite (et nous faisons tous cela à un degré ou à un autre), mais sache que ce qui n’est pas senti en conscience demeure et conditionne malencontreusement toute la vie. En y réagissant, tu le cultives, tu l’amplifies même. Ne pas observer (n’être jamais présent), c’est généralement se traiter comme on s’est senti traité enfant, autrement dit se traiter mal.
Ton observation te permettra de voir que tu fais cela et le cas échéant, te conduira à reconnaître tes autres positionnements (déni, attente, lamentation, contrôle…). L’observation dont je parle est un acte d’amour envers soi-même.
En dehors d’une simple et pure observation, tout autre positionnement fait appel au mental et c’est pourquoi j’indique que, soit nous observons, soit nous mentalisons. Pour souffrir, il faut mentaliser (se répéter les sempiternelles pensées jamais remises en cause) : le « ressenti douloureux » pleinement observé, donc accueilli, se dissipe bientôt – il est donc consommé – tandis que ce même ressenti se mue en souffrance persistante quand c’est le mental qui tente de le gérer.
A. – En fait, je suis frustrée, parce que …, parce que …, parce que …
OK, tu m’as listé et expliqué des raisons actuelles de ta frustration. Il y a quelques semaines, tu en donnais d’autres et avant longtemps – sans transformation -, d’autres encore pourraient retenir ton attention. Or, ici, tu as l’occasion de t’arrêter enfin, de t’arrêter pour seulement observer le ressenti « frustration ». C’est lui qui a besoin de ton attention, lui qui ne la reçoit jamais. Alors, peux-tu le reconnaître davantage ? Bien avant de devenir une identification, ton « je suis frustrée » est un ressenti, un ressenti auquel tu résistes.
A. – En fait, ce n’est pas la frustration. J’éprouve la honte et elle me pollue complètement.
Quand tu observeras vraiment le « je suis frustrée », il est tout à fait probable qu’il se dissipe suffisamment pour révéler la honte en toi (ton ressenti « honte »), mais ici, vois que tu n’observes ni l’un, ni l’autre. D’abord, tu « évacues » un peu vite la frustration alors que c’est toi qui l’as évoquée. Ensuite, tu n’observes pas le « j’ai honte » dans ce temps où tu considères que la honte te pollue. C’est une pensée. J’ajoute que pour être « polluante », Une douleur émotionnelle doit être niée comme telle, non ressentie en conscience. Soit tu observes, soit tu mentalises ! Sois ici, avec ta honte ; fais-lui face sans porter de jugement sur cette honte, ni sur toi. Tu vas gagner à la sentir, la voir, la savoir. Tu vas enfin en prendre conscience, comme jamais !
A. – Eh bien, je ne sais pas observer ou je cherche à observer avec mon mental ! Je confonds « observer » avec « penser ».
Vois-tu vraiment cela ? Il semble que oui. Donc, tu sais observer, mais tu n’as pas encore repéré quand tu le fais. Ici, pour être en mesure de me le dire, tu viens d’observer ton fonctionnement ordinaire. Tu viens de voir, comme tu le dis, que tu confonds « observer une chose » avec « en penser quelque chose », « y penser ». C’est un excellent début !
Crois-tu que l’oiseau sur sa branche pense à la branche suivante vers laquelle il va s’envoler ? Il ne se dit certainement pas : « Cette branche-ci est trop fragile ; de celle-là, je n’aurai pas une bonne vue ! ». Non, il observe, il est simplement présent et il suit l’élan qui surgit. La véritable observation ne requiert aucune pensée, même si elle peut en inspirer aux humains que nous sommes.
Prends pour autre exemple l’aptitude à observer d’un petit enfant d’un an et demi. Il en prend plein les yeux, les ouvre grands, et il n’émet pas de jugement sur ce qu’il regarde.
Rappelle-toi aussi : n’as-tu jamais été émerveillée par quelque spectacle ou de la musique ? L’émerveillement est un effet de l’observation. On ne peut être émerveillé sans observer. Si tu dégustes véritablement un mets, c’est que tu observes, c’est que tu es présente. Il est vrai qu’en général, on mange en pensant à autre chose, en pensant.
A. – Je viens d’essayer de sentir ma honte, mais je me dis immédiatement : « Chic, je vais pouvoir vite m’en débarrasser ! ».
Là encore, si tu vois cela en toute conscience, si tu te vois émettre une considération, tu es dans l’observation et c’est magnifique. Ce que tu observes, ce que tu vois n’est pas si important ; seule l’observation consciente fait une différence. Dans l’observation, rien n’est figé. Les fonctionnements et les ressentis se succèdent. Précisons ou répétons tout de même que vouloir se débarrasser d’une chose, ce n’est pas l’observer ; c’est en fait la subir, l’éprouver, donc y réagir. Ce n’est pas la reconnaître et y faire face. C’est l’abandon de sa responsabilité, donc de son pouvoir. Quand tu verras que ce vouloir t’habite depuis « toujours » et qu’il ne t’a jamais aidé en rien, tu auras vite fait de le relâcher. Ce sera comme une auto-invitation et donc bien mieux qu’un conseil à suivre.
Pour être véritablement émerveillée, il te faut observer la chose sans la moindre idée de l’accaparer. Avec cette idée, l’émerveillement ne serait plus que de l’envie ou du désir.
L’observation vraie d’une chose douloureuse exclut de même l’idée de s’en débarrasser puisque cette observation est accueil. Le ressenti douloureux accueilli, observé n’émerveille pas nécessairement, mais il offre lui-même une expérience heureuse : un effet libérateur.
L’observation pure est indépendante du désir et du rejet (vouloir et refuser) car le désir et le rejet requièrent des considérations mentales.
N’entends pas ici que je dis qu’il est mal de penser, qu’il ne faut pas penser (envier, désirer…). Perçois que je tente d’expliquer la différence entre observer et penser. Observer revient à être réceptif et penser à être émetteur. C’est précisément parce que l’observation est réceptive qu’elle nous donne accès à des idées neuves, des élans, des intuitions et inspirations. Quant à notre aptitude « émettrice », par nos pensées compulsives et inappropriées, ce que nous générons pour nous-même et le monde est de la souffrance insoupçonnée mais inévitablement éprouvée.
A. – Eh bien, je peux dire maintenant que je n’observe jamais quand je crois le faire, quand je veux le faire : je n’arrête pas de penser !
Excellent ! Permets-moi de te féliciter pour cette superbe observation que tu viens de faire ! Quand tu veux être présente, retrouver la présence, la conscience, un exercice magnifique que nous suggère Eckhart Tolle consiste à nous regarder penser. Il ajoute même : « Soyez vigilants au point de voir arriver la pensée suivante ». Ensuite, en observant un ressenti, sois consciente quand tu te mets à en penser quelque chose et à adopter n’importe quel positionnement (attendre, rechercher quelque chose, vouloir comprendre ou se débarrasser d’une chose…). Observe tout ce qui n’est pas observation.
Lors de notre échange téléphonique, mon amie a de plus évoqué l’actualité qui révèle l’inconscience ou même la folie humaine (enfants kidnappés, maltraités ou assassinés, salariés qui se suicident, les aberrations autour de la grippe A…).
Oui, lui dis-je, le risque est grand de céder à la peur, à la panique. Il serait difficile d’être indifférent à ce qui se passe dans le monde car nous sommes tous reliés, à un point que nous n’imaginons même pas. Ce que « nous » faisons subir à autrui, nous nous l’infligeons d’une manière ou d’une autre. En nous traitant nous-même durement, injustement, c’est aussi le monde que nous affectons. Donc, retenez surtout que notre bienveillance et nos bonnes intentions à l’égard d’autrui et de nous-même nous touchent nous-même au premier chef.
Quant à la folie humaine et aux aberrations du monde souvent tragiques et invraisemblables, nous pouvons nous croire justifiés d’y résister, de ne pas les accepter, mais, je le répète, en quoi la réaction émotionnelle est-elle une aide ? Là encore, il importe de ne pas confondre « accepter une chose » avec « ne pas agir » (dès lors qu’une action est possible).
Il y a surtout que rien n’arrive par hasard, qu’une intelligence se cache en toute chose, qu’il s’agisse du plan individuel ou collectif. La folie vue, subie dans le monde, aux effets éprouvés, reflète des peurs largement partagées. Si nous voulons aider le monde et nous-même, observons aussi ces peurs.
Et pour relâcher l’investissement mental, lorsqu’on tente de gérer une circonstance plus folle, il est parfois utile et très efficace d’accepter de ne pas comprendre, ni savoir que faire. Admettre le « je ne sais pas » apaise et c’est une façon d’être dans l’observation.
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