« C’est trop mental ! » (n° 175)
D’emblée, évoquons cette petite exclamation que l’on entend parfois dans les milieux dits spirituels : « C’est trop mental ! » Bien sûr, le mental règne en maître, partout, mais le déplorer, c’est tout bonnement déplorer le conditionnement humain alors que… nous sommes TOUS conditionnés ! Déplorer une chose, c’est la juger et juger, ce n’est pas aimer. « Soit on juge, soit on aime », nous dit Honoré de Balzac. Et rappelons aussi que la déploration et le jugement parlent d’abord de projection. Ainsi, nous allons comme d’habitude vérifier ce qui se passe… en nous-mêmes !
Quoi que nous vivions et surtout déplorions, dans notre vie personnelle ou sur un plan collectif, c’est toujours une occasion de réactualiser un vieux malaise, toujours le même. Certes, ce n’est ordinairement pas ainsi que nous l’envisageons, mais il ne nous manquerait pas grand-chose pour le reconnaître, pour nous en rendre compte. Par habitude, quand nous nous sentons mal, malheureux, contrariés, nous « avons une raison », nous pourrions « donner la raison », nous « connaissons la raison »… De la sorte, nous restons avec une grande illusion : « Si je n’avais pas à vivre cette situation éprouvante, cette relation chaotique, cet ennui de santé…, tout irait bien dans ma vie ! » Même si nous ne le formulons pas de façon aussi catégorique, c’est bien ainsi que nous restons positionnés à un certain niveau. Vérifiez-le, pour vous !
D’ailleurs, nous avons d’autant plus de mal à reconnaître que nous ne sommes pas du tout contrariés pour les raisons auxquelles nous croyons (que les épreuves qui se présentent ne sont en rien en cause), qu’il peut même nous arriver d’être « bien contents » de dénoncer un événement ou un autre, une circonstance ou une autre. Parfois, nous nous démenons tellement pour le faire que cela en devient suspect, très suspect ! Ce que nous pouvons incriminer nous sert, fait notre affaire, et que l’on ne vienne pas alors nous dire que ce que nous dénonçons ne serait pas la cause de notre drame ! En fait, un gros morceau de notre déploration affichée n’a pas d’autre but que de nous maintenir à bonne distance de notre profonde honte ou de notre sentiment irrationnel de culpabilité.
Ce dernier paragraphe pourrait bien contenir une clé, pour certains d’entre nous, et insistons donc un peu ! Quand Un cours en miracles nous dit qu’en effet, « nous ne sommes pas contrariés pour les raisons auxquelles nous pensons », Il parle avant tout des contrariétés qui nous tombent dessus, de celles où des apparences (mêmes parfois imaginaires) plaident en notre faveur. Dès lors, admettre que ces contrariétés ne causent pas nos réactions n’est pas aisé quand, par ailleurs, nous nous précipitons sur une « bonne grosse ficelle » pour nous justifier : « Qui veut noyer son chien dit qu’il a la rage ».
Et il y a encore, ce qui est sans doute moins de bon ton d’évoquer, un attrait pour le scandaleux, y compris si l’on n’est en rien concerné. On vivra avec bonne conscience la pire des réactions si cette dernière est prétendument au bénéfice d’un tiers. C’est là où nous allons trouver, le cas échéant, notre côté « fouille-merde ». Et disons-le, certains sont experts en la matière. C’est encore le syndrome de la sainte nitouche. Que ne ferait-on pas pour avoir une place, illusoire, pour occuper le terrain, pour tenter de se valoriser, de se faire aimer… ? Pour être dans la lumière, il y a mieux que de mettre de l’huile sur le feu !
Bref, quoi qu’il en soit, nous tenons à notre contrariété, à notre justification, à nos bonnes raisons, et « que personne ne nous en prive ! » Nous ignorons une chose essentielle, bien sûr : les contrariétés justificatives que nous dénonçons prolifèrent, pour nous ! Nous tenons à nos options réactionnelles (que nous ne nommons pas ainsi) et nous réagissons de plus belle contre leurs ramifications. En d’autres termes, nous défendons une cause, la renforçons, et nous rejetons ses effets.
Cela étant dit, personne ne devrait se sentir offensé ou rester mal à l’aise du fait de tout ce qui est mentionné ici, parce qu’en réalité, toute forme de souffrance émotionnelle, comme toute forme de réaction, représente sans le dire une accusation. Ou bien nous nous accusons nous-mêmes, ou bien nous accusons le monde, quelqu’un dans le monde, la vie ou même Dieu. En souffrant ostensiblement, c’est toujours un peu comme si l’on disait : « Tu vois ce qu’il (elle) m’a fait, ce qu’ils m’ont fait, ce que tu m’as fait ? Je souffre, je suis malheureux à cause de… » On a besoin d’être contrarié pour pouvoir se plaindre, pour pouvoir s’indigner, pour pouvoir ruminer et donc accuser… Toute contrariété, toute forme d’adversité est utilisée d’une façon très suspecte que nous résistons beaucoup et longtemps à remettre en question.
Or, quoi qu’il en soit, déplorer une chose, lui imputer notre « souffrance » émotionnelle et même simplement souffrir, c’est d’abord et avant tout… penser, autrement dit « être mental ». Essayez donc, sans penser, d’être préoccupé, de vous tracasser, de vous faire du souci, de vous en faire, de vous ronger les sangs… ! Toujours sans penser, essayez encore d’être dans le doute, l’indignation, le désespoir, avec le sentiment d’injustice, avec la comparaison, tant de postures mentales qui nous laissent ou finissent par nous laisser mal ! Et pour accuser autrui ou s’accuser soi-même, il faut… penser.
L’outil principal ou peut-être même unique du mal de vivre maintenu est le penser. Pouvez-vous voir cela ? Pouvez-vous voir au moins son implication quand vous vous sentez plus ou moins mal ? Pouvez-vous simplement voir que, pour vous inquiéter, il faut que vous pensiez ? Eh bien, chose intéressante, si vous le voyez effectivement, vous faites appel à quelque chose qui n’est plus le penser ! Vous avez utilisé le « regarder », le « regard intérieur », l’observation… En général, on pense bien trop, on est bien trop prioritairement avec le penser, pour reconnaître la possibilité du basculement du penser à l’observation : penser, observer ; penser, observer ; penser, observer…
Un petit exercice : prenez le premier objet à votre disposition et décidez de lui accorder (exceptionnellement) toute votre attention. Et pour vous assurer de le faire, relevez deux ou trois détails que vous n’aviez pas encore vraiment remarqués (une couleur, une forme, un relief, une texture, n’importe quoi). Vous pouvez procéder ainsi avec deux ou trois objets différents. Si vous vous prêtez à l’exercice, vous pourrez alors noter que, pendant au moins quelques secondes, vous avez été plus dans l’observation que dans les pensées, qu’avec le penser. Et remarquez bien, justement, que vous êtes tout à fait capable d’être dans l’observation !
Plus nous « préférons » l’observation au penser, en fait plus nous sommes en mesure d’être dans l’observation plutôt qu’en train de penser, plus nous sommes inspirés, plus nous sommes créatifs, plus nous avons accès à nos élans véritables, à nos facultés intrinsèques, à tout notre potentiel (bien réel), plus nous nous libérons, plus nous nous épanouissons… Ce n’est pas rien, ce n’est pas banal ! Cela, pendant un bref moment, nous pouvons le voir, sans rien en penser, ou bien en faire encore l’objet de… mille pensées !
Il est plus que probable que, si vous êtes intéressé à la lecture de ce texte – vous l’êtes puisque vous le lisez -, vous connaissiez bien la différence entre penser et observer. Sans doute êtes-vous même bien des fois dans l’observation de façon délibérée. Or, la plupart des gens, même s’ils goûtent en moult circonstances à l’observation, ne seraient pas à même de saisir d’emblée ce dont nous parlons. L’être humain a fait du penser une priorité, jusqu’à s’y identifier, jusqu’à se prendre pour le penser ou le penseur. Qui donc se prend pour « l’observer », pour l’observateur ? On est plus que l’observateur, mais on est d’abord plus l’observateur que le penseur.
En essence, autrement dit « en réalité », ce que nous sommes renvoie à la présence, à la conscience pure, à la conscience sans contenu, à bien d’autres choses comme la paix et l’amour, mais il semble assez évident que l’observation implique directement – au premier plan – la présence, la conscience et si l’on s’y arrête davantage, on peut se rendre compte que l’observation (véritable) est aussi paisible et aimante, mais laissons cet aspect de côté pour l’heure.
Et n’est-il pas aussi évident que le penser ordinaire, non seulement ne met pas en scène la présence, la conscience, mais qu’il les voile ou qu’il les laisse à l’arrière-plan. De surcroît, à l’inverse de l’observation, le penser est très changeant, parfois très agité, et c’est pourtant ce pour quoi nous nous prenons, ce à quoi nous nous identifions, en général de façon principale, voire exclusive. Nous nous prenons pour quelque chose d’instable, de changeant, juste pour combler ou éviter une impression passagère. Par ailleurs, inutile de relever davantage que ce penser ordinaire, intempestif, n’évoque pas souvent la paix ni l’amour !
Et pourtant, qu’en est-il de ce qui, parfois au réveil, vit des instants d’émerveillement ou de plein épanouissement, juste avant que le penser refasse surface ? Qu’en est-il de ces instants où l’on se retrouve sans voix, sans mots, autrement dit sans le penser, alors que l’on admire un coucher de soleil, un paysage découvert par surprise, que l’on se laisse bercer par une musique, envahir par un parfum, toucher par un sourire ou même une caresse ?
Il s’agit de ces instants où nous sommes pleinement présents, pleinement conscients, pleinement ce que nous sommes, dégagés du penser, donc du passé, de ce qui n’existe pas en définitive. Nous avons besoin, non pas de nous prendre pour cela, mais de cesser de rester positionnés comme si nous étions tout ce que suggère le penser, lequel est forcément fragile, fluctuant, le messager de la peur, de la honte, de la culpabilité, du ressentiment, de tout un vieux conditionnement…
Nous pensons toujours beaucoup trop quand « penser » ne s’impose aucunement et que les pensées sont alors négatives (nostalgiques, hostiles, auto-accusatrices, critiques, comparatives, inutilement anticipatoires, etc.). Or, il y a « penser », mais il y a aussi « observer », comme nous venons de le voir, et ces deux positionnements si différents ne retiennent pas l’attention, parce que le penser est si envahissant qu’il semble longtemps difficile de reconnaître ou d’envisager une autre option, celle de la simple observation, celle de la pure présence à ce qui est, à l’extérieur aussi bien qu’en soi-même.
Le penser ordinaire et illusoire est permis par le mental. En maintes circonstances, le mental est un « outil » magnifique, ne serait-ce qu’en faveur de l’apprentissage et de la créativité, mais que peut impliquer le fait d’être mental ou trop mental ? « C’est trop mental », dit-on parfois, ce que j’ai relevé en introduction. Qu’est-ce que cela veut dire ou comment cela pourrait-il être le cas ? On est mental, trop mental, reste mental, dans la tête, on pense en vain quand :
• On juge autrui, se juge soi-même ; on accuse autrui ou s’accuse soi-même ;
• On recherche des fautifs, des coupables, dénonce le monde ;
• On déplore l’injustice, l’indignité, la malchance, la malédiction ;
• Ses propos sont essentiellement des jugements, des opinions ;
• On est porté à faire des comparaisons (se comparer, comparer les autres) ;
• On veut convaincre, imposer ses points de vue ;
• On recherche, donne ou demande des preuves ;
• On donne bien trop d’explications, d’autant plus si ce sont des justifications ;
• On maintient son attention sur le paraître, les apparences, la forme ;
• Ses propos sont animés par de la réaction (résignation, soumission, injustice, indignation, rumination…) ;
• On se sent plus ou moins mal si autrui n’adhère pas à ce qu’on pense soi-même ;
• On ne peut pas écouter un interlocuteur, prompt à commenter ou à poursuivre le discours auquel on tient (ça carbure dans la tête) ;
• On fait systématiquement suivre de « oui mais » les réponses données à nos questions ;
• On alimente des « si j’avais su » et des « si seulement » ;
• On ne peut pas répondre oui, non ou « je ne sais pas » quand l’une de ces trois réponses est pourtant évidente ;
• On met en avant des données dont on n’a pas soi-même l’expérience (que ces données soient pertinentes ou non) ;
• On cultive des doutes, du regret, du remords ;
• On évalue une circonstance ou même une considération spirituelle ;
• On pense et pense encore, on parle et parle encore, plutôt que de passer à l’action, plutôt que de faire son expérience.
Cette liste n’est évidemment pas exhaustive, mais elle peut nous permettre de vérifier ce qu’est pour nous « être trop mental », quand ou comment cela nous arrive. Cela nous arrive à tous ! Or, chose magnifique, l’instant précieux où nous le percevons est précisément un instant d’observation, un instant où nous ne sommes plus « dans la tête » ! En référence à l’exercice proposé plus haut, nous pouvons faire de notre tendance au penser ordinaire un objet d’observation. Celui-là est toujours et partout à notre portée. Autrement dit, « engagez-vous » pendant les prochaines heures, les prochains jours à observer vos pensées, sans rien en penser. Vous continuez de penser, mais vous y ajoutez l’observation et non pas un surplus de penser.
De la perspective de la libération, il est absolument essentiel de bien connaître la différence entre le penser et l’observation et nous devons, dans ce sens, discerner aussi un piège possible, une limitation fréquente. En fait, le penser est si habituel, l’observation délibérée si inhabituelle, que le penser a encore le dessus alors que l’on peut se croire dans l’observation pure. Par exemple, je me suis déjà entendu dire : « Ce n’est pas un jugement, ni une accusation, ce n’est pas ce que je pense, c’est ce que je sens ».
Cette affirmation est probablement et contextuellement fausse la plupart du temps. Si je dis, par exemple, que « je sens que je vais encore me faire avoir, que l’on va se moquer de moi, que telle personne est … (complétez avec votre « accusation ») ou que les choses vont mal tourner », je projette d’abord ma blessure, ma peur, mes croyances, et le penser y tient donc une part primordiale. Une « impression intuitive » ne fait pas l’objet de considérations rebattues, défendues, analytiques ou interrogatives.
Mais soit, admettons, ce que tu sens est juste, peut-être même inspiré, mais vois que tu en fais quelque chose, que tu en PENSES quelque chose, que tu restes simultanément dans le penser (à un degré plus ou moins marqué). Toute chose peut être observée purement et simplement ou être soumise au penser et peu importe que cette chose soit un stylo sur votre table, un événement, une personne ou une impression, une intuition, une douleur, une réaction… Et cette chose peut encore être même une prise de conscience !
Admettons justement que vous fassiez une prise de conscience. Si c’en est une, en effet, elle contient forcément un aspect libérateur ou édifiant, et un arrêt peut se produire alors, un arrêt du mental, là où il y a parfois une sorte d’émerveillement. Celui-ci est de la même nature que l’émerveillement occasionné par la découverte d’un paysage mirifique. Le penser n’est plus. Or, telle n’est pas notre expérience quand nous restons la proie du penser « malin ». Ce à quoi nous restons identifiés est prompt à mettre partout son grain de sel, qu’importe que cela soit de façon apparemment positive ! Tout comme la projection, le « penser positif » est utilisé pour éviter encore un ressenti douloureux et donc l’observation de celui-ci.
L’auteur de ce texte est tout autant concerné que vous par les compréhensions qu’il partage et je vous invite à dépasser tout malaise éventuel. Il s’agit surtout de ne pas vous priver des conclusions heureuses que le texte permet aussi :
• Sachant ou me rappelant que j’ai « juste » à me libérer du vieux douloureux en moi et/ou de vieilles mémoires, je me sens déchargé d’autres vieilles impressions, effectivement pesantes.
• Tout nouveau problème qui se présente, ordinairement utilisé pour la réaction, est surtout une invitation libératrice. C’est bon à savoir !
• J’ai vérifié mille fois qu’aucune réaction ne précédait un seul instant de joie (si ce n’est son abandon).
• J’ai pu croiser mille fois la résistance au « meilleur », le refus de la guérison… Ah, mais c’est donc qu’elle est possible, qu’elle est accessible !
• Dès que je retrouve l’observation ou la pleine conscience, je me sens assez vite « divinement bien ». Ça ne coûte pas cher !
• Je m’accorde d’en être là où j’en suis, me sachant paix et amour quoi qu’il en soit, et cela seul est bon !
• Me rappelant que je ne suis pas contrarié ou malheureux pour ce que je crois, sans y résister, je perçois au moins une diminution de la réaction et de la souffrance.
• Je me libère d’autant mieux de ce qui me fait réagir en cessant de prétendre savoir ce que c’est, puis davantage en le reconnaissant.
• Quand je me vois dans le jugement sans me juger, j’aime à nouveau.
• Je fais toujours de mon mieux et tout autre fait de même toujours de son mieux. Je n’ai plus la moindre critique à soutenir !
• La vraie cause de mon mal de vivre ne peut être imputée à rien d’extérieur à moi et, de surcroît, elle est basée sur du faux, sur un fourvoiement intérieur, originel ;
• Penser, c’est « donner », émettre, en fait « balancer », et observer, c’est voir, recevoir, les contenus n’étant pas de même nature !
« Ne cherche l’irréalité que dans les ressentis pénibles, c’est uniquement là où elle réside. Elle n’est ni dans l’espace ni dans le temps. » (Riad Zein)
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