200 Le subir et ses implications (4-5)
Ces derniers mois, j’ai accordé une attention particulière au « subir », à la soumission, à « l’impression de subir » et au « subir inhibiteur », et j’ai utilisé une partie de mes notes pour rédiger les trois dernières chroniques. Par ailleurs, je m’étais bien antérieurement intéressé à « l’état d’attente », à nos attentes en général, et j’y suis revenu longuement, après le « subir », jusqu’à être comme émerveillé en découvrant le lien très étroit entre ces deux phénomènes psychiques. Cela a donné lieu à une cinquantaine de pages de notes sur le thème « subir / attente » et espérons que deux chroniques suffiront à en rendre compte.
Rappelons d’abord que nous ignorons longtemps notre blessure principale, que nous la minimisons ou même que nous n’y croirions pas, mais c’est cependant à partir du conditionnement dont elle est la manifestation que nous appréhendons toute notre existence. Nous ne pouvons pas être concernés par l’abandon, par exemple, sans attacher un intérêt conditionné à nous retrouver dans un groupe, y compris à vocation thérapeutique ou spirituelle. Nous sommes alors à la recherche d’une famille. Celui qui est concerné par la dévalorisation ne vivra pas ses activités professionnelles, par exemple, de la même façon qu’un « rejeté ».
Quant à la réalité conditionnée de ce que nous endurons au quotidien, à travers nos relations et toutes nos interactions dans le monde, il n’est pas évident de la reconnaître, d’y percevoir son origine, parce que cela « incriminerait » directement ce que nous avons éprouvé avec papa, maman et toute la famille. Même si nous nous en prenons à notre partenaire conjugal, représentant père ou mère, les ressentis douloureux dont « nous nous occupons » ne sont que la partie émergée de l’iceberg. À vrai dire, nous sommes peu en conscience avec ces ressentis, nous ne faisons qu’y réagir ; nous sommes et restons dans la réaction.
Et les « représentants » parentaux sont légion ! Si le système de santé représente pour nous la dimension maternelle, par exemple, nous n’allons pas de gaîté de cœur le remettre en question. Et si nous le faisons, ce sera encore de façon très limitée. Si les gens de pouvoir à tous les niveaux représentent pour nous la dimension paternelle, nous n’allons pas aisément pouvoir envisager que leur préoccupation première ne soit probablement pas le bien public (gros euphémisme). Le monde de la forme est dément par nature, il fera l’objet d’une prochaine chronique.
Ainsi, notre conditionnement familial nous a laissés à la fois avec l’impression de subir l’existence et avec un état d’attente dont nous sommes peu conscients. L’impression de subir les choses reste en nous indépendamment de nos récriminations, ainsi que l’état d’attente, au-delà de telle ou telle attente spécifique qui nous occupe l’esprit. Vous êtes-vous déjà arrêté sur le fait que vous soyez souvent avec une attente précise, sinon dans un certain état d’attente ? Et qu’en pourrait-il donc être de l’impression de subir les choses qui serait la vôtre à un certain degré, que vous ayez ou non des doléances à faire ? En tous cas, ce sont là deux points qu’il est particulièrement intéressant de considérer, et même essentiel. Ils constituent notre état de conscience général.
Si nous sommes peu conscients de l’état d’attente qui est le nôtre, au moins à l’arrière-plan, nous connaissons encore moins notre impression de subir toute notre existence. Ces deux phénomènes qui maintiennent tout notre conditionnement sont en effet des plus néfastes ou perturbateurs. Et ils ne nous quittent quasiment jamais. En revanche, nous n’en sommes plus la proie quand nous pouvons être dans la joie, nous sentir en paix et dans l’amour. Nous n’en avons besoin que pour souffrir, que pour maintenir nos limitations.
Quand nous commençons à identifier notre impression de subir et notre état d’attente, nous découvrons que les deux vont toujours de pair. Le constat peut être à la fois surprenant et très édifiant. On ne peut pas vraiment parler du subir sans parler de l’attente et réciproquement. Les deux synthétisent le fonctionnement de l’ego, la manifestation de notre conditionnement, l’ego lui-même. L’ego ne peut rien faire d’autre que subir et attendre, que résister et vouloir. Simultanément, nous « croyons » subir notre maladie et nous attendons sa guérison ; nous attendons l’attention d’autrui et nous « subissons » sa froideur ou son indifférence, voire pire. Nous subissons notre état d’attente, nos attentes envers autrui, et nous attendons pour ne plus subir.
Ainsi, le subir et l’attente s’amalgament : l’attente est subie et le subir comprend l’attente de sa fin. Or, il y a ce que l’on subit comme il y a ce que l’on attend, ces diverses choses qui retiennent toute l’attention, mais il y a aussi et surtout l’état de subir et l’état d’attente qui peuvent utilement être considérés de façon distincte. Nous pourrions, à un moment, penser subir une chose, à un autre une autre chose, ainsi que varier nos attentes, mais ce qui ne change pas sont l’impression de subir et l’état d’attente général.
Cela étant devenu une habitude, nous vivons ce que nous éprouvons comme si quelqu’un ou quelque chose était en train de nous le faire, de nous l’infliger (impression de subir), et nous attendons a minima que cela cesse, mais encore que le bon nous soit enfin offert, que nous y ayons enfin accès. S’il n’est certainement pas possible de relâcher une attente de façon délibérée et instantanée, dès lors qu’elle est reconnue, l’impression ponctuelle de subir peut être grandement entamée sur-le-champ. Ici et maintenant, il n’est rien ni personne qui nous fasse quoi que ce soit et nous restons bel et bien positionnés comme si nous subissions quelque chose ou quelqu’un. C’est un fonctionnement tout à fait ordinaire. Et dès lors, l’attente reste inévitable.
Sans l’impression de subir, au lieu de rester dans un état d’attente relativement inhibiteur, nous agirions beaucoup plus, de façon inspirée et fructueuse, et nous nous sentirions plus en joie quoi qu’il en soit. Au niveau comportemental, « subir » et « attendre » annoncent l’un et l’autre de la passivité généralement éprouvante. Les deux disent discrètement « je ne peux pas », « je ne dois pas », « je suis impuissant », « je suis désemparé », « je suis démuni » ou « je n’ai pas envie ». Sur le plan mental, le « subir » incrimine un agent extérieur et l’attente est l’expression de l’agent impliqué (soi-même).
Quand il s’agit d’une attente spécifique envers quelqu’un, celle-ci peut sembler être causée, soit directement par un manque âprement éprouvé, soit par l’impression du « réjouissant » perçu à l’extérieur (avec la projection associée). Si vous êtes réellement en peine, vous pouvez en faire une attente envers quelqu’un. Si vous projetez du bon sur quelqu’un, c’est bien sûr pour en faire une attente. Quand le subir se fait plus éprouvant, incite à réagir davantage, on trouve quelqu’un à incriminer, on dénonce l’injustice, la malédiction ou l’on s’en prend même à Dieu. Quiconque est fortement marqué par l’impression de subir sera tout désigné pour croire en l’envoûtement ou encore à diverses entités plus ou moins maléfiques.
Si vous accusez quelqu’un, vous dites en fait que vous le subissez. Si vous déplorez votre maladie ou toute autre contrariété, vous dites aussi que vous la subissez, que vous n’avez rien à y voir. L’impression de subir est révélée notamment par des expressions comme : « Je n’y peux rien ; ce n’est pas ma faute ; on ne me dit jamais rien ; c’est injuste ; c’est inadmissible… ». Non seulement la souffrance sous toutes ses formes renvoie à l’impression de subir, mais elle dit donc aussi une accusation implicite : « Tu vois ce que tu me fais ? Voyez ce que l’on me fait ! ». L’impression de subir est trompeuse, accusatrice et inhibitrice.
Ce qui nous semble nous être infligé, jusqu’à le subir en conséquence, est ce à quoi nous nous sommes attendus, sans pour autant en avoir été conscients. Toutes nos attentes ne sont pas réjouissantes. Que ne nous faisons-nous pas subir ! Nous nous attendons à l’adversité, nous l’attirant ainsi, et « sans vergogne », quand elle a répondu, nous la subissons. L’impression de subir est si habituelle et surtout si puissante que nous nous attendons même à vivre ou à avoir de quoi subir encore. Aussi séduisante qu’elle se prétende, toute attente cache de la peur et, parfois, cette peur est comme mise au grand jour : on s’attend au pire ! Et c’est précisément parce que l’on s’attend au pire, ce que signifie « avoir peur », que l’on cultive des attentes qui se veulent attrayantes, en apparence.
Le « subissement » inévitable de notre état d’attente est d’autant plus effroyable quand il s’agit de l’attente du pire. Toutefois, l’attente du pire et l’attente du meilleur ont en commun l’anticipation et la résistance à ce qui est ici et maintenant, pour avoir bien sûr jugé ce qui est. Notre état d’attente général mélange le pire et le meilleur, mais toute attente étant basée sur de la peur, l’état d’attente est nocif à 100 %. L’attente du pire est éprouvée au fond du « nid » et l’attente du meilleur au bord du « nid », mais dans les deux cas, on reste dans le nid. Toute attente est un piège.
Nous ne sommes généralement pas plus conscients de notre attente du pire que de notre état général d’attente du bon (lui-même sous-tendu par la peur). Le « subissement » donne chair en direct à la négativité et, par la peur qu’elle véhicule tout le temps, la peur étant créatrice, l’attente attire la négativité qu’elle était censée repousser ou démentir. Sur le plan psychique, le « subir » et « l’attendre » sont à la fois des états, des postures et des ressentis douloureux. On dit « être dans l’attente » ; on doit dire « être dans le subir ou le subissement », parce qu’un mot nous manque. C’est être avec l’impression de subir.
Avec le « subir », un auto-reproche est rappelé, entendu. Avec l’attente, il est bravé, ignoré ou illusoirement démenti. Le rappel et le démenti sont bien sûr relatifs et toujours trompeusement douloureux. L’impression de subir rappelle un auto-reproche en ce sens que le mental dit : « Si l’on me fait ceci, c’est que je suis cela ». Cette impression apostrophe donc le sentiment de culpabilité. Nous sommes positionnés comme si nous subissions, quoi que ce soit, quand un ressenti douloureux est alors ravivé, et positionnés en état d’attente quand une occasion présente semble propice à notre intérêt compensateur.
Si nous ne vivions pas tout malaise en y plaquant l’impression de le subir, comme infligé par un pouvoir extérieur, nous le verrions se dissiper rapidement. Quand vous vivez une contrariété, vous pourriez vous arrêter un moment et vous dire : « Mais cela ne m’est infligé par personne ! ». Si le mental ne le nie pas, vous sentirez un premier effet libérateur. Or, l’ego ou le mental ne peut pas renoncer à l’impression de subir, parce qu’il en a absolument besoin pour pouvoir accuser, réagir, ce qui est l’une de ses marottes. (Cessons de subir notre mental !) Et c’est alors qu’il ne sera plus question de renoncer aux attentes. Il n’y en aura plus ! Simplement, ouvrons-nous à cette possibilité.
Fonctionner à partir de l’impression de subir, c’est en quelque sorte s’attendre déjà au pire, mais en concevoir également l’attente du meilleur. On subit le monde que l’on projette (laid ou beau). Nous « utilisons » toute circonstance (réelle ou imaginaire) pour éprouver de la peur, de la honte, de la culpabilité (subir) ou du vouloir (désir, envie, espoir… de l’attente).
En dehors des instants (rares) d’éveil ou de présence totale, inexorablement, soit nous éprouvons l’impression (toujours fausse) de subir, soit nous cultivons un état d’attente (bien réel celui-là). Il est faux que nous subissons (rien ne nous étant infligé), mais il est vrai que nous attendons. Croire (faussement) n’est pas sans effets. Si je dis être dans l’attente, je suis effectivement dans l’attente. Si je dis subir, ça n’est vrai qu’en termes de ressenti car en réalité, je ne subis rien ou non pas ce que je crois subir. L’impression de subir est totalement indépendante des circonstances qui ne laissent aucun choix, d’autant plus que tout le monde ne les subit pas. Si vous me dites, par exemple, que vous subissez votre mauvaise vue, je vous dirai en souriant : « Libre à vous ! »
Nous ne subissons que notre conditionnement et à mesure que nous nous en détachons, nous vivons différemment les choses, incluant l’impact du monde sur nous-mêmes. Nous voyons aussi des attentes nous quitter. Si vous voulez découvrir votre propre impression de subir, mettez votre attention, non pas sur des circonstances qui servent votre doute, mais là où le doute n’est plus permis et où vous l’éprouvez tout de même. Le « il faut » est le meilleur mouchard de l’impression de subir, mais si l’on s’y dispose, on peut le piéger facilement : il n’est rien qu’il faille ou ne faille pas.
Vous pouvez travailler, parce qu’il le faut, selon vous, ou encore parce que vous préférez cette situation à celle où vous seriez sans le sou. L’énergie n’est pas la même dans les deux cas et dans le second, vous ne subissez pas. « Oh, il faut que je fasse mon ménage ! » Si telle n’est pas ta préférence, ne le fais pas, il ne faut rien ! L’envie te viendra demain. Parfois, le « il faut » sert d’excuse : « Il faut que je m’en aille maintenant ». Il ne veut pas vous dire que c’est juste sa préférence ! Le sait-il d’ailleurs lui-même ?
Au lieu de dire à un enfant qu’il faut qu’il écoute, pourquoi ne lui confieriez-vous pas que vous avez besoin qu’il vous écoute ? Ce pourrait être plus convaincant, plus motivant, même si beaucoup pourrait être dit sur ce « besoin ». Dire votre besoin à un enfant plutôt que lui donner un ordre, c’est faire l’économie d’une infliction et du transfert de l’impression de subir. On pourrait me dire « j’ai besoin que tu m’écoutes » ou « il faut que tu m’écoutes » et, indépendamment de ma réponse (je saurais faire), je peux dire que ma motivation serait différente d’un cas à l’autre. Bien sûr, l’art et la manière sont toujours impliqués.
Quand ils sont proclamés, les « je voudrais, ce serait bien ou j’aimerais bien » disent clairement notre état d’attente. L’impatience et certains agacements en sont d’autres révélateurs. Dès lors que vous vous savez pouvoir être dans le désir, l’envie, l’exigence, la revendication ou l’espoir, vous ne pourriez pas contester votre propre état d’attente. Ainsi, nous pourrions nous demander parfois, en souriant : « N’aurais-je rien de mieux à faire que d’être toujours dans le « subir » ou dans l’attente ? » Et si nous voyons vraiment que c’est bien là ce que nous faisons, tout est bien ! On ne soupçonne pas l’effet heureux de la reconnaissance et du seul fait de se dire (aussi souvent que possible) : « Ah, là, je suis avec le subir ! Ah, là, je suis dans l’attente ! ».
Que nous soyons dans le « subir » ou dans l’attente, nous proclamons à l’univers que nous sommes sans pouvoir, que le pouvoir est à l’extérieur de nous, que nous sommes donc dépendants d’un pouvoir extérieur. Les effets de cette proclamation sont néfastes. En pleine conscience, tiendrions-nous à affirmer que nous sommes sans pouvoir ? N’est-il pas doux de nous dire « Il n’est pas vrai que je suis sans pouvoir » ? À l’instant où nous remettons en question notre non-pouvoir, nous ne sommes ni dans l’attente, ni avec l’impression de subir. C’est un doux moment. Nous n’avons pas le pouvoir de contrôler autrui, le monde, mais nous avons celui de nous maîtriser, de choisir nos « réponses ». Et l’exercice de ce pouvoir-là transforme jusqu’à nos conditions de vie.
L’identification au corps favorise grandement l’impression de subir et l’identification à la personnalité historique inclut forcément l’attente. On « s’est fabriqué » un corps avant la personnalité. Le « subir » est le père de l’attente, donc plus envahissant ou entreprenant, d’autant plus que ses effets ou « créations » sont aussi à subir. Ne cherchons pas à éliminer notre état d’attente, ni même à le réduire, mais reconnaissons de plus en plus, de mieux en mieux notre impression de subir. Nous l’entamons ainsi et sans le subir, l’attente devient impossible.
Ce qui subit et ce qui attend n’est pas ce que nous sommes. Ce que nous sommes est ce qui reconnaît le « subisseur » et l’attendant, les deux constituant l’ego. L’impression de subir révèle plus spécifiquement le sentiment de culpabilité (sentiment irrationnel) et l’attente recouvre plus spécifiquement la peur. Un coupable a peur d’être puni : délaissé, humilié, accablé, ignoré ou privé, ce que l’attente est censée démentir.
Lorsque l’état réactionnel s’en mêle, en réponse à leur propre subir généralisé, certains sont prompts à faire subir le pire à autrui. En réponse à leurs propres attentes jamais satisfaites, certains sont enclins à tout refuser à autrui. Quand l’une de nos intentions manque de pureté, comment traitons-nous autrui ? Quelle valeur ou quel intérêt donnons-nous à certains de nos « non » ? Pouvons-nous reconnaître que, parfois, nous manquons de bonté ?
Or, selon notre blessure, nous pouvons avoir à la fois le souci très prononcé de ne jamais rien faire subir à personne et la tendance à satisfaire les attentes de tout le monde. Et cela explique du mal de vivre. Il est essentiel que nous soyons bons, aussi envers nous-mêmes, et nous ne le sommes pas si, en réponse à notre conditionnement, nous voulons épargner et satisfaire tout le monde. Plus ou moins inconsciemment et surtout à tort, vous pouvez vous vivre comme antipathique, quand il ne s’agit que de vous respecter, et comme encore inamical, quand il est juste que vous ne répondiez pas à certaines attentes.
Observez que le seul fait de subir fait mal, indépendamment de la chose subie, et qu’il en est de même pour le seul fait d’attendre, indépendamment de la chose attendue. Le « subir » et « l’attendre » sont aussi deux « douleurs ». Subir est avoir mal, selon une acception du terme, mais la seule impression de subir fait déjà mal. L’attente finit toujours par faire mal et d’autant plus lors des éventuels flops successifs. Ordinairement, on ne sait ou ne voit pas que subir et attendre font mal en eux-mêmes, parce que toute notre attention reste sur la chose subie ou attendue, bien que cette chose change d’un temps donné à l’autre. La « chose » est souvent une personne.
La douleur qu’est le « subir » peut être appelé le « subir inhibiteur » et celle qu’est l’attente peut être suffisamment bien nommée ainsi. Une attente qui ne serait pas douloureuse est en réalité une anticipation véritablement joyeuse. À l’idée de retrouvailles annoncées, par exemple, nous pouvons être en joie. En revanche, quand on se dit ou même dit que l’on est dans l’attente, on ne témoigne certainement pas d’un moment heureux, d’un moment de plein épanouissement. Quand vous êtes dans l’attente d’une réponse, par exemple, alors que vous y pensez sans cesse, vous ne faites probablement pas l’expérience de la sérénité. L’attente n’est pas joyeuse.
Au degré auquel nous pensons subir l’existence, nous pensons de même que les autres subissent la leur. Pour avoir mal en pensant à ce que des humains sont capables d’infliger à d’autres humains (que nous soyons ou non inclus), nous devons notamment établir que les derniers sont sans pouvoir, sans responsabilité, sans attente karmique. Seule une compassion infinie serait tout à fait appropriée ! Si la démence et la cruauté du monde justifiaient notre souffrance, nous devrions l’éprouver sans répit. En fait, si nous nous vivons nous-mêmes comme sans pouvoir, donc comme « subisseurs », c’est aussi ainsi que nous envisagerons tous ceux qui nous sont chers.
Avec à l’esprit les seuls « infligeurs » d’atrocités, quand je peux sentir la compassion, sachant qu’ils s’attireront eux-mêmes pire que leurs méfaits, je sens aussi une ouverture du cœur qui invite à la paix, à sa propagation… Nous ne pouvons pas nous réjouir de ce que les êtres humains s’attirent tous en réagissant comme ils réagissent, en faisant ce qu’ils font ! Et nous sommes aussi concernés. Avec à l’esprit les « infligeurs », la malfaisance, j’ai à cœur d’être libre de toute réaction, laquelle est toujours synonyme de malveillance. N’être qu’un piètre « infligeur » ne peut pas être une consolation !
Quand je me vois juger la malveillance extérieure, y réagir, je peux évaluer mon impression résiduelle de subir, la remettre en question, en me rappelant qu’elle n’a pas toujours la même intensité. Quand nous sommes en réaction contre quiconque, qu’est-ce que nous ne cherchons pas à lui faire subir, ne serait-ce que mentalement ? Nous n’avons pas à nier la malveillance extérieure, mais nous pouvons nous arrêter sur ce que nous en pensons, sachant que le problème s’y trouve, constitué de notre propre sentiment projeté de culpabilité.
L’impression de subir peut être telle que l’on peut endurer physiquement les effets d’un traitement qui n’a pourtant pas lieu. On raconte l’histoire d’un homme qui meurt de froid, fortuitement enfermé dans un container frigorifique, alors que celui-ci ne fonctionnait pas. Pour l’homme, le mental n’est pas toujours une bénédiction : un homme ne pouvait pas s’approcher d’un bouquet de roses sans éternuer, étant allergique à la fleur, et son « infligeur » d’un jour, ce qu’il apprit après coup, fut des roses artificielles. Une personne peut vous faire pousser des boutons, croyez-vous, mais ça n’est vrai que si vous « choisissez » de la subir. Et si vous ne la digérez pas, gare à votre estomac !
Pour le subir, on peut croire en un « infligeur » extérieur, mais s’agissant de l’attente, il serait difficile d’imaginer que quiconque nous demande d’attendre comme nous attendons. Nous sommes toujours notre propre « infligeur », en dépit de notre impression de subir le monde, et avec l’attente, cette réalité serait difficilement contestable. On subit, parce que l’on y croit ; on attend, parce qu’on le veut. On dit communément qu’un tel nous fait attendre, mais en réalité, ne l’attend que qui le veut bien, y compris en maugréant. Cette attente-là est en réalité une expérience directe de l’impression de subir.
Reconnue ou non, l’impression de subir peut être causée par le fait de ne pas décider, de laisser autrui décider pour soi, de se soumettre, de tolérer l’intolérable, de remettre les choses au lendemain, de ne pas faire certaines demandes, de ne pas oser, d’attendre inutilement, de ne tout bonnement rien faire. Et l’état d’attente est maintenu de la même façon. Le subir fait repousser et l’attente appeler ; le subir fait accuser et l’attente idéaliser ; le subir fait réagir et l’attente compenser ; le subir fait mal et au mieux, l’attente soulage. Le soulagement n’est pas la joie, ni même le plaisir.
Entre subir et attendre, nous n’avons aucune liberté, pas la moindre insouciance, mais ce n’est le piège que d’une entité historique, illusoire, tel le personnage d’un film. Nous ne sommes pas sur l’écran, puisque nous le voyons ! Pour subir le monde ou le convoiter (attente), il faut y être attaché et un attachement est par définition un manque de liberté. Par essence, nous sommes libres et pour éprouver le manque de liberté, nous utilisons l’attente et l’impression de subir.
Dans le monde, il y a du laid et du beau, sans nul doute, mais pour le subir ou le convoiter, il faut du penser, de la projection, de l’interprétation… Tout le monde ne subit et ne convoite pas les mêmes choses, mais tout le monde subit et convoite. Le monde n’est donc pas en cause. L’être humain qui sait qu’il est par nature maître de lui-même ou entièrement responsable de ce qu’il vit ne subit rien et n’attend rien. Pleinement ouvert à la vie, il est comblé, épanoui.
Ce que nous avons l’impression de subir ici et maintenant est passé, quoi que ce soit, et ce que nous attendons est forcément à venir, hypothétique. Le subir tient au passé et l’attente au futur. Nous ne pourrions pas contester que ce que nous attendons est à venir, sinon censé se produire ultérieurement, et bien que ce soit maintenant que nous subissons, c’est un éprouvé passé que nous perpétuons. Le seul malaise qui mérite toute notre attention est celui que nous éprouvons réellement ici et maintenant. Quand il est sensation (physique), le doute n’est plus !
Nous ne subissons pas le malaise physique qui surgit, nous subissons sa non-acceptation, la résistance à celui-ci ou le fait de vouloir l’ignorer, l’occulter, nous en débarrasser. Le subir résulte aussi de la résistance aux VIEILLES douleurs et l’attente d’un APRÈS réjouissant imaginaire. En fin de compte, nous subissons le manque de paix et d’amour, par exemple, alors que cela ne peut pas manquer, et nous sommes en attente de cette même paix et de ce même amour, alors que tout est déjà là. Nous ne subissons que notre conditionnement, personnel, collectif et ancestral, et nous attendons sans le savoir l’éveil, la désidentification d’avec ce que nous ne sommes pas.
L’attente est une réponse psychique à l’impression de subir : étymologiquement, nous l’avons déjà relevé, subir signifie « aller sous » et attendre signifie « tendre son esprit vers ». C’est dire que l’on se recroqueville, puis que l’on dresse ses antennes. Si la tête ne s’y oppose pas trop, aimons l’idée d’être libres du subir et de l’attente. L’un et l’autre incitent à dévorer les pensées. Et une façon possible de s’éloigner un peu et de belle manière du subir et de l’attente, c’est s’inviter à l’action, au mouvement, à l’expression, à une forme d’extériorisation. Les fruits de l’action juste sont toujours appréciés.
Ce que nous attendons en réalité (sans le nommer), c’est ce que nous ne sommes pas prêts à recevoir, par peur, honte ou culpabilité, aussi par manque d’expérience, et parce qu’à l’inverse, nous tenons encore à en déplorer le manque, donc à le subir. Si nous tenons à déplorer le manque, ce que nous pourrions contester, c’est pour pouvoir le dénoncer, pouvoir montrer ce qui nous est infligé ou pouvoir chercher à le démentir. On pourrait dire encore que nous cherchons à régler un compte !
Quand nous nous sentons relativement mal, comment sommes-nous avec le malaise lui-même ? Comment le traitons-nous ? Quelle est la qualité (éventuelle) d’attention que nous lui accordons ? « L’attention » que nous réservons à notre malaise ou peut-être à certains de nos malaises est très proche de celle qui était accordée aux besoins de l’enfant que nous avons été. Une réponse juste et sage au « subir » est, non pas une attente, ni une résignation, mais la conscience que nous ne sommes pas de ce monde, que nous ne sommes pas en danger. Sentons, tout de suite, que nous nous en remettons au Divin ! Ne Lui demandons pas d’être avec nous, Il l’est déjà et à jamais, mais disposons-nous à être avec Lui.
Quand nous nous sentons mal, non seulement nous ne dirigeons pas sur le malaise un regard bienveillant, ce qui serait faire mieux que le subir, mais il ne nous vient pas non plus de nous en remettre à « plus grand » que nous, à l’Amour ou à l’Intelligence infinie. En tant qu’enfants, nous avons pu faire l’expérience que nous en remettre à ceux qui avaient toute notre confiance n’était pas une option à renouveler. Nous aurions été échaudés ! Et quant à nous en remettre aujourd’hui au Divin… ? L’auto-invitation à préférer la paix et l’amour est efficace si elle n’est pas empreinte du vouloir. Le vouloir informe de la peur encore présente. Nous n’avons jamais rien à attendre de l’extérieur ; nous avons tout à libérer ; nous avons à nous en remettre à Dieu. Sentons la différence entre « subir » et « s’en remettre ».
En réponse au subir, il est fécond de s’en remettre et non plus de se mettre à attendre. L’abandon total (le fait de s’en remettre) est donc également le substitut salvateur à l’attente. Un pouvoir extérieur imaginaire est indispensable pour subir. L’emploi de son propre pouvoir est indispensable pour « s’en remettre ». Quand on reconnaît son propre pouvoir de s’en remettre, on s’en remet en effet, on se remet de tout ! Autrement dit, on s’en remet pour s’en remettre. Subir, c’est se soumettre. Pour se soumettre, il faut une autorité extérieure, même imaginaire. Pour s’en remettre, il faut faire appel à sa propre autorité. De votre propre autorité, vous pouvez aussi bien vous soumettre que vous en remettre, mais admettez que les effets ne soient pas les mêmes.
Du fait de notre propre histoire existentielle (blessures), enfants, nous avons enduré des circonstances qui ont pu cristalliser en nous l’état de subir et l’état d’attente. Ces deux états chroniques étayent notre conditionnement identificatoire. On ne peut pas dire que l’enfant ne subit pas le traitement qui lui est infligé, ni évaluer l’intensité de son « subir inhibiteur ». Parfois, il est fort utile de se dire qu’enfants, nous n’avons pas subi ce que nous avons subi, parce que nous étions …, mais tout simplement parce que notre entourage a laissé faire, que c’est donc davantage celui-ci que nous avons subi.
Savoir au besoin que notre entourage a laissé faire ce qu’enfants, nous avons enduré nous permet enfin, non pas de pointer des coupables, mais de nous innocenter. Inconsciemment et à tort, nous nous sommes crus coupables. Délaisser l’impression de subir n’implique pas que l’on plaque une normalité sur un traitement qui nous est réservé, ni l’idée qu’il faudrait se laisser faire. Délaisser l’impression de subir est surtout délaisser les croyances et conclusions associées : « Puisque je subis cela, c’est que je suis … (inintéressant, incapable, exécrable, idiot, dérangeant, indigne, honteux, coupable…). « Tu as eu de bons parents, OK, et quel enfant étais-tu ? Ne garderais-tu pas un sentiment irrationnel d’indignité, de culpabilité, voire une profonde honte ? N’entends qu’une seule chose : tu es enfant de Dieu ! » (À suivre)
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