202 – L’abominable jamais considéré
Avec cette nouvelle chronique, je vous propose de regarder en face votre réalité réprimée ou, oserais-je dire, je vous exhorte à vous y prêter de bonne grâce. Vous allez découvrir la réalité dont il est question, mais tout de suite, voyez si vous pouvez vous disposer à suivre une invitation censée vous permettre une libération, sinon de vous en rapprocher comme jamais. Il s’agit de la possibilité de considérer différemment notre vécu réel, d’amener notre attention là où, avec « grand soin », elle reste souvent exclue, découragée, empêchée, interdite… Ainsi, vous sentez-vous prêt à envisager une exploration probablement inhabituelle pour vous ? Nous vivons de vrais changements quand nous changeons d’état d’esprit et une nouvelle disposition peut constituer un premier changement suffisant.
Animé ou enthousiasmé par les grosses libérations auxquelles il a contribué tous ces derniers mois, votre serviteur se dispose lui-même comme jamais à « ne plus vous ménager », dès lors que cela reviendrait à ne pas vous aider… J’aurais pu m’en douter, mon vieux souci (irrationnel) de ne surtout pas poser problème pouvait encore « retenir » certains de mes élans à la fois hardis et tout à fait cordiaux, bienveillants. Bien sûr, de façon subtile et heureusement limitée, j’ai pu parfois éviter de heurter les consciences, la bien-pensance, ne pas trop remettre en question le discours ou les approches conformistes. Ne vous laissez donc pas impressionner par le ton plus osé en apparence et comprenez l’aspect « délicat » des propositions plus inhabituelles. Et entrons dans le vif du sujet !
Alors que vous êtes confronté à diverses épreuves ou contrariétés, et indépendamment de leur cause apparente, l’intensité de votre mal-être, de votre souffrance se fait l’écho de l’intensité des vraies douleurs que vous avez régulièrement éprouvée dès le début de votre existence. Vous avez oublié ces douleurs, vous les avez refoulées, vous les avez anesthésiées, et quand vous les savez ou les soupçonnez, vous les minimisez. Autrement dit, vous ignorez à quel point vous avez eu mal et que ce que vous déplorez ne sont rien d’autre que les effets du douloureux accumulé en vous. Et finalement, vous ignorez encore, toujours à votre détriment, que le plein accueil de ce douloureux signera la fin du plus gros de votre mal de vivre. Notre conditionnement toujours limitant est constitué de nos vieilles douleurs refoulées.
Des enfants qui grandissent auprès de parents suffisamment paisibles et dans l’amour, ça existe, mais quoi que vous puissiez vous raconter de bonne foi, vous laisser croire, vous n’êtes pas réellement du nombre si vous avez à composer avec un mal-être plus ou moins chronique, avec des conditions de vie plus ou moins éprouvantes. D’abord et surtout en tant qu’enfant, l’être humain n’a besoin de personne pour minimiser et parfois nier complètement son vécu douloureux auprès de ses parents, parce que la chose est pour lui tout bonnement inconcevable : nous ne pouvons pas envisager la « toxicité » de nos parents, parce que nous n’en avons pas connus d’autres et que nous ne pourrons surtout pas en avoir d’autres. Et il est vrai que la morale ou les religions sont elles-mêmes très dissuasives.
D’ailleurs, une fois sortis de l’enfance et de l’adolescence, il ne se trouve pas grand monde sur notre chemin pour nous aider à nous confronter au douloureux en nous dès lors qu’il risque d’impliquer père et mère. Pire encore, nous serons en effet découragés parfois à regarder de ce côté-là, y compris par ceux que nous payons pour nous aider. Même s’il n’est pas directement formulé, le souci majeur reste de ne jamais incriminer papa et maman à l’endroit des vraies vieilles douleurs. Et cette réalité est à connaître, à reconnaître, non pas à dénoncer, car comme toute autre, elle fait partie de ce qu’il nous est donné de vivre et de dépasser.
Admettons, ayant limité ma propre exploration émotionnelle, que je sois en train de vous aider, alors que vous n’êtes plus qu’avec du douloureux indéfini, inexprimable, ravageur : « Si mon invitation à l’accueil du douloureux réel risque d’impliquer tes parents, je vais devoir impliquer les miens pour moi-même, et qu’en est-il si je suis parent moi aussi ? Oh là là ! Par déni, ignorance et même par égoïsme, je ne te permets donc pas de te libérer. Et pour ces mêmes raisons, tu ne te le permets pas davantage. » On peut voir ici qu’il s’agit seulement de fuir son sentiment irrationnel de culpabilité.
Dans son ensemble, l’humanité fonctionne à partir de l’impression de séparation, du sentiment irrationnel de culpabilité, de la projection, de la réaction et donc de la malveillance… Dès lors, autant le savoir, nous avons à composer avec la folie et la cruauté. En effet, quand nous sommes dans la réaction, nous devenons plus ou moins malveillants, que ce soit envers autrui ou envers nous-mêmes. Et de toutes façons, la réaction et la malveillance finissent toujours par affecter leur auteur.
Des bébés et des enfants traités mal ont ou auraient absolument besoin de soutien, quoi que l’on pense de leurs parents. Il en est ainsi, que l’on accuse, condamne ou même comprenne ces parents-là. Et c’est ce qui n’est pas admis, voire qui laisse indifférent. En consultation, quand vous êtes face à moi, je vois le bébé et l’enfant qui a eu mal et mon attention n’est pas sur « l’infligeur ». À ce moment-là, la culpabilité éventuelle d’un parent du passé m’est complètement égale ! En tant qu’intervenant extérieur, il est plutôt suspect ou étrange de privilégier la protection d’un parent alors que l’on a face à soi un enfant ou un ex-enfant en peine. C’est une posture, non pas seulement irresponsable, mais cruelle, barbare, abominable, aussi explicable (compréhensible) qu’elle puisse être par ailleurs.
D’aucuns minimisent donc ce phénomène, précisément pour continuer d’écarter l’importance ou l’implication des parents, comme s’il était suffisant de traiter les cas extrêmes et difficilement contestables. D’ailleurs, j’ai connu de ces cas (y compris pour moi-même) qui n’ont ému personne. Et, en général, quand les cas extrêmes sont réellement pris en considération, c’est davantage pour mener la vie dure aux « coupables », mais la douleur de l’enfant n’est toujours pas entendue. Venant d’apprendre que son frère maltraitait ses enfants, un client est allé délibérément lui « casser la gueule », sans considérer un instant les conséquences aggravantes que son intervention risquait fort de produire sur les enfants eux-mêmes.
On aide un enfant ou un ex-enfant, non pas en l’incitant à accuser ses parents, ce qui n’est rien d’autre qu’un rajout douloureux, mais à reconnaître ce qu’il a enduré et surtout la douleur atroce qui en est résultée. Signaler un mauvais traitement est une chose, indispensable dans de nombreux cas, et reconnaître enfin un mauvais traitement ou un traitement douloureux en est une autre, essentielle. Assurez-vous de percevoir la différence ! Ici, il m’importe, non pas d’accuser un parent, par exemple, mais de prendre grand soin des effets de sa « conduite » sur « l’enfant » qui se trouve devant moi.
Admettons que vous soyez amené à porter secours à un enfant gravement blessé de votre voisinage, ce secours est-il votre préoccupation majeure ou voulez-vous d’abord ou seulement trouver le coupable ? Les enfants blessés ont besoin de grands soins, que leurs blessures soient physiques ou celles du cœur. Ils ont besoin de l’attention qui est souvent réservée à leurs « bourreaux », que ce soit pour blâmer ces derniers ou pour les protéger. D’ailleurs, ceux qui sont rapides à accuser et à condamner des parents ou d’autres abuseurs d’enfants – à tort ou à raison – ne sont pas forcément ceux qui témoignent d’une attention réelle pour les enfants. En fait, on ne peut pas avoir simultanément le goût d’accuser, de dénoncer, et celui d’aider, de manifester sa compassion. C’est toujours l’un ou l’autre.
Un enfant en pleurs est arrivé chez moi en m’expliquant assez vite que sa mère l’avait menacé de dire le soir à son père la « bêtise » qu’il avait faite et que son père le corrigerait sévèrement. Ses parents étaient de mes amis, la « bêtise » incriminée d’une banalité qui méritait à peine d’être relevée et le père incapable de sévérité infondée. Le plein accueil de son chagrin suffit à apaiser l’enfant, même si une dédramatisation fut aussi bienvenue. Au moment de l’épisode, l’enfant a eu toute mon attention, de l’attention juste pour lui, juste pour son chagrin. J’aurais pu ultérieurement penser à sa mère, mais le besoin ne s’est même pas fait éprouver en l’occurrence.
Menacer un enfant n’est pas anodin et l’on doit d’ailleurs le savoir si l’on use de menaces, mais on peut ne pas savoir que l’effet de la menace risque d’être terrifiant, démesuré au regard du reproche justifié ou non en apparence. L’enfant que vous avez été a pu lui aussi essuyer des menaces et, quoi qu’il en soit, cet enfant a pu être torturé d’une manière ou d’une autre.
Je ne suis pas issu d’une famille maltraitante, mais quand l’enfant apeuré que j’étais fut à deux reprises laissé négligemment à l’hôpital (en auscultation ophtalmique), pendant trois ans auprès d’une institutrice qui lui a fait vivre un enfer quotidien, puis placé en pension sans ménagement, c’est bien des supplices, de la torture qu’il a endurés. Il y a forcément quelqu’un qui l’a causé, permis ou laissé faire. Nier cela signifiait nier la douleur associée. Si, malgré les évidences qui disent le contraire, on ne vous a rien fait, alors « vous n’avez pas eu mal » ! Juste avec bienveillance pour tout enfant déchiré, reconnaissez l’aberration cruelle d’un tel positionnement.
En situation qui s’y prête, je sais arrêter un malfaisant (sinon essayer), n’étant plus limité par l’intimidation, mais face à un enfant ou un ex-enfant en souffrance, seule sa vraie douleur retient mon attention et il ne saurait alors être question de protéger une morale, une position pseudo spirituelle, les parents fort maladroits que nous pouvons être ou avoir eus. Quitte à me répéter, je sais l’importance d’insister sur ce point : libérer la douleur infantile, c’est faire ce qu’il convient pour être avec (on va le voir) et non pas éviter la responsabilité parentale, ni accuser les parents pour les accuser, même si, à cause du déni, il faut un temps mettre le paquet ! On n’accueille pas un ex-enfant de la même façon qu’un petit enfant, l’ex-enfant devant parfois être réveillé, donc secoué !
Quand il est question de ce que vous avez vécu en tant qu’enfant, comprenez-le bien, c’est un enfant de quelques jours, de quelques semaines, de quelques mois, de quelques années qui a dû faire avec, qui a enduré ce que vous ne laisseriez peut-être pas faire subir à n’importe quel enfant de votre entourage, que vous soyez ou non proche de cet enfant. En fonction de ses moyens, aucune personne saine d’esprit ne laisserait quiconque faire du mal à un enfant d’une manière manifeste, incontestable. Ainsi, permettez que je m’occupe ici de ces enfants que nous avons été. Tout enfant doit absolument être, non seulement respecté, mais surtout aimé, réellement aimé, manifestement aimé… Êtes-vous sûr d’avoir été cet enfant-là ? Puisque vous me lisez, j’en doute ! Or, si vous l’avez été, je m’en réjouis.
• Si, au début de votre vie, vous avez vécu de l’abandon, expérience en soi effroyable, comment se sont comportés avec vous ceux qui vous avaient en charge ? D’autres négligences ont pu être le couteau remué dans la plaie.
• Si, au début de votre vie, vous avez vécu de la dévalorisation, expérience en soi dévastatrice, qui a réellement valorisé l’être que vous étiez, que vous demeurez ? Des humiliations successives ont pu être le couteau remué dans la plaie.
• Si, au début de votre vie, vous avez vécu de la maltraitance, expérience en soi cruelle, de qui vous sont venus les câlins indispensables à l’équilibre de tout enfant ? Des coups sous toutes les formes ont pu être le couteau remué dans la plaie.
• Si, au début de votre vie, vous avez vécu du rejet, expérience en soi ravageuse, qui, tout à votre écoute, a quotidiennement accueilli dans ses bras enveloppants l’enfant que vous étiez ? Des mots assassins ont pu être le couteau remué dans la plaie.
• Si, au début de votre vie, vous avez vécu de la trahison, expérience en soi extrêmement inhibitrice, qui vous a fait de la place et témoigné de votre importance ? Tous les regards qui vous ont évité ont pu être le couteau remué dans la plaie.
• Si, au début de votre vie, vous avez vécu de l’abandon, de la dévalorisation, de la maltraitance, du rejet ou de la trahison, il est un moment où il vous faut admettre que ceux qui ont « tenu le couteau » n’étaient pas alors ces bonnes personnes auxquelles vous avez pu outrageusement rendre grâce, ni même juste des personnes peu aimantes. Non, elles ont été odieuses et vous devez l’admettre, non pas pour les accuser perversement, mais pour vous permettre de reconnaître l’horreur que vous avez endurée et qu’il vous reste encore à pleurer. Le déni est de ce qui pérennise les pires drames humains.
Nous sommes responsables de ce qui arrive à nos enfants, quand nous en avons, tout comme nous sommes responsables de ce qui arrive dans notre famille, parce que ce sont nos enfants, parce que c’est notre famille, parce que nous partageons les mêmes mémoires. D’ailleurs, nous sommes responsables de ce qui arrive dans le monde, parce que nous partageons tous la même impression (délirante) de séparation. Ainsi, envisageons notre responsabilité, non pas via la culpabilité, mais avec compassion, bienveillance et même humilité.
Or, si vous restez en réaction contre vos parents, jusqu’à revendiquer parfois du ressentiment, vous restez loin de la vraie douleur qui fut la vôtre, n’ayant donc pas encore pu la libérer.Toutefois, le plus souvent, nous nous rappelons seulement les bons côtés de nos parents ou nous proclamons parfois les avoir pardonnés. Dans de nombreux cas, nous avons fait pire que les déculpabiliser, que ne surtout pas vouloir les accuser : nous les avons tout bonnement déresponsabilisés, purement et simplement. Ne pas être dans l’accusation est heureux, mais prôner une déresponsabilisation inopportune est malencontreux.
Pour vivre et dépasser ce que nous avions à vivre, nous sommes nés au bon endroit, au bon moment, dans la bonne famille. Il ne pouvait en être autrement. Le « nous » comprend aussi nos enfants. Laissez de côté les deux prochains paragraphes si vous ne pouvez pas envisager votre propre responsabilité, mais sachez alors que seul vous bride un sentiment irrationnel de culpabilité. Il vous faudra vous en libérer au plus vite car il vous empoisonne.
Quand toute l’attention peut être mise sur un gros trauma vécu par l’enfant, causé par un tiers (autres membres de la famille, voisins, instituteurs, adolescents – violences, accidents, abus sexuels…), on se garde bien de vérifier le lien entre l’épisode « traumatisant » et le contexte familial d’une teneur similaire, « préparative » (déresponsabilisation). À l’évidence, les traumas endurés en dehors de la famille doivent également être considérés, avec la plus grande attention, en comprenant toutefois qu’ils ne sont pas l’effet du hasard et qu’ils s’inscrivent dans un schéma familial facilement identifiable. Les « mauvais traitements » endurés par le bébé et l’enfant incluent une réalité trop souvent dédaignée ou minimisée : ses besoins essentiels sevrés (toucher, affection, attention, présence, écoute, soins divers…).
Même quand il est pris « grand soin » du corps de l’enfant, juste de son corps, l’enfant est malheureux, parce qu’il n’est pas d’abord un corps. Il est un être et c’est forcément l’Amour qui l’élève, qui l’éveille, qui l’épanouit… Et s’il n’est vécu que comme un corps, donc comme un objet plus ou moins beau, utile ou encombrant, d’autres s’en serviront aussi, y projetteront leurs perversions de tous ordres. On y trouvera les traumatismes qui défrayeront la chronique (sans garantie toutefois), et l’on se gardera bien de tenter de considérer la cause. On maintiendra ou renforcera la déresponsabilisation.
De façon devenue très naturelle, quand j’ai à l’esprit un malfaiteur, une personne objectivement malfaisante, j’ai de la compassion. Je vois en cette personne, non seulement l’enfant blessé qui se débat comme il le peut, mais encore l’être pur qu’elle demeure. Il s’agit d’une disposition qui s’est très tôt imposée à moi, même si j’ai bien entendu connu tout de même la réaction ! À vingt ans, j’ai spontanément eu à cœur de déculpabiliser (cordialement) l’ex-ado qui m’avait poché mon seul œil voyant, en me laissant alors aveugle.
Toutefois, quand j’ai face à moi un ex-enfant blessé, je vois POUR LUI et bientôt AVEC LUI, pour un bref moment nécessaire, les salauds qui l’ont déglingué, les fumiers qu’il a pris pour des saints, les malades qui ont tué sa candeur et sa spontanéité. Quand cet ex-enfant me suit, parvient à me suivre, tôt ou tard, il fond en larmes, des larmes libératrices, et il plonge comme jamais dans la paix et dans l’amour. Le gros de sa culpabilité et de son ressentiment éventuel disparaît. JAMAIS, la pleine conscience du douloureux en soi, suivi alors de sa libération, ne donne lieu à de la réaction. Du fait des aveux mêmes des personnes qui me consultent, l’effet guérisseur est aussi permis par le seul fait de s’entendre dire ce que l’on ne pouvait pas reconnaître soi-même.
Lors d’une séance, Julie que je connais depuis deux ans ne peut plus faire autrement que de commencer à me relater les maltraitances infligées par ses parents et principalement par sa mère. Jusque-là, quand elle évoquait sa mère, elle me la dépeignait comme une « sainte » et moi de m’entendre lui dire, de façon aussi ferme que tranquille : « Ma chérie, tu me parles d’un monstre, d’une salope ! Cette salope a bousillé un enfant et cet enfant, c’était toi. » Le besoin urgent, absolument nécessaire était, non pas de qualifier une mère malade, mais que l’ex-enfant réalise comme jamais ce qu’elle avait enduré et ait accès aux douleurs associées et contenues. Il lui fallut une sorte d’électrochoc. Elle finit par laisser couler généreusement des larmes bienfaisantes, libératrices (sans le moindre propos réactionnel).
Pour en avoir même été témoin, je savais l’horreur qu’une petite fille de onze ans endurait avec sa belle-mère, l’une de mes amies chères. L’enfant me manifestait suffisamment de confiance pour que je puisse lui tenir un discours similaire, bien sûr adapté à son jeune âge : « Ce que L. te fait vivre n’est absolument pas normal. Entends-le bien, ça n’est pas normal, c’est absolument abominable ! » Il fallait qu’elle cesse de se culpabiliser et d’être toute seule avec ce vécu ingérable. Et l’enfant de me dire, tombant dans mes bras : « Je suis contente que tu me dises ça, parce que quand j’en parle à Maman, elle me dit que j’exagère… » Et c’est bien plus tard que l’enfant réalisera que le comportement de sa belle-mère n’était (en l’occurrence) qu’un miroir grossissant de celui de sa propre mère.
Quelle chance pouvez-vous vous donner de reconnaître pleinement vos vieilles douleurs infantiles s’il reste a priori exclu d’impliquer ceux qui les ont causées ou permises ? Impliquer un parent ne signifie l’accuser que pour qui méconnaît l’empathie et la responsabilité. Quand j’ai pu considérer ce que ma mère a laissé faire à mon encontre, reconnaître qu’en l’espèce, elle ne manifestait pas la « bonne maman » que je croyais avoir, j’ai enfin eu accès, non pas à de la rage contre elle, mais notamment au profond désespoir qui fut le mien. Et il me fut bien plus facile, après ma décharge émotionnelle, de ressentir pour ma mère une vraie compréhension… Julie fit exactement la même expérience.
Ce que je vous fais partager ici, spirituellement incorrect aux yeux des « aveugles », est d’une spiritualité profonde, parce qu’il s’agit de dépasser un déni, un déni autodestructeur, le déni du douloureux abyssal qu’a laissé en nous le traitement enduré dès notre prime enfance. On pourrait expliquer la manière dont il reste notre responsabilité, mais l’assomption juste de notre responsabilité ne laisse aucune place au déni, sachant que ce déni-là a pour effet toute une existence relativement malheureuse.
Imaginez un enfant de six ans qui vient de perdre ses deux parents dans un accident de voiture. Il se sent terriblement malheureux et surtout effroyablement abandonné. Lui laisse-t-on le droit de se sentir abandonné, de pleurer l’abandon éprouvé ? Vous ne lui en laissez pas ce droit si vous vous empressez de lui expliquer que ses pauvres parents n’y peuvent rien. (Chaque chose en son temps !) J’ai vu des adultes pleurer enfin l’abandon qu’ils avaient éprouvé, encore enfants, au moment du décès de l’un de leurs parents.
Aucune explication n’a le pouvoir de dissiper une vraie douleur, laquelle doit seulement être « pleurée ». Une douleur non pleurée, non permise, non accompagnée, non consolée est refoulée, évitée de mille manières, notamment à travers la réaction et la compensation, mais elle ne disparaît pas. Aucune excuse extérieure ne doit vous priver de laisser être vos vieilles douleurs, à seule fin de les libérer, que les excuses soient vraies ou fausses.
Ici, conventionnellement, la douleur de notre enfant de six ans, par exemple, due à ce qui est arrivé à ses parents, serait acceptable, mais sa douleur abyssale d’un petit enfant laissé seul, donc abandonné, serait inadmissible. Quelle horreur ! Or, proportion gardée, cette même horreur nous l’avons tous vécue et non pas toujours avec des « pauvres parents innocents ». Et reste en vous la douleur cuisante de ce que vous avez enduré avec vos propres parents. « Protégeons-les, n’en parlons pas ! » Soit, mais vous finirez bien par découvrir que vous en crevez ! Cette histoire qui est bien la nôtre, dont nous sommes responsables, n’est pas fatale et nous pouvons dépasser le funeste déni qui l’emprisonne.
Comprenez que la pleine conscience de la vraie douleur qui résulte de ce que vous avez enduré avec père et mère ne peut en rien s’opposer à une disposition spirituelle sincère. Seule la réaction à ce que nous avons vécu est préjudiciable et « non spirituelle ». Si la condamnation est une réaction, par exemple, le déni en est une autre. La grande majorité des gens ne semble pas faire la différence entre la réaction, toute posture réactionnelle, et la vraie douleur profonde qui est en cause et qui n’est donc pas reconnue. C’est ne pas faire la différence entre la souffrance et la douleur.
Ici, je vous invite donc à honorer vos vraies douleurs, à renoncer à tous les prétextes utilisés pour n’en rien faire. Comprenez et pardonnez vos réactions, et reconnaissez et accueillez vos vraies douleurs, vos vieilles douleurs, y compris quand cela implique de reconnaître de même avec qui vous les avez endurées. Cependant, n’utilisez pas mon invitation, telle que je la présente, si en pleine conscience, vous en voulez à vos parents, vous les maudissez, les condamnez depuis toujours. Je vous comprends, je comprends votre réaction, mais non, je « ne vous donne pas raison » ! Je peux d’autant moins vous donner raison que je sais le mal que vous vous faites en maintenant et revendiquant votre positionnement réactionnel.
En faveur de votre libération, vous avez besoin de vous intéresser au Pardon, en commençant par vous pardonner votre difficulté à simplement l’envisager. Et vous découvrirez assez vite que c’est vous-même que vous avez ultimement à pardonner. Or, si c’est davantage le déni de votre réalité infantile infernale qui vous anime, ne vous précipitez pas sur le pardon, car vous n’avez jamais rien fait d’autre que demander pardon : depuis votre très jeune âge, vous avez demandé pardon d’exister, pardon d’aimer et d’aspirer à vous sentir aimé. Vous l’avez fait en vous évertuant à être gentil, raisonnable, sans besoins, faisant donc du démenti, niant même les « coups » reçus, l’abominable vécu. Et vous aussi, vous allez devoir vous pardonner à vous-même, pardonner votre déni, votre aveuglement… Tous ces positionnements-là n’ont rien à envier à aucun autre.
Les réactions et autres positionnements psychiques restent l’un des moyens utilisés pour ne toujours pas s’arrêter sur le douloureux en soi. À ce jour, j’y reviens, je n’ai rencontré personne qui, conscientisant et accueillant pleinement une douleur réprimée, soit passé par de la réaction. En fait, la chose est impossible ! Il pourrait être assez facile d’admettre que l’on ne va pas à la fois faire une prise de conscience libératrice et sombrer dans la réaction. Si telle devait pourtant être votre expérience, envisagez généreusement que votre « prise de conscience » n’en soit pas en réalité, sinon qu’elle reste incomplète. Une prise de conscience est toujours heureuse, empreinte d’amour et de lumière, et c’est pourquoi elle est aussi libératrice. Elle est permise par la grâce, non pas par du calcul, par du ressentiment, par un esprit de vengeance…
En effet, l’accès à ses vraies douleurs, avec leur plein accueil, donne toujours lieu à une grosse libération et jamais à de la réaction, à du ressentiment. L’accès à ses douleurs n’est précisément permis qu’avec le dépassement de toutes réactions, parmi lesquelles la résignation et surtout le déni trouvent une bonne place. Et la résistance maintenue (parfois encouragée) à la façon dont vous vous êtes réellement senti traité par vos parents présente un autre obstacle très invalidant. Nous nous traitons nous-mêmes comme nous nous sommes sentis traités : l’abandonné se néglige, s’oublie lui-même ; le dévalorisé se critique, se rabaisse lui-même ; le maltraité s’accable, se malmène lui-même ; le rejeté se blesse, s’ignore lui-même ; le trahi se retient, se prive lui-même…
Ne pas pouvoir reconnaître la façon dont nous nous sommes sentis traités, ni donc l’effet douloureux produit sur nous, aboutit encore à une position autodévastatrice. Puisque nous est refusée l’implication ponctuelle du mal enduré, lequel a bel et bien été enduré, nous en concluons que nous sommes le fautif, le coupable. Un petit enfant coupable, quelle idée, n’est-ce pas ? Or, nous culpabiliser veut dire nous en vouloir, mais encore et surtout nous haïr, nous détester, être dégoûtés de nous-mêmes. Nous ne pouvons pas simultanément aimer quelqu’un et nous en vouloir. Et notre besoin essentiel est l’amour dévoilé, aimer et nous sentir aimés. Le plein accueil d’une vraie douleur, de celle d’autrui comme de la sienne, est un acte d’amour.
Maintenant, évoquons ceux qui restent positionnés en faveur d’une certaine déresponsabilisation, de celle d’autrui comme de la leur, qui se comportent en conséquence de façon dommageable, envers autrui et, par voie de conséquence, tout autant envers eux-mêmes (ce qu’ils ignorent bien entendu). Ce sont des réactifs, parfois passifs mais toujours dangereux. Ceux-là n’ont pas pu non plus accueillir et libérer leurs vieilles douleurs, ni y avoir accès. Il est tout à fait possible de les comprendre, de les pardonner. N’y résistons pas, aussi parce qu’en réalité, à bien des égards, nous sommes aussi du nombre ! Que nous le voulions ou non, le comprenions ou non, dès lors que nous sommes dans la réaction, redisons-le, nous sommes malveillants, envers autrui et/ou envers nous-mêmes.
Toujours face à moi, d’autres ex-enfants, ceux-là devenus parents, m’ont dit le mal qu’ils avaient fait à leurs propres enfants. Ils ont eu pour s’exprimer tout l’espace nécessaire, mais je les ai surtout guidés vers leurs propres douleurs d’enfants. Ils n’ont plus seulement pleuré leurs peurs, leurs hontes ou leurs culpabilités, mais encore leur chagrin, leur tristesse, leur solitude, leur privation, leur non-amour, parfois jusqu’à leur impression de séparation. Il n’est personne à accuser, à laisser se fustiger, et d’autant moins quand il s’agit de l’aider, de l’inviter à retrouver l’amour et la lumière qui rayonnent en lui, derrière ses voiles, ses douleurs…
Une personne qui en accompagne une autre jusqu’à ses douleurs d’enfant, soigneusement laissées de côté, ne peut et ne doit évidemment pas être dans la réaction, sans quoi l’expérience libératrice n’aurait pas lieu. Elle entend (sans le moindre jugement) ce que l’ex-enfant a enduré et, pour lui, elle le restitue au besoin avec des mots utilement percutants. Elle le fait par bonté, loin des préoccupations morales. Elle n’a d’attention que pour la personne qu’elle aide et l’expérience se termine par une invasion d’amour (paix, joie, gratitude, appréciation) qui balayerait tout ressentiment résiduel, sans même que l’on en soit conscient.
Terminez votre lecture, non pas avec l’idée que vous auriez eu de « mauvais parents », mais avec l’assurance que vous pouvez avoir accès à vos vieilles douleurs, les accueillir enfin pleinement et donc les libérer. Nous avons tous eu les parents, la famille et les conditions de vie dont nous avions besoin. D’autant plus si vous m’avez lu suffisamment, peut-être savez-vous, quand des gens vous traitent durement, de façon incontestable, que le problème est, non pas la personne par exemple injuste, ingrate ou odieuse, ni toute circonstance éprouvante, mais un revécu douloureux.
En cas de réactivation émotionnelle, vous reconnaissez ce que vous fait vivre la personne ou la circonstance impliquée, et vous accueillez ensuite exclusivement la douleur ravivée. Vous avez relâché la réaction contre la personne incriminée, par exemple, et vous avez vécu une belle guérison. Et c’est cela que vous pouvez vivre à partir du vécu avec vos parents. Du reste, c’est aussi pour cela que vous avez eu besoin d’eux ! Maintenant, il se peut que vous ayez à vous faire aider. Demander de l’aide revient souvent à s’ouvrir à l’amour.
Peu importe ce que nous avons ou n’avons pas vécu jusque-là, puisque ce qui est passé est passé et que nous pouvons nous libérer du douloureux qui nous encombre encore. Importe beaucoup ce que nous vivons ici et maintenant, puisque cela colore ce que nous vivrons « demain ». « Demain », nous serons morts et nous pouvons être disposés à ne pas quitter le monde en y laissant du faux, du mal, de la haine, du chaos, de la cruauté, de la négativité. Plus nous allons nous défaire de nos vieilles douleurs, en consentant à les reconnaître, plus nous allons dévoiler la paix, l’amour, la lumière, y baigner, les rayonner, les propager. C’est en nous sachant paix, amour et lumière que nous les enseignons, que nous illuminons le monde… (À suivre)
• « Le but du processus de l’éveil consiste à te focaliser sur le sentiment d’amour qui est en toi. Il est la source d’où jaillit la vie. Il est simple et réalisable à tout moment. » (Riad Zein)
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